Réduite au rang de slogan publicitaire, la devise de la République française ne pouvait connaître d’autre sort, car elle était habitée dès l’origine par d’intenables contradictions. Mais sa nature cachée, que percèrent rapidement à jour les critiques maurassienne et marxiste, recèle une implacable cohérence : l’avènement d’une (fausse) liberté vidant l’humanité de sa substance pour mieux l’asservir.
[Cet article a initialement paru dans la revue PHILITT #4 « Le Salut par la politique ? », que vous pouvez encore vous procurer ici.]
Les indigènes de Mélanésie pratiquèrent longtemps le culte du cargo, croyant qu’il suffisait d’imiter les Blancs et d’agiter les bras sur une piste tracée à la hâte au sol pour y voir se poser d’immenses oiseaux d’acier au ventre chargé de provisions. Reproduisant avec une conviction acharnée ces gestes qu’ils pensaient être à l’origine des miracles que les colons semblaient faire advenir sans difficulté, ils devaient ressembler aux orateurs politiques du XXIe siècle, qui s’acharnent à répéter de laborieuses incantations républicaines dont ils espèrent encore qu’elles provoqueront l’effet attendu, sans davantage pressentir la vacuité de leurs formules que les indigènes ne soupçonnaient l’existence de la science aéronautique. À cet égard, la devise « Liberté, égalité, fraternité » représente la prière la plus désespérée mais aussi la plus emblématique du vaudou républicain, car chacun des concepts qui la composent devient dangereux une fois érigé en principe politique. L’opposition historique à la doctrine libérale n’a jamais manqué d’en critiquer la perversité.
La liberté célébrée comme principe est un oxymore. L’homme réellement libre qui proclamerait sa liberté à ceux qui l’entourent avouerait par là même n’être pas réellement affranchi d’eux – et craindre qu’ils ne la lui ôtent. C’est précisément parce qu’elle ne commence que là où celle des autres s’achève que Marx écrit de cette liberté-là qu’elle « n’est pas fondée sur la relation de l’homme à l’homme, mais sur la séparation de l’homme avec l’homme ». Maurras ajoute : « La liberté comme principe fondamental veut tout juger en droit, elle se vante toute seule de créer la liberté de chacun, mais cet individualisme annule les individus. »
La contradiction du principe d’égalité est intenable. En effet, si elle inflige à des individus naturellement inégaux un égal traitement, elle conserve alors l’inégalité initiale qu’elle prétendait abattre ; mais sitôt qu’elle chercherait à compenser les inégalités naturelles entre individus en adaptant équitablement ses effets à leurs nécessités respectives, elle cesserait d’être égale. Que la gauche moderne ait cultivé l’absurdité égalitaire au point de considérer comme discriminatoire jusqu’au plus simple constat des inégalités existantes, comme celles entre les femmes et les hommes, montre que l’égalité comme principe n’est éminemment qu’un discours ayant pour but de nier le réel à défaut de pouvoir le changer – ce que Maurras appelait « la mission révolutionnaire de l’égalité ». À cela, l’esprit militant rétorque qu’il ne s’agit pas de poser l’égalité des conditions mais l’égalité des droits – or c’est justement à cette dernière que s’attaquait Marx lorsqu’il démasquait, derrière les droits de l’homme, l’égalité formelle et bourgeoise qui n’accomplit jamais ce qu’elle s’est promise d’accomplir.
Quant à la fraternité, elle ne saurait exister qu’à l’état de principe. Marx se défiait d’elle et de « ces misérables utopistes et tartufes qui ont toujours à la bouche ce grand mot de fraternité ». Elle entend faire une règle morale commune d’un sentiment incertain et individuel. Maurras note que cette ambition naît « d’une confusion entre la loi effective de la nature et la loi idéale d’amour ». On comprend que le principe de fraternité ait été très tôt regardé comme douteux en raison de ses racines chrétiennes, au point qu’il arriva même à la Commune de Paris de lui préférer en certaines occasions la devise « Liberté, égalité, propriété ».
Le ver libéral dans le fruit républicain
Que la pensée marxiste et la pensée maurrassienne coïncident momentanément dans leur critique des principes républicains ne doit rien au hasard : l’ennemi commun de ces deux philosophies, quoique pour des raisons divergentes, trouve son incarnation dans la philosophie libérale. Or, dans l’équation « liberté, égalité, fraternité », les deux derniers termes ne sont précisément que les variables d’ajustement destinées à conserver le premier. Puisque l’égalité n’est que l’égalité des libertés, l’opposition traditionnelle entre liberté et égalité, souvent attribuées respectivement à la droite et à la gauche, n’est qu’apparente. En réalité, la redistribution économique, dans laquelle la social-démocratie voit la manifestation de l’idéal d’égalité, ne menace nullement la liberté individuelle – pas davantage que cette dernière n’est entravée par l’égalité des conditions sociales. L’égalité est un instrument aux mains de la liberté.
