Il y a 150 ans, le 31 août 1867 à onze heures, Charles Baudelaire mourait à 46 ans. Le poète, qui a ressenti la douleur de vivre dès son plus jeune âge, a fait de la mort l’un des sujets majeurs de son œuvre. Face au désir et au mal qui condamnent irrémédiablement l’existence, elle est la seule promesse de salut.
Baudelaire est un homme qui croit ; Baudelaire est un homme qui doute. Toute son existence est écartelée par ces forces qui tantôt l’abaissent, tantôt le renforcent. « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan », écrit le poète pour qui « l’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre ». Cette contraction tiraille sa poésie jusque sur ses couvertures – il y a des fleurs dans le mal et le spleen côtoie l’idéal.
Baudelaire prévient, dans son adresse au lecteur des Fleurs du mal : « C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ! » Le Diable, soit, étymologiquement, celui qui divise, qui désunit… Et comment la vie terrestre pourrait échapper à son emprise, elle qui est irrémédiablement souillée ? « Qu’est-ce que la chute ? Si c’est l’unité devenue dualité, c’est Dieu qui a chuté. En d’autres termes, la création ne serait-elle pas la chute de Dieu ? » La seule civilisation valable n’est pas celle, moderne, du progrès technique ; c’est celle qui œuvrera à la « diminution des traces du péché originel ». Diminuer, c’est aussi ne jamais effacer : l’amour portera toujours une haine, le plaisir une douleur, la beauté une tristesse, le rire un sarcasme.
Le poids de la division disloque chaque être, au point d’en briser l’unité que les yeux pourtant croient voir. À la fin de « Spleen et idéal », première et plus longue partie des Fleurs du mal, L’héautontimorouménos (littéralement « le bourreau de soi-même ») en est un paroxysme. Si des interprétations superficielles y voient un sadisme à l’égard d’une quelconque maîtresse, il s’agit plutôt du récit de l’horreur qu’il éprouve en prenant conscience de la dualité de son être.
Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
La « vorace Ironie » s’est emparée de lui – le comique s’apparente à un « signe satanique » chez Baudelaire – ; dès lors, il entend cette manifestation du mal dans sa voix, son sang devient un poison noir et il n’est plus qu’un « miroir où la mégère se regarde », condamné à rire éternellement. « Je suis de mon cœur le vampire » : la lutte entre bien et mal le déchire jusqu’à diviser l’organe premier de l’existence. Dans son écrit intime Mon cœur mis à nu, Baudelaire raconte avoir senti dans « [son] cœur », dès le plus jeune âge, « deux sentiment contradictoires, l’horreur de la vie et l’extase de la vie ».
Le vertige du gouffre
Si Baudelaire était seulement chrétien, il bénirait chaque aurore comme l’opportunité d’un rachat. Car Dieu s’est fait homme pour enseigner que la quête du salut commence ici et maintenant. Baudelaire, de « souche chrétienne » – pour reprendre un mot de Pierre-Jean Jouve –, a certes pu évoquer le travail comme un remède ou l’art qui purifie en élevant l’âme. Mais, peut-être parce qu’il a pratiqué les deux avec génie, ils ne sont finalement que de faibles palliatifs. L’angoisse triomphe de tout et, sous son poids, toute volonté s’écroule.
– Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.— Spleen
Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L’Espoir, dont l’éperon attisait ton ardeur,
Ne veut plus t’enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle bute.
Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.— Le goût du néant
D’André Suarès à Yves Bonnefoy, la religion de Baudelaire a prêté à de nombreuses interprétations qui empêchent un jugement définitif. Toutefois, souvent chez Baudelaire plane l’ombre de Blaise Pascal et, en la matière, il y a quelque chose de janséniste chez lui : l’indifférence de la grâce à la vie terrestre.
Si Baudelaire se sent le frère de Pascal, c’est qu’il a comme ce dernier « toujours eu la sensation du gouffre ». Il nomme le philosophe dans un poème, Le gouffre, où il fait une référence implicite à l’habitude qu’avait Pascal de placer une chaise à sa gauche car il y sentait la présence d’un abîme. La nature de ce gouffre est le mystère divin, qui les désoriente par un vertige.
