Tout va bien dans le meilleur des mondes, celui que nous avons fièrement produit. Mais Daech gâche la fête qui, sans lui, eût été si belle. Telle est la conviction du philosophe de néant, Luc Ferry. L’occasion de s’interroger sur l’utilité philosophique de Daech pour l’Empire du Bien.
[Cet article est paru initialement sur le site de la revue Limite. Il est republié ici avec de légères modifications.]
Le journal La Décroissance consacre la Une de son numéro de novembre à Luc Ferry et à l’une de ses sentences : « N’était Daech, nous serions à peu de chose près, malgré tous les défauts qu’on voudra lui trouver, dans le meilleur des mondes » (Le Figaro, 17 septembre 2016).
L’affirmation est si vertigineuse qu’on ne sait d’abord par où en aborder la réfutation. On peut évidemment, comme le fait La Décroissance, souligner à quel point l’expression « meilleur des mondes » est malheureuse, puisqu’elle évoque l’enfer aseptisé imaginé par Aldous Huxley dans son roman éponyme. « Meilleur des mondes » est cependant une traduction libre du titre original : Brave New World, que l’on pourrait sur-traduire ainsi : « Un beau monde tout neuf ». La traduction française retenue présente, par comparaison avec le titre anglais, l’intérêt d’identifier la nouveauté de ce monde avec sa prétention à être le meilleur. Et de fait, dans le roman de Huxley, ce monde est si fier de sa nouveauté absolue qu’il a créé un nouveau calendrier et a effacé tout souvenir du monde d’ « avant Ford ».
Mais ce monde qui, sous la plume de Luc Ferry, se proclame le meilleur ne peut être que le pire, précisément en raison de sa prétention à incarner un Paradis terrestre. Car, selon le mot de Pascal, qu’on ne rappellera jamais assez : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. » Cette sentence, dans la pure tradition moraliste du Grand Siècle, recèle, pour nous modernes, une mise en garde radicale contre toute forme d’utopie, contre la prétention d’établir un système qui libérerait enfin l’homme de sa condition et le monde du mal qui, inévitablement, le parcourt. C’est au fond le sens de l’Empire du Bien, théorisé par Philippe Muray, et de son « refus de toute négativité ». Ce qu’enseigne Pascal, c’est donc l’humilité, d’une part : la perfection n’est pas de notre monde. Mais c’est aussi une loi immémoriale en vertu de laquelle l’idée la plus parfaite, transférée telle quelle dans le monde matériel, se renverse immanquablement en un cloaque. À chaque monde sa loi, et les lois qui régissent les mondes angéliques ne peuvent être celles qui régissent notre monde. Comme dans les contes, le voleur qui croit mettre la main sur un sac d’or n’y trouve finalement que du charbon. On pourrait multiplier les exemples tirés des mythologies traditionnelles, de ces récits où la foi progressiste ne voit qu’obscurantisme. L’exemple de Prométhée n’a manifestement pas servi de leçon, et voilà que de nouveaux feux brillent devant les yeux avides d’une humanité qui a renoncé à l’ancestrale sagesse.
Notre monde qui se veut le meilleur, qui porte sur le passé le regard arrogant de celui qui est né de la dernière pluie, illustre à merveille le savoir transmis par les sages d’autrefois. De facto, la prétention à s’élever par le seul moyen de la technique nous a mené dans une impasse bien concrète : il serait bien trop long d’énumérer toutes les catastrophes, matérielles et immatérielles, que le monde moderne traîne dans son sillage, réduites par Ferry à de petits « défauts », à du « peu de chose près », en somme de regrettables contretemps – bientôt corrigés par nos équipes techniques – sur la voie du bonheur universel. La destruction de la culture, l’universalisation de la laideur, la « conspiration contre toute forme de vie intérieure » (Bernanos), la pollution effroyable, en particulier dans les deux pays qui contiennent la moitié de la population mondiale et sur le continent africain, la disparition d’espèces végétales et animales, tout cela n’est rien : le vrai défi que doit aujourd’hui relever l’humanité, c’est la lutte contre Daech.
Au fond, Luc Ferry remplit son office de bourgeois – ce bourgeois dont les sentences sont autant d’expressions oraculaires de la vérité, selon Léon Bloy : malgré lui, le bourgeois dit la vérité, et ses pensées inspirées doivent être soumises à l’exégèse car elles sont riches d’implications. N’étaient les trublions de Daech donc, tout irait pour le mieux « à peu de chose près ». C’est dire le rôle dévolu à Daech dans la rhétorique du meilleur des mondes. On pourrait commencer par évoquer l’hypocrisie consistant à s’horrifier des exactions « daechiennes » quand tant d’horreurs comparables sont commises dans de nombreuses autres régions, ou, dans la même région, par de nombreux autres acteurs, sans que cela ne suscite les mêmes indignations de nos humanistes professionnels. Les observateurs les plus avertis savent depuis longtemps que la médiatisation d’un fait dépend toujours d’autres facteurs que de la simple considération des faits eux-mêmes : en clair, on aura toujours tendance à surévaluer les méfaits de nos ennemis, et à sous-évaluer ceux de nos amis.
