Face à la supposée « féminisation de la société » se développe une forme notable de réaction : le machisme, qui opposerait à la « castration » ambiante des modes de vie rustres. En vérité, il n’y a là aucune affirmation : nous retrouvons dans le champ sexuel le type très moderne de l’homo reactus. La virilité consiste, comme le rappelle la Tradition, en une force intérieure.
À l’heure où prolifèrent les gender studies et dans un capitalisme où s’organise et s’instrumentalise la domination sans partage du désir, il convient d’en appeler à la science sacrée. Actualisée par l’école de la Tradition et la métaphysique du sexe de Julius Evola, elle permet de remonter aux principes solides d’une pensée globale sur les sexes. La Tradition enseigne que les sexes masculin et féminin ne sont pas strictement biologiques : ils constituent des principes polaires qui dirigent le psychisme, la place cosmique et l’être de chacun. Si des sociologues et écrivains n’hésitent plus à parler trop hâtivement d’une « féminisation de la société », c’est qu’ils oublient ce point que rappelle Julius Evola dans sa Métaphysique du sexe : « S’il est arbitraire de juger la femme en fonction de l’homme, ou vice versa lorsqu’on considère les sexes en eux-mêmes, ce jugement, en revanche, est légitime lorsqu’il s’agit des composantes ou dispositions de l’autre sexe qu’un homme ou une femme peut porter ou développer en soi. Dans ce cas, on est en effet en présence d’imperfections par rapport au type, d’une privation de la “forme”, de l’hybridisme qui spécifie un être incomplet ou dégénéré. » Cette dégénérescence est la cause même des déviations modernes, de sorte qu’il serait vain, dans une perspective virile, de juger le féminisme comme cause du déclin, alors qu’il n’est qu’un effet d’une dégradation de l’homme lui-même en général par rapport à son type directeur.
Il ne s’agit pas en effet d’opposer le principe masculin au principe féminin, comme le voudrait un certain machisme, ou l’inverse, comme le voudrait un certain féminisme, mais de chercher leur « union sans confusion », qui est bien au contraire la démarche propre de la virilité. C’est ainsi que l’on peut nettement observer une véritable subversion de la féminité elle-même à l’heure de la dite « féminisation ». Le féminin, qui est relatif selon Julius Evola « à la vie », c’est-à-dire au « changement, âme ou substance animatrice, substance maternelle du devenir », est spolié dans la société bourgeoise. Celle-ci brise la tendance proprement virile à leur union hiérarchisée et vise à leur séparation destructrice. Le changement est subverti par la mode et la croissance économique illimitée ; l’âme est subvertie par le sentimentalisme et la spiritualité « New Age » ; la substance est subvertie par les logiques marchandes de la réification des corps (GPA, société du spectacle, vulgarité commerciale) ; la féminité est subvertie par la haine très bourgeoise de la maternité ou par les logiques névrotiques et embourgeoisées de la violence domestique. Ce mouvement est donc double : il est celui d’une féminisation « déféminisatrice » de la société justifiée dans un processus général de « dévirilisation ».
Une exigeante éthique de complémentarité
La virilité consiste en effet en l’exigence de la conformité d’un type à ses principes directeurs. Dans cette perspective, « l’éthique traditionnelle demandait à l’homme et à la femme d’être toujours plus eux-mêmes, d’exprimer par des traits de plus en plus nets ce qui fait de l’un un homme, et de l’autre une femme », rappelle Julius Evola. Or, explique-t-il, ce qui est « typique du féminin cosmique » est « ce que les Grecs appelaient l’“hétérité”, à savoir l’hétérocentrisme ». Le féminin a donc son principe dans le masculin. C’est dans cette perspective qu’un certain Friedrich Nietzsche, un des maîtres à penser du métaphysicien Julius Evola, situe la féminité dans la logique du don « total de corps et d’Âme » (Le Gai savoir). L’ampleur du principe féminin dépend ainsi de l’exaltation du principe masculin, selon le mode crucial de l’union des complémentaires, de l’horizontalité féminine et de la verticalité masculine. Il ne va pas sans dire, en résumé, que le don féminin animateur ne va pas sans la haute exigence du contre-don masculin directeur : pour que la femme se donne, il faut que l’homme soit à la hauteur de ce don.
Ainsi, pour que le féminin aspire à se donner « totalement » — pour reprendre le terme nietzschéen — au masculin, encore faut-il que celui-ci soit disposé à recevoir tout aussi « totalement ». Une non-réception entraînerait une perte, et c’est cette perte qui, accumulée, conduit à la déchéance même du masculin dont lui seul est responsable. Julius Evola nous prévient : « Nous avons dénoncé la décadence de la femme moderne ; mais il ne faut pas oublier que le premier responsable de cette décadence, c’est l’homme. » Cette exigence d’une éthique virile du recevoir s’avère donc être des plus hautes, et elle condamne ainsi, par avance, toute dérive parodique et subversive de la virilité en machisme, qui détruit le principe masculin d’auto-détermination en hétéro-détermination réactive et infantile par rapport à un sexe féminin fantasmé. Le machisme est, dès lors, une excroissance dans un contexte d’embourgeoisement : Julius Evola parle à ce titre de l’état de l’homme « crustacé » propre à « l’homme occidental moderne ». Le crustacé, le macho, occidental et moderne, « est d’autant plus “dur” dans son comportement extérieur d’homme d’action, d’entrepreneur sans scrupules, qu’il est “mou” et inconsistant sur le plan de l’intériorité. » Une femme ne peut donc pas se dévouer à un macho, puisque ce qui le caractérise est l’état dégénéré de non-recevoir, comme, inversement, l’homme viril ne peut recevoir une femme si celle-ci manque à la logique féminine du don total de soi.
