Cicéron rapporte qu’au tyran Léon de Phlionte lui demandant quel genre d’homme il était, Pythagore de Samos répondit qu’il existait trois types d’homme : ceux qui aiment la gloire, ceux qui aiment l’argent, et ceux qui aiment la sagesse. Lui-même appartenait à ce denier type, il était donc un philosophe. Au XXe siècle, le père Serge Boulgakov ne trouvera rien à redire à la tripartition de Pythagore, mais rajoutera que la Sagesse n’est autre que le Dieu trinitaire.
John Milbank, meneur du mouvement Radical Orthodoxy, affirme que le plus grand théologien du XXe siècle est le père Serge Boulgakov. Ce dernier ne se destinait pourtant pas à la théologie et ne se fit prêtre qu’après une jeunesse mouvementée passée dans les milieux intellectuels en ébullition de la Russie prérévolutionnaire.
La première vie de Boulgakov
Boulgakov est né le 16 juin 1871 à Livny en Russie centrale, dans une famille consacrée au sacerdoce depuis six générations, c’est-à-dire depuis le règne d’Ivan le Terrible. Le père Serge ne fut jamais prolixe sur son enfance, il revint cependant dessus dans quelques feuillets en 1938. Il y décrit la petite église lumineuse et fraternelle de son enfance et ses visiteurs si pittoresques qu’on les croirait sortis d’un roman, mais il livre aussi des souvenirs plus sombres : son père pope qui a perdu la foi, les cris de sa mère la nuit après la mort de deux de ses jeunes frères, sa famille totalement ravagée par l’alcoolisme, le conservatisme borné et la misère spirituelle du séminaire où il reçoit sa prime éducation. Si le père Serge se livre ainsi, c’est pour expliquer pourquoi, alors jeune homme brillant, il s’éloigne de la foi de ses pères et commence à fréquenter l’intelligentsia radicale, motivé par le souci de « sauver la patrie de la tyrannie tsariste ». Il commence par étudier le droit en 1890 à l’Université de Moscou. Il y devient un fin connaisseur du marxisme et publie en 1897 un livre remarqué, Les marchés dans la production capitaliste, qui lui permet d’intégrer le cercle intime de Lénine.
Pourtant, c’est à ce moment, où sa vocation d’intellectuel marxiste semble tracée, que Boulgakov commence à douter. Ses recherches pour sa thèse de doctorat, intitulée Capitalisme et agriculture, le poussent à remettre en cause la pertinence scientifique du matérialisme dialectique. Ces critiques sont suffisamment graves pour pousser Lénine à lui répondre : il admet le bien-fondé de sa critique, mais l’accuse de faire le jeu de la bourgeoisie. Une série d’expériences spirituelles extrêmement intenses achève de faire rompre Boulgakov avec le bolchevisme et lui fait renouer avec la foi orthodoxe. Il se passionne pour l’œuvre de Vladimir Soloviev (avec laquelle il entretient cependant un rapport critique) et se lie d’amitié avec Tolstoï, Nicolas Berdiaev et Paul Florensky. Il soutient les manifestations de 1905 et est élu député tendance socialiste-chrétienne à la Douma, tout en continuant sa tâche d’intellectuel critique.
La révolution d’octobre 1917 assombrit cependant sa vie. Qu’il ait toujours critiqué le régime tsariste n’empêche pas Boulgakov d’être visé personnellement par Lénine qui ne lui pardonne pas sa conversion et qui le considère comme « l’un des pires intellectuels bourgeois ». Pourtant, c’est durant cette persécution qu’il décide de recevoir l’ordination et de devenir le père Serge.
Boulgakov est finalement arrêté en 1922 sur ordre direct de Lénine, et expulsé de Russie via l’un des fameux Bateaux des philosophes. Il arrive à Paris où il fonde avec d’autres exilés l’Institut Saint-Serge, qui est encore aujourd’hui le principal centre de théologie orthodoxe en Europe de l’ouest. C’est entre ses murs qu’il élabore sa théologie de la Sagesse divine : la sophiologie.
La Sagesse de Dieu dans la tradition de l’Église russe
Boulgakov considère que le développement de la doctrine chrétienne (pour reprendre l’expression de John Henri Newman) ne se fait pas de manière linéaire et purement intellectuelle. Les traditions liturgiques, iconographiques et même architecturales de l’Église peuvent souvent exprimer des intuitions fondamentales et fondatrices bien longtemps avant que les théologiens de profession ne s’en emparent. Il remarque que c’est particulièrement le cas au sujet du thème de la Sagesse divine qui n’a jamais vraiment connu de développements théologiques alors qu’il appartient à la tradition de l’Église russe depuis des siècles : de nombreuses églises sont consacrées à Sainte-Sophie, il existe des prières liturgiques adressées à la Sagesse divine, ainsi que des icônes représentant la Sophia.
Cette tradition iconographique va fasciner Boulgakov. La figure angélique au centre y représente à ses yeux la Sophia non comme un attribut divin, mais bien comme une manifestation de la vie divine elle-même. Si la tradition byzantine a assimilé la Sagesse divine à la deuxième hypostase (le Logos), ce n’est donc selon lui pas le cas de la tradition russe qui a considéré que la Sophia est en rapport avec toute la Trinité.
