[Cet article est paru initialement dans PHILITT #4 consacré au Salut par la politique.]
« Une face carrée, aux traits larges, au teint terreux. » Telle est la première impression que dégage l’abbé Faujas lorsqu’il paraît à Plassans pour la première fois. C’est un prêtre expérimenté, fin connaisseur des rouages de l’Eglise, mais dont chacun semble se demander comment il a pu arriver là, à commencer par lui-même. « Il avait une voix grave, d’une grande douceur dans la chute des phrases. Vraiment, il était désolé d’arriver à un pareil moment. » Certains croient savoir qu’il a connu quelques démêlés avec son ancien évêque, qu’il a pourtant servi avec docilité pendant des années…
L’abbé Faujas est un prêtre bonapartiste secrètement missionné par le pouvoir pour reconquérir la petite ville de Plassans, devenue légitimiste au début des années 1860. Incarnation parfaite du faux dévot, il conquiert les esprits conservateurs de la petite bourgade en défendant une morale en déclin à laquelle lui-même ne croit pas. Dès les premières pages du roman, Zola fait tomber le masque du cynique tartufe : « L’abbé Faujas tendit les bras d’un air de défi ironique, comme s’il voulait prendre Plassans pour l’étouffer d’un effort contre sa poitrine robuste. Il murmura : Et ces imbéciles qui souriaient, ce soir, en me voyant traverser leurs rues ! »
Conquérir une France conservatrice grâce à l’invocation de valeurs illusoires pour mieux la livrer aux desseins politiques déjà arrêtés par un pouvoir lointain et implacable : voilà une stratégie ambitieuse que seuls d’habiles stratèges sont capables de mener à bien. Il faut pour cela manier des promesses dont on s’est préalablement assuré qu’elles ne pourront jamais se réaliser. En effet, les électeurs d’aujourd’hui sont, comme les habitants de Plassans, toujours prêts à prendre au pied de la lettre les grands discours. D’une fidèle trop inspirée, on apprend que l’abbé Faujas « ne lui permettait de communier qu’une fois par mois, réglait ses heures d’exercices pieux, exigeait d’elle qu’elle ne s’enfermât pas dans la dévotion ».
Cependant, l’imposteur seul est impuissant. Il lui faut de solides appuis dans les milieux d’influence. « Notre petit monde est très heureux. Nous vivons entre nous, à notre guise, sans nous soucier des habitants, comme si nous avions planté notre tente en pays conquis », explique un notable de la ville à l’abbé Faujas, qui ne tarde pas à avoir ses entrées dans les salons où l’on produit l’opinion. Aussi convaincue qu’un journaliste du XXIe siècle, Félicité Rougon, la femme la plus influente du pays, affirme ainsi : « Mon salon est un terrain neutre ! » Première à collaborer avec l’abbé Faujas afin de faire élire à la Chambre un candidat favorable au pouvoir, elle finira, comme tout le petit milieu mondain où se fait l’opinion, par le lâcher et l’abandonner.
Dans une lettre adressée à Emile Zola, Gustave Flaubert écrit avec enthousiasme : « L’abbé Faujas est sinistre et grand – un vrai directeur ! » Son succès politique s’achève par un gigantesque incendie dans lequel l’usurpateur finit par perdre la vie. C’est là toute la différence entre le personnage romanesque et l’homme politique : il arrive au premier de payer le prix de ses mensonges.