Gauthier Pierozak étudie le symbolisme du Graal, et le symbolisme chrétien en général, depuis plus de 25 ans. Il a récemment participé à la publication d’un recueil de textes inédits de Guénon et a dirigé l’indexation de son œuvre sur l’excellent site index-rene-guenon. Il se lance aujourd’hui dans un nouveau projet, celui de la restauration de l’œuvre inédite de Louis Charbonneau-Lassay.
PHILITT : Pouvez-vous nous présenter brièvement la vie de Louis Charbonneau-Lassay, son milieu, son parcours ?
Gauthier Pierozak : Louis Charbonneau-Lassay (1871-1946) était un érudit loudunais qui fut poussé très jeune par son entourage à l’approfondissement de la foi chrétienne, et il décida à l’âge de quatorze ans d’entrer comme postulant à la congrégation des Frères de Saint-Gabriel, en Vendée, où il enseigna d’ailleurs pendant dix ans jusqu’en 1903. Cette année-là, en vertu d’une loi entrée en vigueur sur les congrégations soumises à l’autorisation parlementaire, la congrégation des Frères de Saint-Gabriel fut dissoute et Charbonneau décida de retourner à l’état laïc.
J’ai dit que Charbonneau était un érudit chrétien mais il était aussi un archéologue renommé ! Déjà, alors qu’il faisait encore partie de l’ordre de Saint-Gabriel, il demandait souvent l’autorisation de pouvoir assister à des recherches archéologiques locales, il explorait des souterrains anciens, il effectuait des fouilles sous des dolmens et collectionnait toutes sortes d’objets antiques qu’il trouvait lors de ses recherches : objets préhistoriques, vieilles armes, pierres sculptées, pièces de monnaie, statues, poteries, etc. Il commença à publier dès 1903 dans des revues telles que la Revue du Bas-Poitou, une revue d’archéologie locale, et devint très vite reconnu pour ses recherches. Dans les années 1920, une nouvelle revue fut créée à l’initiative du père Anizan, la revue Regnabit, portant sur tout ce qui concerne le Sacré-Cœur de Jésus : non seulement sa doctrine et tout ce qui relève de la spiritualité, mais aussi les éléments archéologiques étant associés à ce culte. Charbonneau-Lassay y fournit des articles tous les mois pendant plusieurs années sur l’archéologie du Sacré-Cœur, tout ce qu’il avait pu trouver dans des églises, sur des pièces de monnaies, sur des sceaux anciens, etc., et il fut ainsi capable de recréer en quelque sorte une histoire de la dévotion au cœur et aux plaies du Christ en France et à l’étranger. Selon le commun accord à l’époque, la dévotion au Sacré-Cœur était considéré comme une pratique assez récente suite aux visions de sainte Marguerite-Marie Alacoque, à la fin du XVIIe siècle, mais Charbonneau démontra que cette dévotion au cœur du Christ était bien plus ancienne. En 1925, le cardinal Dubois lui suggéra de mettre à profit toutes ses recherches et connaissances et de rédiger un ouvrage, à la fois archéologique et dévotionnel, sur l’emblématique du Christ. Il avait comme projet de rédiger plusieurs ouvrages avec des thèmes spécifiques, et le premier qui sortit dans les années 40 fut le Bestiaire du Christ. Sur le modèle des bestiaires moyenâgeux, il présentait des centaines d’animaux qui symbolisent le Christ. C’est un ouvrage absolument fascinant pour moi, une véritable œuvre d’art par certains côtés.
Charbonneau-Lassay contribua donc à la revue Regnabit de 1922 à 1929, alors qu’y officiait un certain René Guénon. Ce dernier écrivit d’ailleurs dans une lettre à Frithjof Schuon : « Il n’y a rien d’intéressant dans Regnabit en dehors de mes articles et de ceux de Charbonneau-Lassay. » Quelles relations doctrinales et personnelles entretinrent les deux hommes ?