La sophiologie
Le père Serge estime que Dieu a créé le monde pour s’y incarner. L’Incarnation n’est pas imposée au monde comme une chose purement extérieure à lui, mais est au contraire la pleine réalisation de sa vocation. Cela implique une certaine relation de participation entre Dieu et le monde que Boulgakov va chercher à expliciter. Il estime que la caractérisation de Dieu comme ousia (que le français traduit par « substance ») en trois hypostases dans le texte grec du Credo peut être approfondie : l’ousia se révèle comme Sophia incréée. La Sagesse n’est donc pas un attribut divin, et encore moins une quatrième hypostase, mais la manifestation de la vie trinitaire elle-même. C’est la Sophia incréée qui accomplit la création par le Logos, puisqu’elle est chacune des trois hypostases. Dieu crée ainsi le monde non pas tel un mécanicien ou un programmeur, mais tel un artiste donnant peu à peu corps à sa vision. L’univers est une icône que Dieu est encore en train de peindre. Et comme tout grand artiste, il transmet quelque chose de lui-même dans son œuvre (Dante ne disait-il pas que la création est l’art de Dieu ?). Le cosmos est par conséquent lui-même théophanique et entretient avec la Sophia incréée la même relation de l’image à son archétype : l’univers se révèle donc comme Sophia créée.
Les deux Sophia sont cependant en tension l’une avec l’autre : les énergies de la Sophia incréée tendent à déifier la Sophia créée. Cette déification ne s’accomplit pas par imposition autoritaire, mais par une participation librement consentie, ce qui implique son historicité. Le père Serge ne défend donc bien évidemment pas un panthéisme identifiant Dieu et le monde, mais un panenthéisme (« tout est en Dieu ») où le monde communie peu à peu avec Dieu jusqu’à ce que Dieu soit « tout en tous » (1 Co 15.28). Durant cette creatio continua, le mal demeure une possibilité parasitaire dans la liberté de la créature. Mais aussi terrible soit-il, il est voué à être vaincu. Dans cette lutte, l’humanité, en tant que gardienne de la Création, a un rôle fondamental à jouer et participe à la réalisation eschatologique du monde en Dieu en suivant la voie du Christ
Le concile de Chalcédoine (451) a défini le Christ comme union des deux natures, divine et humaine, en une hypostase : Jésus de Nazareth. Si la nature divine provient spécifiquement du Logos, il est traditionnel de considérer que c’est bien toute la Trinité qui participe à l’Incarnation. De plus, il est tout aussi traditionnel de voir dans Marie l’origine de la nature humaine du Christ. Le père Serge estime que l’union hypostatique des deux natures (pour reprendre la formule canonique de saint Cyrille d’Alexandrie) réalise par elle-même la communion eschatologique des deux Sophia. Cette christologie s’accompagne d’un développement mariologique : si, en Christ, la nature divine, provenant du Logos, manifeste la Sophia incréée, alors la nature humaine provenant de Marie manifeste la Sophia créée. Boulgakov considère donc que Marie accomplit la vocation du monde à la déification, et conçoit ensemble la Mère de Dieu et la Sophia créée comme féminines et maternelles, mais également telluriques et nourricières (ce qui renvoie à la « terre humide » du folklore russe).
L’œcuménisme du père Serge, où l’universalité sans l’universalisme
Si le père Serge considère l’État moderne comme une réalité irréductiblement satanique dont il faut préserver l’Église des influences corruptrices, il est en revanche un fervent promoteur du rapprochement des Églises orthodoxe, catholique et protestante. Les divisions de l’Église universelle sont pour lui autant de plaies dans le corps mystique du Christ qu’il faut soigner. L’universalité de l’Église n’exige cependant aucune uniformité et accueille sans souci les spécificités locales sur le plan liturgique, canonique, et folklorique (mais non dogmatique). L’unité de l’Église s’exprime pour Boulgakov dans l’hospitalité eucharistique. Il conçoit le sacrement eucharistique comme une réactualisation de la communion des deux Sophia réalisée par l’Incarnation. L’eucharistie est donc participation au corps mystique du Christ, c’est-à-dire à l’Église universelle. Le père Serge fait donc du principe de l’intercommunion la finalité que doit viser à terme le dialogue œcuménique. Il s’est ainsi prononcé en 1935 pour une hospitalité eucharistique mutuelle dans le cadre d’une communauté mixte anglicans/orthodoxes qu’il a contribué à fonder : la Fellowship saint Alban and saint Sergius.
L’accusation d’hérésie et les dernières années
La grande originalité spéculative du père Serge lui vaudra certaines accusations d’hérésie. Il reçoit cependant des soutiens importants : Berdiaev, l’ami de toujours, plusieurs de ses collègues, ainsi que ses disciples (qui sont pour certains d’entre eux aujourd’hui des saints reconnus). Finalement, ses supérieurs innocentent en 1937 Boulgakov de l’accusation d’hérésie (tout en émettant de sérieuses réserves sur certains aspects de sa pensée). Le père Serge sort cependant vieilli et usé de ces polémiques qu’il juge stériles. Devenu quasi-muet, il ne peut durant les années d’occupation qu’apporter un soutien spirituel total à ses disciples qui rentrent en résistance contre le nazisme. Il s’éteint finalement en 1944.
On constate qu’un thème majeur de la sophiologie de Boulgakov (que nous n’avons ici qu’à peine esquissée) est celui de l’inachèvement : inachèvement de l’Église, de la mission de l’humanité, et finalement de l’univers lui-même. Contre tous ceux qui depuis Hegel sont obsédés par une fin prochaine de l’histoire, le père Serge affirme que l’histoire ne fait que commencer. Boulgakov a toujours considéré que le matérialisme n’était qu’une mode, et que, comme toutes les modes, qu’elles durent six mois ou deux siècles, elle finirait un jour par passer. Il disait à ses disciples de se préparer pour ce jour où il faudra alors transmettre à nouveau les trésors spirituels de la Tradition.