Sir Michael Edwards est membre de l’Académie française et professeur au Collège de France à la chaire d’Étude de la création littéraire en langue anglaise. Il évoque pour PHILITT la polémique sur l’écriture inclusive et en profite pour rappeler la position des immortels sur cette question.
PHILITT : L’écriture inclusive était défendue jusqu’à présent de manière relativement confidentielle par les courants féministes militants, dans la droite ligne de la théorie du genre. À quel moment avez-vous pris connaissance de cette forme d’écriture ?
Michael Edwards : J’ai pris conscience de l’écriture inclusive tout récemment. Je suis conscient de cela en anglais depuis longtemps et le langage parlé inclusif (« celles et ceux » etc.) m’était également familier mais j’ai rencontré il y a environ un an cette forme spéciale d’écriture : « citoyen.ne.s » par exemple (ou sa variante avec le trait d’union). Je trouve ce recours au point médian très inquiétant. J’ai à ce titre réagi de manière assez virulente dans un bloc-notes sur le site de l’Académie française.
Elle a fait son apparition de manière officielle en 2015 quand le Haut Conseil à l’égalité entre les hommes et les femmes a publié un guide pour « une communication publique sans stéréotype de sexe ». Y voyez-vous un effet de mode ou cela relève-t-il d’une lame de fond, appelée à se perpétuer ?
J’y vois surtout l’effet d’un lobby et le pouvoir d’une minorité. Je ne sais pas s’il s’agit d’une mode qui va passer. Je l’espère. Je remarque qu’il y a une ardeur de la part de certaines personnes à vouloir systématiquement indiquer la présence des femmes, quel que soit le contexte, alors qu’elle va de soi. On s’adresse à un groupe qui comprend des hommes et des femmes. Ce langage doit être contré avec la plus grande vigueur, non parce qu’on est contre le féminisme ou la féminisation de la langue mais parce qu’il s’agit d’un enlaidissement de la langue française. La langue parlée ainsi, en faisant la distinction des sexes (par exemple : « tous les électeurs et électrices parmi nos concitoyens et concitoyennes » ; au passage, qu’est-ce qui justifie de faire apparaître le masculin en premier ?) est un bégaiement cérébral, une sorte de hoquet qui détruit le rythme d’une langue. On ne peut pas parler de cette façon sans que la langue devienne hachée et sans assommer l’auditeur. Quant à l’écrit, cela enlaidit la page, c’est une sorte d’eczéma, une maladie. Il s’agit aussi d’un langage sans paroles : quand on lit, on entend intérieurement les phrases, et les mots sur la page représentent des idées et des sons ; or, cette écriture est illisible. Les sons ne peuvent pas être formulés. Si l’on enseigne cette écriture aux élèves, ils perdront l’habitude de lire en écoutant ce qu’ils lisent. Les liens entre la langue, les sons et les rythmes sont alors rompus.
L’éditeur Hatier a publié à la rentrée 2017 un manuel à destination des élèves de CE2 en utilisant cette méthode, en arguant du fait que les manuels sont un reflet de la société et de ses évolutions. Est-ce bien leur rôle ?
C’est un faux argument. La société n’évolue pas dans ce sens, même si une petite minorité le souhaiterait. L’éditeur se saisit de cette occasion pour assurer sa publicité et se faire de l’argent. Il s’agit d’une stratégie commerciale et il y a là un bon filon à exploiter en utilisant comme paravent « l’évolution de la société ». Ce qui est habile car qui peut s’élever contre une évolution de la société ? Cet éditeur a une très grande responsabilité, il nie la réalité et risque de perturber le développement mental des enfants qui sont censés parler et écrire leur langue maternelle spontanément. Je ne connais personne dans mon entourage qui approuve et pratique cette façon d’écrire.
Un amendement du gouvernement britannique a souhaité remplacer le terme « femme enceinte » par « personne enceinte » dans l’engagement des Nations unies visant à protéger les femmes enceintes de la peine de mort. L’objectif est de faciliter l’intégration des personnes en transition sexuelle. Quel est votre avis ?
Je suis atterré qu’un gouvernement, et d’autant plus s’il est conservateur, agisse dans ce sens. On patauge dans le porridge. Si un grand politicien comme Burke avait pris connaissance de cet amendement, il aurait immanquablement dit que le Royaume-Uni est la nation qui comprend que, dans une telle situation, la loi considère l’individu. Il est évident qu’une personne en transition entre deux sexes n’est pas couverte par l’expression « femme enceinte », mais aucun juge n’appliquera la loi à la lettre. C’est le grand avantage de la loi anglaise : elle permet au juge de considérer la situation telle qu’elle est et d’appliquer la loi à la réalité et non à une abstraction. Cette décision est néanmoins très troublante : ce que j’aurais compris de la part d’un Jeremy Corbyn est beaucoup plus paradoxal venant d’un gouvernement conservateur.