Guénon était originaire de Blois, Loudun n’est pas très éloigné. Guénon retournait à Blois tous les étés en vacances, pour visiter son domicile familial mais aussi la famille de son épouse qui était de cette région. Au travers de Regnabit, il se lia d’amitié avec Charbonneau-Lassay, probablement à cause de leur intérêt commun pour le symbolisme, et ils se rencontrèrent d’ailleurs en personne. Ce que j’ai remarqué en lisant la correspondance entre Guénon et Charbonneau-Lassay (disponible sur le site du CESNUR), c’est que les deux hommes échangeaient énormément d’informations sur les sujets qui les passionnaient ; Charbonneau-Lassay appréciait énormément tout l’aspect doctrinal et métaphysique que Guénon pouvait lui apporter sur certains symboles chrétiens, et, en échange, Guénon appréciait beaucoup toutes les connaissances historiques et même les découvertes d’emblèmes que Charbonneau-Lassay lui rapportait. D’ailleurs, dans le Bestiaire du Christ, Guénon est cité comme une référence. À très peu de reprises, toutefois, parce que malheureusement ce dernier n’était pas très bien vu dans le milieu catholique. Guénon, avant d’avoir été censuré par Regnabit en 1927, publia d’ailleurs dans cette revue certains de ses articles les plus intéressants, à mon avis, sur la doctrine du cœur qu’il associe à d’autres symboles traditionnels cruciaux comme le Graal, le Centre du Monde, etc. Les deux hommes restèrent toutefois très amis et ils continuèrent à correspondre jusqu’à la mort de Charbonneau-Lassay en 1946. Guénon l’aida d’ailleurs à publier son Bestiaire du Christ, en il lui fournissant des contacts dans le milieu de l’édition, et des noms de souscripteurs potentiels parmi ses propres amis et correspondants. Il fut intéressé par la transmission de l’œuvre de Charbonneau jusqu’à ses derniers jours.
Louis Charbonneau-Lassay a amassé pour son magistral ouvrage, Le Bestiaire du Christ, quantité de documents dont beaucoup ont été perdu dans un incendie en Belgique. Par ailleurs, il est mort avant d’avoir achevé son œuvre dont le Bestiaire n’était censé être qu’un tome. Que reste-t-il de son œuvre écrite et documentaire ? Pouvez-vous nous parler de votre projet de restauration de son œuvre ?
Charbonneau-Lassay avait terminé le manuscrit de son Bestiaire dès 1934, mais il eut énormément de mal à le faire publier. C’était un ouvrage magistral : plus de 1000 pages avec plus de 1000 gravures sur bois au canif par l’auteur. Du fait de son contenu et format assez uniques, les éditeurs voulaient en faire un tirage limité de luxe car ils considéraient qu’il se destinait à un public restreint. Il n’en reste pas moins que c’est un ouvrage qui se place dans la plus stricte orthodoxie catholique. L’auteur n’y parle pas d’ésotérisme. Du fait d’une série de délais, le livre ne fut imprimé que six années plus tard pendant l’occupation allemande. Mais le Bestiaire devait faire partie d’une série d’autres ouvrages thématiques: il devait y avoir aussi un Floraire du Christ, qui traitait des arbres et végétaux qui symbolisaient le Christ, un Lapidaire du Christ, concernant les pierres pouvant symboliser le Christ selon leurs couleurs, leurs formes et propriétés, et puis il y aurait eu aussi un ouvrage consacré aux emblèmes géométriques, aux phénomènes du ciel, aux signes graphiques, aux personnages mythologiques qui ont été regardés comme des figures du Christ, etc. Aucun de ces ouvrages ne fut terminé, bien qu’une grande quantité de notes aient été accumulées par l’auteur.
À la fin de l’année 1934, alors qu’il venait de terminer la rédaction du Bestiaire du Christ, Charbonneau prit connaissance d’une étude scientifique par un certain Docteur Barbet, qui avait publié un travail sur les cinq plaies du Christ inspiré par ses recherches scientifique sur le suaire de Turin. Ce médecin avait fait des études sur des cadavres – il en avait même crucifiés – et avait ainsi pu montrer que la position des blessures visibles sur le Saint-Suaire de Turin apportait la preuve indubitable que c’était bien le Christ qui avait été crucifié. Le Saint-Suaire de Turin avait clairement impressionné Charbonneau-Lassay, et la lecture de cet ouvrage bouleversa tous ses projets : il arrêta de travailler sur le Floraire et sur le Lapidaire du Christ, et commença un nouvel ouvrage sur les blessures du Christ qui devait s’appeler le Vulnéraire du Christ. « Vulnéraire » vient du latin vulnerarius, « relatif aux blessures ». Ce qui est intéressant c’est qu’il tenait beaucoup Guénon au courant de ses recherches à ce sujet dans sa correspondance au Caire.
