Que recoupe le vocable problématique de « postmoderne » ? S’il trouve sa source en architecture, son sens s’est rapidement élargi à la philosophie. Le postmoderne désignerait ce qui vient après le moderne, ce qui atteste la fin des grands récits hérités des Lumières. Mais finalement, le postmoderne est-il à la hauteur de ses ambitions ? Ne reste-il pas prisonnier des schémas de pensée de la modernité qu’il prétend révoquer ?
La notion de « postmoderne » ou de « postmodernisme » fait l’objet d’un malentendu. Pour le sens commun, le postmoderne serait une sorte de moderne intensifié, il reprendrait les propositions du moderne en les poussant à son paroxysme. En cela, le postmoderne serait pire que le moderne. Le préfixe « post » signifierait également que le postmoderne viendrait après le moderne. Or, pour François Lyotard qui a popularisé le terme en France à travers deux ouvrages – La condition postmoderne (1979) et Le postmoderne expliqué aux enfants (1986) – « il fait assurément partie du moderne ». À ses yeux, le postmoderne est un « moment du moderne ». Il est une réaction moderne contre le moderne.
Cela signifie-t-il que le concept même de postmoderne doive être abandonné ou réduit à une modalité de la modernité ? En tant que « moment du moderne » le postmoderne est-il seulement la condition de possibilité du renouveau de la modernité artistique ? Lyotard rappelle : Cézanne réagit contre les impressionnistes, Picasso réagit contre Cézanne, Duchamp contre Picasso. Chacun serait donc le postmoderne de l’autre. « Une œuvre ne peut être moderne que si elle est d’abord postmoderne. Le postmodernisme ainsi entendu n’est pas le modernisme à sa fin, mais à l’état naissant, et cet état est constant », affirme Lyotard dans Le postmoderne expliqué aux enfants.
De son côté, Antoine Compagnon explique dans Les cinq paradoxes de la modernité (1990) que le terme de postmodernisme a été pour la première fois utilisé en architecture pour désigner une tentative de dépassement du fonctionnalisme, mouvement artistique représenté principalement par Le Corbusier, Mies van der Rohe et Frank Lloyd Wright. Alors que le fonctionnalisme était porté par un rationalisme et un messianisme –, le travail de Le Corbusier est structuré autour d’un véritable projet de société – le postmodernisme entend renouer avec certaines formes du passé en se les réappropriant quitte à le faire sous la forme du pastiche ou de la parodie. Compagnon voit dans le postmodernisme un « syncrétisme », une « maison de tolérance » qui n’hésite pas à mélanger les styles et qui renonce à faire du « Progrès » son moteur principal. « La postmodernité propose une manière différente de penser les rapports entre la tradition et l’innovation, l’imitation et l’originalité », explique le professeur au Collège de France.
D’où vient cette défiance du postmoderne pour la notion de progrès ? Selon Lyotard, il correspondrait au deuil de la promesse moderne de l’émancipation universelle. L’avènement du postmoderne coïncide avec la mort des grands récits et implique une crise de la légitimité. « Nous pouvons observer et établir une sorte de déclin dans la confiance que les Occidentaux des deux derniers siècles plaçaient dans le principe du progrès général de l’humanité. Cette idée d’un progrès possible, probable ou nécessaire, s’enracinait dans la certitude que le développement des arts, des technologies, de la connaissance et des libertés serait profitable à l’humanité dans son ensemble », écrit-il dans Le postmoderne expliqué aux enfants. Et de continuer : « Après ces deux derniers siècles, nous sommes devenus plus attentifs aux signes qui indiquent un mouvement contraire. Ni le libéralisme, économique ou politique, ni les divers marxismes ne sortent de ces deux siècles sanglants sans encourir l’accusation de crime contre l’humanité. »
Le postmoderne : « l’idéologie de la fin des idéologies »
La Seconde Guerre mondiale marque donc un coup d’arrêt pour les différentes formes de rationalisme historique. Le postmoderne invalide le récit chrétien de la rédemption, le récit des Lumières de l’émancipation par la raison et de l’égalité entre les hommes, le récit marxiste de l’émancipation de l’exploitation et de l’aliénation par la socialisation du travail mais également le récit capitaliste de l’émancipation de la pauvreté par le développement techno-industriel. Pour le postmoderne, l’avenir n’est plus radieux, l’Histoire n’est plus linéaire et les grandes idéologies sont frappées du sceau du soupçon. Le progrès lui-même qui devait être le moyen par excellence de la libération de l’homme par l’homme épouse désormais les traits du golem. « Le développement des technosciences est devenu un moyen d’accroître le malaise, et non de l’apaiser. Nous ne pouvons plus appeler progrès ce développement. Il paraît se poursuivre de lui-même, par une force, une motricité autonome, indépendante de nous. Il ne répond pas aux demandes issues des besoins de l’homme. Au contraire, les entités humaines, individuelles ou sociales, paraissent toujours déstabilisées par les résultats du développement et leurs conséquences », souligne Lyotard.
Doit-on dès lors penser le postmoderne comme une notion indépendante du moderne ? Comme une rupture significative qui le jetterait en dehors du moderne ? En d’autres termes, le postmoderne marque-t-il la fin de cinq siècles de modernité philosophique ? Pour Compagnon, il n’en est rien. Le postmoderne tombe malgré lui dans le piège du moderne. « Il y a un paradoxe du postmoderne, qui prétend en finir avec le moderne et qui, rompant avec lui, reproduit l’opération moderne par excellence : la rupture », écrit-il dans Les cinq paradoxes de la modernité. Le postmoderne ne parvient pas à s’arracher à la conception linéaire de l’Histoire issue du moderne. En voulant se positionner comme un temps postérieur au moderne, le postmoderne ne fait que fonctionner selon les catégories du moderne. Compagnon s’appuie sur les analyses du philosophe italien Gianni Vattimo : « Affirmer en effet que nous nous situons à un moment postérieur à la modernité, et conférer à ce fait une signification en quelque sorte décisive, présuppose l’acceptation de ce qui caractérise le plus spécifiquement le point de vue même de la modernité, à savoir l’idée d’histoire et ses corollaires : les notions de progrès et de dépassement. »
En dernière instance, le postmoderne demeure bien « un moment du moderne » ou comme le dit Compagnon le « dernier avatar de la modernité ». Le postmoderne, malgré ses prétentions artistiques ou philosophiques, ne parvient pas à se soustraire au mode de pensée propre à la modernité : il ne rompt pas avec l’illusion historique et peut être considéré selon le mot de Compagnon comme « l’idéologie de la fin des idéologies ».