J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou,
Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où ;
Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,
Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du néant l’insensibilité.
Peut-être parce qu’il est seulement à son image, l’homme a le pressentiment de Dieu mais, bloqué dans son incarnation terrestre, il est privé de sa certitude. Comme enfermé dans une petite boîte, il ne peut alors que guetter son couvercle — avec espoir ou terreur.
Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire,
Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,
Partout l’homme subit la terreur du mystère,
Et ne regarde en haut qu’avec un œil tremblant.En haut, le Ciel ! ce mur de caveau qui l’étouffe,
Plafond illuminé pour un opéra bouffe
Où chaque histrion foule un sol ensanglanté ;Terreur du libertin, espoir du fol ermite ;
Le Ciel ! couvercle noir de la grande marmite
Où bout l’imperceptible et vaste Humanité.— Le couvercle
Alors, puisque la lutte des humains est perdue d’avance, que la lourdeur des forces diaboliques a affaissé des fronts déjà plissés par l’angoisse d’exister, seule la mort peut encore conserver la promesse d’une rédemption. Elle imprègne toutes les Fleurs du mal avant de clôturer le recueil par le titre d’un chapitre, comme elle terminerait une vie.
La mort, « soleil nouveau »
Baudelaire attend toutes les résurrections de la mort. Dès le premier poème des Fleurs du mal, Bénédiction, il s’adresse directement à l’Éternel, celui qui donne la souffrance comme un « divin remède à nos impuretés » :
« Je sais que vous gardez une place au Poète
les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l’invitez à l’éternelle fête
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.
Dans le chapitre sur la mort, Baudelaire décline ses promesses pour chacun. Pour les pauvres, elle sera la consolation d’une vie de labeur et, pour les artistes, l’éclosion de leur génie que la médiocrité du monde brime. Quant aux amants, la disparition de la chair leur offrira enfin l’union mystique, cet « éclair unique ».
Usant à l’envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leur doubles lumières
Dans nos esprits, ces miroirs jumeaux.Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux— La mort des amants
C’est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;
C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir
Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir— La mort des pauvres
C’est que la Mort, planant comme un soleil nouveau,
Fera s’épanouir les fleurs de leur cerveau !— La mort des artistes
Baudelaire a souvent été tenté par cette « délivrance de tout ». Son existence a été douloureuse ; toujours harcelé par les créanciers, consommateur de drogues – en particulier d’opium –, il a souffert la moitié de sa vie de la syphilis. Aphasique et à moitié paralysé, il ne mourra qu’après une longue agonie. Baudelaire écrit plusieurs fois à sa mère qu’il pense au suicide depuis « tant, tant d’années » et que cette idée le persécute. Mais il lui dit aussi que le trépas est « haïssable » car il mettrait à néant tous ses projets.
Baudelaire est hanté par l’irruption possible, à tout instant, d’une mort prête à bondir. Il termine Les Paradis artificiels sur cette frayeur : « La Mort, qui nous laisse rêver de bonheur et de renommée et qui ne nous dit ni oui ni non, sort brusquement de son embuscade, et balaye d’un coup d’aile nos plans ». La mort ne survient pas ; elle est toujours là, invisible, comme un éther qu’on inspire. « Et quand nous respirons, la Mort dans nos poumons / Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes », dit-il au lecteur des Fleurs du mal.