Dans la logique des sexes fondée sur le rapport complémentaire du don et du contre-don, le masculin apparaît donc comme le gond, principiel et directeur, autour duquel tournent tous les critères de normativité axiologique. C’est pourquoi la « revirilisation » de l’homme occidental peut seule sauver le masculin de sa chute, à rebours de toute tentative stérile de lutte contre un « féminisme » construit sur des biais dont il est lui-même le honteux responsable. L’homme doit ainsi retrouver par lui-même, en vertu du principe d’autonomie qui le caractérise, le chemin de la force intérieure et de la force extérieure. Cette première pierre est fondamentale et donne une raison d’être à la deuxième : si la force extérieure doit être, elle ne doit que refléter et exprimer l’ampleur de la force intérieure. C’est pourquoi la disposition à la réception masculine est l’exigeante condition de possibilité de l’effectivité du don féminin. Dans le symbolisme alchimique, l’équilibre parfait du soufre et du mercure se manifeste par la production du sel, comme l’a relevé René Guénon dans La Grande triade : la stabilité passe par la réunion harmonique du principe masculin et solaire, le soufre, et du principe féminin et lunaire, le Mercure. C’est l’équilibre qui doit être recherché, et cet équilibre est nécessairement irréductible à l’un ou l’autre des deux principes : le sel ici est le produit magique de la décantation spirituelle.
Le zèle intérieur, mesure de la virilité
La décantation spirituelle consiste chez Maître Eckhart en cet état de réception masculine que caractérise la simplicité spirituelle, humilité suprême que l’on atteint dans le détachement vis-à-vis des créatures et de l’ego, car, « pour recevoir et se remplir, il faut nécessairement être vide ». Maître Eckhart cite saint Augustin : « Fais le vide en toi, si tu veux être comblé ! Apprends à ne pas aimer, pour apprendre à aimer ! Détourne-toi pour te bien tourner ! » Cette difficulté suprême de l’amour, bien réelle, justifie le commandement du Christ, qui surpasse tous ceux de la Loi. Car ce commandement nécessite une disposition de recevoir, elle commande de faire le vide préalable de son ego lourd et de l’attachement aux créatures qui ferment l’effectivité d’un « oui » à la vie dans sa totalité.
La virilité consiste en un « zèle intérieur », qui est le seul vrai zèle, condition de possibilité de la volonté libre, forte, effective. Masculin est en effet synonyme de surnaturel : c’est pourquoi, souligne encore Julius Evola, « dans le symbolisme traditionnel, le principe surnaturel fut conçu comme “mâle”, celui de la nature et du devenir comme “femelle” ». Ce zèle est l’objet de la 21e pensée de Maître Eckhart. Le théologien mystique rhénan, dans ses Entretiens spirituels, place la réception au cœur du zèle intérieur. Pour que l’homme soit homme, il faut qu’il soit en même temps fils de Dieu, qui est le seul l’horizon surnaturel de l’homme. Pour acquérir ce zèle intérieur, « il faut apprendre à rester libre en pleine action » ; ainsi, « l’homme doit habituer son esprit à tendre vers ce but, et, tourné vers lui, ne jamais perdre de vue son intériorité ». Pour l’homme exercé, « l’extériorité des images n’est pas une extériorité ; car, pour l’homme intérieur toutes choses ont un mode d’être intérieur et divin ». C’est donc en immolant l’égoïsme séparatif et encombrant que l’homme peut gagner la paix intérieure et accueillir le don de la créature dans toute sa plénitude. Il pourra alors l’orienter vers le troisième terme de la relation amoureuse, qui seul fonde l’harmonie des deux pôles : Dieu. À celui-ci correspond, dans les différentes mythologies sacrées, l’Androgyne Primordial. Le sacré demeure ainsi la source authentique et l’ouverture signifiante du juste devenir des individus selon leur nature.
L’homme viril ne peut donc pas ne pas être spirituel : c’est précisément par la réalisation spirituelle, métaphysique, qu’il peut atteindre le type de l’homme viril. C’est en se conformant au Principe qu’il peut trouver son principe, sa nature propre, par laquelle il rend l’âme que lui confie la femme à l’arbre de vie. Hegel ne disait-il pas si justement que « l’homme n’est une fin en soi que par le divin qui est en lui » ? Ce zèle n’est donc assurément pas un état de fait, mais une exigence quasi sportive, un « zèle constant dans la plus haute progression » (Maître Eckhart). Lorsque Jésus-Christ disait donc à ses disciples : « Vous êtes le sel de la terre » (Mt 5, 13), il formulait ainsi la plus haute injonction. Celle, virile, du zèle intérieur consistant à s’efforcer de remonter dans l’union des complémentaires et la conjonction des opposés, comme un arbre travaillant dans le silence de sa croissance interne sa solidité imperturbable.