Mais il est vrai qu’en l’occurrence, Daech joue le jeu en médiatisant largement des exactions que, jusque là, les tortionnaires et les assassins du monde entier avaient le bon goût de tenir cachées. C’est là une nouveauté qui fait les affaires de l’Empire du Bien : Daech assume son rôle d’épouvantail et de repoussoir. Dans l’imaginaire des heureux habitants du meilleur des mondes, Daech est devenu la figure du Mal absolu, d’un mal qui les absout de leurs propres turpitudes.
Dans son poème intitulé La guerre sainte, René Daumal relate le combat acharné que mène l’aspirant à la purification spirituelle contre son ego. Il narre les ruses de ce dernier pour échapper à la destruction, au cœur même de la démarche spirituelle, et il conclut : « Voyez la jolie paix qu’on me propose. Fermer les yeux pour ne pas voir le crime. S’agiter du matin au soir pour ne pas voir la mort toujours béante. Se croire victorieux avant d’avoir lutté. Paix de mensonge ! S’accommoder de ses lâchetés puisque tout le monde s’en accommode. Paix de vaincus ! Un peu de crasse, un peu d’ivrognerie, un peu de blasphème, sous des mots d’esprit, un peu de mascarade, dont on fait vertu, un peu de paresse et de rêverie, et même beaucoup si l’on est artiste, un peu de tout cela, avec autour, toute une boutique de confiserie de belles paroles, voilà la paix qu’on me propose. Paix de vendus ! Et pour sauvegarder cette paix honteuse, on ferait tout, on ferait la guerre à son semblable. Car il existe une vieille et sûre recette pour conserver toujours la paix en soi : c’est d’accuser toujours les autres. Paix de trahison ! »
Si l’on appliquait, par analogie, cette description du microcosme psychique au mésocosme socio-politique, ne croirait-on pas lire une parfaite description du meilleur des mondes ? Le meilleur des mondes est en effet la version en grand format de l’âme qui se nourrit d’illusions mortifères, qui se prend pour un ange et ferme les yeux sur ses crimes. En ce sens, Daech apparaît comme un prétexte, une ruse de plus pour détourner l’attention de la bestialité de l’ange : s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer, et quand il n’existera plus, il faudra inventer autre chose, une nouvelle figure extérieure du Mal qui nous détournera de nous-mêmes : « Car il existe une vieille et sûre recette pour conserver toujours la paix en soi : c’est d’accuser toujours les autres. »
Dans la cosmologie valentinienne, la pureté du Plérôme des Éons, êtres spirituels angéliques, est assurée par la concentration en la figure de Sophia de toutes les passions mauvaises des Éons, puis par l’expulsion de Sophia hors du Plérôme. Ainsi, ce dernier conserve sa pureté, il est consolidé dans sa perfection. Daech est la Sophia du meilleur des mondes : grâce à lui, à son expulsion hors du monde parfait et lumineux des individus libres (d’aller dans les centres commerciaux) et éclairés (par la télévision et la publicité), le Plérôme demeure pur « à peu de chose près » et « malgré tous les défauts qu’on voudra lui prouver ». Mais nous ne sommes pas des Éons, et notre monde n’est pas un Plérôme, de sorte que la prétention à avoir expulsé le Mal dans une lointaine extériorité doit inspirer une certaine méfiance.
Il faut être d’autant plus méfiant que Daech est un mal trop facilement reconnaissable pour être tout à fait authentique. Le Diable est en effet le Tentateur, celui qui fait passer un mal pour un bien, qui s’approche amicalement et nous assure de ses bonnes intentions. Il nous cajole, il nous flatte, nous fait prendre des vessies pour des lanternes, et l’on cède « sans penser à mal ». C’est dans le « sans penser à mal » que le Diable remporte ses plus grandes victoires, dans la ruse et la tromperie. Mais un Diable qui d’emblée nous dirait : « Coucou ! Je suis le Diable ! », celui-là serait un piètre tentateur et un ennemi facile à combattre, car facile à identifier. Le pire ennemi est celui qui prend le visage de l’ami. Et dans le meilleur des mondes, il n’y a que des amis, des gens et des institutions qui, tous, veulent votre bien : « Pour votre sécurité », « pour votre confort », minaudent-ils. Ceux-là, on ne s’en méfie pas, et c’est ce qui les rend si dangereux.
C’est pourtant en Daech, dans ses horribles mises en scènes et ses exactions spectaculaires, que les habitants du meilleur des mondes reconnaissent la main du Diable… qu’ils baisent tous les jours. On pourrait presque dire que Daech est un mal qui nous veut du bien, en tout cas, un mal honnête. Malgré tout, il a le mérite de la franchise : il nous hait et nous le dit. Le meilleur des mondes, lui, hait l’humanité, et la nature, et la beauté, mais il nous accable de ses protestations d’amitié. Il nous enterrera vivants en nous persuadant que « c’est pour notre bien ». Et Daech l’aidera à nous le faire croire : après tout, mieux valent les « défauts qu’on voudra bien trouver » au meilleur des mondes, que les tribunaux islamistes. Finalement, pourquoi se plaindre ? Nous avons encore la liberté de choisir notre mort, par le meilleur des mondes ou par Daech.
Telle est la fausse alternative qu’on nous présente, fausse en ce qu’elle suppose une équivalence de ses termes, en ce qu’elle nous impose de choisir, en ce qu’elle nous fait oublier que « sans être sanglante, la nuit était déjà là », et que Daech n’est guère qu’une obscurité de plus dans un monde de ténèbres.
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