Quand la revue Regnabit cessa de paraître en 1929, Charbonneau-Lassay reprit le flambeau et créa une autre revue qui s’appelait Le Rayonnement intellectuel, une revue à tirage très limité dans laquelle il continua à publier des articles sur les plaies du Christ, contenant des informations assez peu connues, voire complètement oubliées. Il termina son manuscrit du Vulnéraire en 1946, quelques mois avant son décès : il mourut avant d’avoir pu le publier. Après sa mort, un notaire fit un inventaire de toutes les archives et de tous les objets qui se trouvaient chez Charbonneau-Lassay. Toute la collection archéologique, ses livres, ses manuscrits non publiés furent partagés entre les ayants-droits de Charbonneau et à la ville de Loudun, qui put ainsi créer un Musée Charbonneau-Lassay. Quant aux vieilles archives et notes de travail accumulées par l’auteur pour la réalisation de ses ouvrages, elles furent données à un ami proche de Charbonneau-Lassay, qui était aussi un ami de Guénon, et qui s’était donné pour objectif d’essayer de republier le Bestiaire, dont la majorité des exemplaires avait été malheureusement détruits durant un bombardement en Belgique en 1943, et aussi de reconstituer le Lapidaire et le Floraire. Malheureusement, la santé de cet ami ne lui permit pas de terminer son projet. Ces archives sont passées ensuite à d’autres personnes, avec toujours comme objectif un jour de reconstituer l’œuvre non terminée de Charbonneau. Quant au manuscrit du Vulnéraire, il était resté entre les mains des ayants-droits de Charbonneau-Lassay : ils essayèrent de le publier dans les années 50, et l’envoyèrent à quelques maisons d’éditions mais personne ne semblait intéressé. Dans les années 60, une personne censée représenter un éditeur se présenta et promit de les aider à publier l’ouvrage. On lui confia le manuscrit du Vulnéraire qui ne fut jamais rendu. Depuis, le manuscrit du Vulnéraire du Christ a disparu. Le mystère reste d’ailleurs entier à ce sujet.
Il y a des lettres de Guénon, après le décès de Charbonneau-Lassay, qui montrent qu’il était au courant des archives que ce dernier avait laissées, et il tenait à ce qu’elles soient conservées. Il est fait mention d’une cinquantaine de milliers de fiches et notes, qui avaient servi à réaliser le Bestiaire du Christ, ainsi que les notes préparatoires du Lapidaire, du Floraire et du Vulnéraire… Il y a quelques années, je me suis pris d’intérêt pour le Bestiaire du Christ dont la lecture m’avait époustouflé ; j’ai acquis un exemplaire original qui avait survécu au bombardement de 1943, j’ai commencé à collectionner les revues Regnabit, Le Rayonnement Intellectuel, et puis à étudier tous ces articles que Charbonneau avait publié sur les blessures du Christ ; j’ai eu aussi l’honneur d’avoir accès à la correspondance de Charbonneau-Lassay et Guénon, qui se trouve conservée au Caire, par le biais de la famille de Guénon qui m’a fait le grand honneur de me la confier pour une courte période. Dans ces lettres, j’ai trouvé une description de la table des matières du Vulnéraire du Christ. Je me suis alors donné l’objectif un peu fou de reconstituer ce Vulnéraire en utilisant ce qui avait déjà été publié du vivant de Charbonneau dans différentes revues. J’ai vite réalisé que je pouvais mettre en forme un volume assez complet en me guidant avec le contenu des lettres que Charbonneau avait envoyées à Guénon.
J’ai travaillé sur ce projet pendant plusieurs années, portant un soin particulier à bien mettre en valeur les anciennes gravures de Charbonneau. J’ai parlé de ce projet de reconstitution à plusieurs amis, qui s’intéressaient aussi à Charbonneau-Lassay, et certains d’entre eux connaissaient les possesseurs actuels des archives. C’est ainsi que j’ai été mis en contact avec ces personnes qui m’ont parlé de l’histoire de ces archives, et qui m’en ont donné un inventaire assez détaillé. Il s’y trouve bien un petit opuscule manuscrit de quelques pages contenant des notes sur le Saint-Suaire de Turin, qui m’a permis de confirmer que Charbonneau s’intéressait à ce linceul sacré, où seraient imprimées naturellement l’emplacement des plaies du Christ. Et puis, il y a quelques mois, ils m’ont offert de me vendre ces archives, mais à un prix qui dépassait mes moyens. J’ai donc réfléchi à lancer un projet de financement participatif qui me permettrait d’utiliser le Vulnéraire que j’ai reconstitué en contrepartie de dons de mécènes. J’ai lancé ce projet il y a environ deux semaines. J’ai été surpris de l’accueil favorable qu’il a reçu de toutes parts, et on a pu d’ailleurs obtenir une grande partie des fonds minimum nécessaires en à peine une semaine !
Vous avez participé à la publication au Canada d’un recueil de textes de Guénon et vous êtes par ailleurs l’auteur du site Index rené-guénon, rendant accessible l’œuvre guénonienne. Quel est selon vous l’état de la réception de Guénon et de Charbonneau-Lassay en France, et particulièrement dans les milieux catholiques ? Pensez-vous que la diffusion de l’œuvre de Charbonneau-Lassay, favoriserait l’acceptation de Guénon auprès de ce même milieu ?