Pour le comprendre, il faut avoir conscience de la nature profondément incomplète et contradictoire du libéralisme. Son premier mouvement consiste à arracher les individus à leurs déterminismes, à leur milieu et à toute chose qui viendrait peser sur eux sans qu’ils en aient volontairement accepté la charge. « Les hommes naissent libres», assure la formule, qui vient rappeler que tout héritage imposé avant la naissance est un injuste fardeau. La matière humaine interchangeable, affranchie de sa race, de son histoire, de sa culture, devient ainsi parfaitement uniforme et malléable à souhait. Cependant, le second mouvement à l’œuvre dans le libéralisme pousse les individus à s’affirmer pleinement à travers une multitude d’identités dont ils peuvent disposer à leur guise, choisissant leurs goûts, leur pays de résidence ou leur sexe, comme ils choisiraient leurs vêtements. « Chacun est libre d’être qui il veut », affirme le slogan, qui incite à choisir et à remplacer à l’envi les pièces détachées glanées çà et là dans le vaste marché de la différence, jusqu’à devenir unique et irréductible aux autres. La monade humaine isolée, libérée du jugement asservissant de ses pairs, évolue alors en toute indépendance. Le premier mouvement, qui change les hommes en clones identiques et remplaçables, répond aux besoins de la production ; le second, qui les transforme en particularismes ultra-différenciés, obéit aux impératifs de la consommation. La disponibilité du travail et la fragmentation du marché semblent ainsi poursuivre des objectifs inconciliables.
C’est pour résoudre cette contradiction qu’intervient l’égalité. En effet, sitôt réfugié dans son identité librement choisie, l’homme menace d’y prendre goût – ou pire, d’y prendre racine. L’identité sur laquelle repose la liberté du consommateur ne doit pas se solidifier au point de devenir un attachement que le travailleur refuserait de sacrifier aux exigences de la production. S’il doit aimer la France le temps d’un match de football, il ne devra pas l’aimer au point de refuser d’émigrer quand un emploi l’exigera. Si elle doit être femme au moment d’acheter un savon pour femme plutôt qu’un savon identique mais estampillé « pour homme », la femme devra cesser de l’être lorsqu’il s’agira de prendre son indépendance pour travailler « comme un homme ». Ainsi, chaque cellule doit rigoureusement demeurer identique aux autres en valeur. Le particularisme ne doit aucunement se traduire par une spécificité, et les identités se voient alors célébrées non pas pour la valeur absolue de chacune d’entre elles, mais par l’équivalence radicale de toutes. L’égalité garantit le nivellement par lequel toutes les différences deviennent identiques dans leurs libertés.
Les rouages de la servitude
À tout instant, une société aussi fragmentaire menace d’éclater, d’autant qu’elle repose sur le principe d’une liberté conçue comme garantie fondamentale contre le chaos de la nature humaine, dans la logique de la philosophie politique libérale. Des mécanismes si froids nécessitent un puissant lubrifiant moral : tel est le rôle de la fraternité. En effet, si les hommes sont tous des frères, alors la remise en cause du fonctionnement de la machine ne peut jamais provenir du dysfonctionnement de l’une de ses composantes. La fraternité représente le principe apolitique par essence, qui ne formule de critique que contre des éléments extérieurs au corps social, contre des personnages et jamais contre des fonctions, contre des principes abstraits et inatteignables. Maurras observe à ce propos : « Rien n’est plus facile que d’être des frères ; vos instincts sont bons, bonnes les choses ; il n’y a d’obstacles à l’universelle embrassade que la perversité de quelques monstres oppresseurs […]. » Une fois de plus, Marx complète : « La fraternité dure juste le temps que l’intérêt de la bourgeoisie se fasse frère de l’intérêt du prolétariat. »
Ainsi, la fraternité garantit la paix sociale. Elle forme la chaîne qui unit indéfectiblement chacun des maillons, dont la nature d’électron libre risque de les faire se séparer des autres. Rien d’étonnant, donc, à ce que des trois termes de la devise républicaine, celui de fraternité soit devenu le plus populaire à l’aube du XXe siècle, puisqu’il est le plus inoffensif de tous, celui qui n’engage à rien et dont raffolent la publicité et le milieu associatif. Il est plus aisé de haïr un banquier que de comprendre les mécanismes bancaires : on accablera alors les ennemis de circonstance plutôt qu’on ne remettra en cause les structures qui les déterminent. La lutte des classes est devenue, par ce même effet de diversion, un combat bien peu subversif contre les 99%.
Dans de telles circonstances, l’agencement de l’exercice du pouvoir ne change rien à la nature de celui-ci. Qu’il soit souverain ou soumis, qu’on le consulte ou qu’on l’ignore, le peuple, réduit à l’état fantomatique dans lequel le plonge la conception libérale du monde, n’intervient que comme l’instrument sur lequel se joue la partition du pouvoir. Qu’on lui rende sa souveraineté, et il la laissera lui glisser des mains sans même la reconnaître – mais sans pour autant cesser de chanter l’hymne républicain : « Liberté, égalité, fraternité ». Empêtrés dans une revendication sans fin car sans fond, les hommes de l’ère démocratique continuent de s’agiter vainement, comme les indigènes invoquant leurs avions.