Les féministes estiment que, puisque le langage structure notre pensée, enseigner le fait que le masculin l’emporte sur le féminin ne peut que perpétuer l’inégalité entre hommes et femmes. Quel contre-argument leur opposez-vous ?
Qui, avant les féministes, pensait que, lorsqu’on parlait de l’Homme, ou de Mankind en anglais, on excluait automatiquement les femmes ? C’est une vue de l’esprit que de croire que le rôle et l’être même de la femme ont été minimisés en l’incluant dans le terme « Homme ». Ce rôle et cet être ont sans doute été minimisés mais pour d’autres raisons qui n’ont rien à voir avec la langue. Je ne suis pas d’accord avec l’argument selon lequel le masculin en français est neutre. Ce qu’il faut affirmer, c’est que le mot Homme, sans être neutre, signifie homme et femme. Je me demande même si les féministes ne se tirent pas une balle dans le pied, car en voulant constamment que la marque du féminin soit présente, ils (ou elles) risquent d’alourdir le discours au point de le rendre rébarbatif. De plus, ils mettent tellement en évidence cette séparation entre hommes et femmes que l’idée d’égalité entre les deux finit par disparaître. On ne rend pas la femme égale à l’homme en disant « chacun et chacune ».
Pour eux, rendre invisible la marque du féminin revient à nier l’existence même du féminin. Ce qui n’est pas nommé n’existe donc pas. Pour Chloé Delaume, écrivain féministe, la langue est une arme au service du patriarcat.
C’est encore une fois une vue de l’esprit. Quand l’on dit « Madame le Secrétaire perpétuel », c’est la fonction qui est désignée. C’est un office, non une personne. Les enseignants d’Oxford et de Cambridge sont des fellows. Je suis fellow honoraire de mon collège mais je pourrais être une femme, auquel cas je serais toujours fellow. Personne, au Royaume-Uni, ne se considère invisible sous prétexte que dans ce terme, la féminité d’une fellow serait occultée.
Ils remarquent que la langue française a été masculinisée depuis le XVIIe siècle par des grammairiens tels Vaugelas (un des premiers membres de l’Académie) et que des termes comme autrice, peintresse, médecine ont été supprimés. Ne faut-il pas les réhabiliter ?
Je ne souhaite pas m’opposer à tous les arguments des féministes. Ce qui m’intéresse, c’est la langue française ainsi que les moyens de la défendre et de la promouvoir. Si les féministes veulent changer la langue, qu’ils trouvent un moyen élégant de le faire. Il est vrai que certains mots sont en effet passés de mode ou ont été écartés. Je suis tout à fait d’accord pour qu’on reprenne les mots tombés en désuétude. Certains ont disparu alors qu’ils pourraient toujours être utilisés de nos jours et aucun autre terme ne les remplace tout à fait. On pourrait évoquer par exemple l’attouchement des doigts sur un clavier ou, à la suite de Descartes, l’arrivement de quelque chose. Médecine me semble malgré tout un peu difficile, alors qu’autrice, issu du latin autrix, est bien trouvé, et certainement préférable à auteure.
Jean-François Revel avait dit, dans son article « le Sexe des mots » : « Le français achèvera de se décomposer dans l’illettrisme pendant que nous discuterons du sexe des mots. […] Les féministes veulent faire avancer le féminin faute d’avoir fait avancer les femmes. » Il déplorait aussi la confusion entre genres neutre et masculin : un homme peut tout aussi bien être une fripouille et une femme un génie ou un tyran.
C’est tout à fait cela, tant sur la crainte d’un illettrisme généralisé que sur la cause des femmes qui pourrait, à force de confrontation artificielle, en pâtir. Il a donné « fripouille » ou « génie » en exemples mais on peut également mentionner un terme aussi simple et basique que « personne ». Leur combat, s’ils veulent le mener, consiste à faire en sorte que la femme soit reconnue au même titre que l’homme. Considérer que la langue fait partie de leur combat est un pis-aller, une distraction.
L’Académie s’était déjà élevée dans un communiqué contre l’exhumation de la réforme orthographique de 1990, visant à faciliter l’apprentissage de la langue. Quelles actions l’Académie peut-elle mener pour faire entendre son point de vue en faveur de la défense de la langue française ?
Plusieurs moyens : l’Académie sensibilise par le truchement de communiqués et déclarations solennelles pour alerter les pouvoirs publics et l’opinion ; ensuite, elle peut compter sur sa rubrique en ligne Dire, ne pas dire (également publiée en volumes), qui est consultée par des centaines de milliers de gens et où ce genre de problèmes est constamment évoqué ; il y aura enfin bientôt la numérisation des dictionnaires de l’Académie française, qui constituera un grand pas en avant et révolutionnera un peu la façon de consulter un dictionnaire. Tout le monde aura accès à la neuvième édition, qui est celle que nous terminons en ce moment, mais également à toutes les éditions antérieures. Cette neuvième édition comprend d’ailleurs des conseils pour un bon usage de la langue, en recommandant par exemple pour des anglicismes abusifs des équivalents en français.