La « trompe immonde » du temps
La mort augure de tous les espoirs, mais l’incertitude de son arrivée est une ultime torture pour son être déjà déchiré entre la volupté du mal et l’appel de Dieu. C’est pour cela que Baudelaire hait le préalable de la mort : le temps. « Le ver rongera ta peau comme un remords » ; « Et le Temps m’engloutit minute par minute » ; « Ô douleur ! Le Temps mange la vie, / et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur / Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! » : partout il assimile le temps à une sangsue. L’Horloge – qui ferme « Spleen et Idéal » – est le témoignage le plus éclatant de ce joug imparable :
« Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
Le temps attriste les cœurs et flétrit les corps. Dans ses « Tableaux parisiens », il décrit longuement les Petites vieilles, ces « monstres disloqués qui furent jadis des femmes » et ne sont plus que des « ombres ratatinées ». Baudelaire fait ainsi remarquer : « – Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles / Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ? »
Il ne faut pas confondre le temps et la mort. S’il conduit au trépas, le temps poursuit encore son œuvre sur le corps que l’âme, enfin lavée de ses péchés, a déserté. Tel est l’objet d’un des plus fameux poèmes des Fleurs du mal, Une charogne. Avec cette description morbide d’un corps en putréfaction, Baudelaire a inspiré tous les courants décadentistes « fin-de-siècle ». À travers cette dépouille, le narrateur et son amante contemplent l’intérieur grouillant du corps, où règne la pesante multitude qui empêche le retour à l’unité originelle.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;[…]
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Il n’y a aucune tristesse car Baudelaire est lucide sur l’illusion que constitue l’unité du corps ; la vue de ce cadavre est au contraire salutaire pour rappeler la nature profonde de la chair. L’humour grinçant qui parcourt le poème est une moquerie à l’égard des vulgaires qui, comme cette maîtresse qui l’accompagne, éprouveraient une horreur à la vue de la scène. Le poète, qui a déjà fait l’expérience de cette division – comme dans L’héautontimorouménos –, est dans une posture supérieure car il lui est donné de connaître l’essence des choses avant le commun des mortels. Il fait donc partie des rares voyants à savoir le salut de l’âme qu’en miroir cette carcasse dévoile – et l’enseigne à la belle qui sera un jour « semblable à cette ordure ».
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !
Dans Le mort joyeux, c’est même avec gaieté qu’il évoque la libération des griffes du temps :
À travers ma ruine allez donc sans remords,
Et dites-moi s’il est encore quelque torture
Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !
Croyant désespéré
Enfin ! Le corps a disparu, rendu à sa péremption, et l’âme, épurée de la souillure du péché, peut connaître son salut. En miroir de la charogne – basse, lourde, divisée –, Baudelaire assimile la mort au lointain du voyage – léger, lumineux, ascendant. Il termine Les Fleurs du mal sur cette envie d’ailleurs, forcément préférable à la damnation de vivre.
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !— Le voyage
Le paradis est juste derrière l’horizon : Baudelaire est un homme qui croit. Mais il reste un homme qui doute. Malgré sa haine de la démocratie, sa détestation de Voltaire ou son mépris des foules, il sera en cela toujours moderne. Car il est un croyant désespéré, un missionnaire qui cherche la foi. Dans Le squelette laboureur, il fait part de l’effroi qui lui vient en feuilletant un livre d’anatomie. Tout à coup, « le sommeil promis n’est pas sûr ». Que signifient-ils, ces corps d’os ?
Qu’envers nous le Néant est traître ;
Que tout, même la Mort, nous ment,
Et que sempiternellement,
Hélas ! il nous faudra peut-êtreDans quelque pays inconnu
Écorcher la terre revêche
Et pousser une lourde bêche
Sous notre pied sanglant et nu ?
Après tout, quelle preuve a-t-il des félicités au-delà ? Si le corps, réceptacle des facéties diaboliques, est damné, pourquoi l’âme ne serait-elle pas aussi souillée ? La question le reprend alors qu’il vient juste de chanter la mort des pauvres, des amants, des artistes et avant de lever l’ancre pour le voyage. « J’allais mourir », rapporte-t-il de son Rêve curieux. Enfin, il va savoir ! L’excitation est à son comble ; il est comme un « enfant avide de spectacle ». Soudain, ça y est ! Il est mort ! Le rideau s’ouvre ! La vérité peut enfin tout illuminer !
– Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ?
La toile était levée et j’attendais encore.