Il est clair que depuis le tout début de son œuvre et de sa vie, les écrits de Guénon ont été très mal reçus par le milieu catholique parce qu’il y dénonçait vivement la dégénérescence du catholicisme actuel, réduit selon Guénon à une simple religion déconnectée de son Principe métaphysique, et sans possibilité de réalisation spirituelle, ou du moins limitée (ce qu’il appelle un exotérisme). Ses écrits ont donc été fortement rejetés, jusqu’à aujourd’hui, et c’est assez compréhensible si l’on se place au point de vue du catholicisme, qui, en tant qu’organisation avec ses règles et ses dogmes, ne peut tolérer de telles accusations. Le dogme catholique semble s’arrêter là où l’essentiel de l’œuvre de Guénon commence, c’est à dire la métaphysique de l’Infini, qui va bien au-delà du concept du Dieu-créateur séparé de sa création. D’après Guénon, au-delà du Dieu chrétien, il y a un Non-Être qu’on ne peut même pas décrire ; c’est ce qu’il nomme, en utilisant la terminologie hindoue, la non-manifestation, concept qui d’ailleurs était bien compris par les premiers Pères de l’Église (il suffit de voir l’emploi de l’apophatisme chez le pseudo-Denys l’Aréopagite) ou, plus tard, par un Nicolas de Cues, mais qui a dégénéré jusqu’à aujourd’hui. Et à chaque fois qu’on parle de ces concepts métaphysiques, et je l’ai moi-même expérimenté en parlant avec des amis chrétiens, il y a immédiatement accusation de panthéisme. En réalité, il y a confusion entre différents points de vue : Guénon se place au point de vue de la métaphysique, c’est-à-dire d’un principe Infini, et à partir de là tout s’applique et s’explique, dont le dogme de la religion catholique et du christianisme. Mais une religion se place au contraire à un point de vue cosmologique, où Dieu est un Être créateur séparé de sa création. Ce sont des choses incompatibles en apparence, mais si on change de point de vue c’est tout à fait conciliable. Il existe d’ailleurs des lecteurs de Guénon qui sont catholiques et qui comprennent bien son œuvre, sa lecture n’est donc pas incompatible avec ce dogme.
Revenons à Charbonneau-Lassay. Il s’est toujours placé dans la plus stricte orthodoxie catholique ; il n’était pas intéressé par la métaphysique de Guénon. Par contre, le contenu du Bestiaire du Christ est un exemple parfait de ce que Guénon disait de l’Infinité de Dieu ; celle-ci peut être représentée symboliquement par un nombre indéfini (indénombrable) de choses dans notre monde manifesté : l’indéfinité des grains de sable dans un désert, des gouttes dans l’océan informel. Si on lit le Bestiaire du Christ, et le reste des notes non-publiées de Charbonneau, on voit que chaque animal, chaque fleur, chaque arbre, chaque pierre symbolise un aspect du Christ universel. Il y a donc bien une métaphysique du Bestiaire du Christ, qui se dégage de l’ensemble de l’ouvrage, pas de chaque article ou chapitre. Bien que Charbonneau-Lassay ne cherchait pas du tout à prouver ces choses, je pense que son Bestiaire est un parfait exemple de ce que certains lecteurs de Guénon pensent : il est possible de concilier la métaphysique guénonienne avec le catholicisme, sans pour cela sortir de l’orthodoxie catholique. Plusieurs auteurs s’y sont d’ailleurs essayés. Il y a deux ouvrages remarquables que je conseille de lire d’un moine catholique du nom d’Élie Lemoine, qui présente avec une grande clarté sa façon de concilier la métaphysique de Guénon avec le catholicisme.
Lorsque j’ai reconstitué le Vulnéraire du Christ, j’ai tenu absolument à conserver l’orthodoxie catholique de l’esprit de Charbonneau. Il ne pouvait en être autrement. L’ouvrage que j’ai reconstitué est donc dans la plus stricte continuation de l’œuvre qu’avait commencée notre auteur. J’ai même passé des mois à essayer de reproduire le plus possible le format, le style et la typographie du Bestiaire original. Le Bestiaire du Christ est un ouvrage magnifique dans le fond et dans la forme. C’est ce qui fait sa magie. Il ne fait pourtant aucun doute que ceux qui liront le Vulnéraire du Christ y trouveront entre les lignes la possibilité d’un ésotérisme chrétien au travers du symbolisme des blessures du Christ, parce que cela concerne tout ce qui se ramène au symbolisme du Saint Graal. La reconstitution de cet ouvrage a été une expérience extraordinaire et un voyage personnel ; je continue à y découvrir des choses qui me surprennent, après chaque nouvelle lecture. J’ai vraiment hâte de le mettre à la disposition des souscripteurs au début de l’année 2017 et de transmettre le contenu des archives de Charbonneau.