Les éditions Kimé publient la première traduction en français de la correspondance entre Nietzsche et Wagner. Ces lettres, qui témoignent de l’affection mutuelle que se portaient deux des plus grands génies allemands, permettent surtout de mieux comprendre l’évolution de la pensée nietzschéenne et le dépassement par Nietzsche du pessimisme de Schopenhauer – étape décisive dans sa rupture avec Wagner autant que dans la formation de ses idées futures.
En novembre 1868, Friedrich Nietzsche et Richard Wagner se rencontrent pour la première fois à Leipzig chez le beau-frère du compositeur, un orientaliste que le philosophe compte parmi ses connaissances. Nietzsche est un jeune philologue de 24 ans, à peine reconnu par ses pairs ; Wagner, lui, déjà âgé de 55 ans, compte déjà parmi les grandes figures musicales du continent, même si l’écriture de ses plus grandes œuvres reste devant lui. Nietzsche s’attire rapidement l’affection paternelle de Wagner, lui-même orphelin de père, et semble tomber amoureux de son épouse Cosima, fille de Franz Liszt. Pendant les sept années suivantes, les deux hommes entretiennent une correspondance chaleureuse. Le couple de musiciens reçoit à plusieurs reprises le jeune philosophe dans sa demeure suisse de Tribschen, où un bureau lui est spécialement dévolu.
L’intimité que révèle cette correspondance permet d’apprécier l’influence de Wagner sur Nietzsche, encore jeune professeur. Allant jusqu’à prodiguer des conseils en matière philosophique, Wagner, qui n’a jamais eu d’élève en tant que compositeur, se complaît dans ce rôle de maître à penser. Il va jusqu’à enjoindre Nietzsche de « veiller sur [sa] mémoire », faisant de lui le légataire spirituel de son œuvre. Peu séduit par les compositions musicales que lui soumet son jeune disciple, il lui suggère une « division » du travail : dans la lutte que les deux hommes s’apprêtent à mener pour refonder la civilisation allemande, Wagner conseille à Nietzsche de s’en tenir à la philologie – dont il admet néanmoins ne pas tout à fait comprendre l’utilité. La bienveillance du maître, autant qu’une certaine indifférence où semble déjà poindre l’orgueil du jeune homme, semble toutefois avoir raison de ce léger affront.
L’admiration du jeune homme pour la musique de Wagner, qu’il a découverte avec grand enthousiasme quelques jours à peine avant leur rencontre en écoutant l’ouverture des Maîtres chanteurs de Nuremberg, flatte d’autant plus le musicien que Nietzsche redouble de superlatifs dans ses lettres : « […] les meilleurs moments de ma vie, les plus élevés, s’attachent à votre nom. » Cependant, les affinités entre les deux hommes ne sont pas d’ordre purement sentimental. N’hésitant pas à le comparer à Schopenhauer, qu’il admire, Nietzsche confère d’emblée une dimension philosophique au lien amical qu’il tisse avec Wagner. Ce dernier, également admirateur de Schopenhauer, se réjouit de cette osmose qu’il n’a jamais ressentie avec personne et qui lui redonne espoir : « Sauvez ma foi, un peu ébranlée, en ce que j’appelle – avec Goethe et quelques autres – la liberté allemande. »
À l’époque de cette amitié naissante, Nietzsche publie La Naissance de la tragédie, sa première œuvre majeure, qu’il dédiera d’ailleurs à Wagner. Il y développe l’idée iconoclaste selon laquelle l’avènement de la pensée socratique aurait rompu l’union du dionysiaque et de l’apollinien, ces deux forces antagonistes jusqu’alors réunies dans la tragédie grecque. Le compositeur de Tristan et Isolde incarne alors pour lui la réunion salvatrice de ces deux forces – en dépit des signes évidents d’un christianisme naissant dans ses œuvres les plus récentes. Nietzsche n’hésite pas à vanter, parfois non sans zèle, la vertu philosophique de la musique wagnérienne : « Je vous dois, ainsi qu’à Schopenhauer, d’être resté jusqu’à présent fidèle au sérieux germanique de la vie, à une réflexion approfondie sur cette existence si mystérieuse et si problématique. »
La genèse d’un dépassement
Paradoxalement, la pensée de Schopenhauer, point de communion de ces deux êtres en quête d’absolu, sera également leur point de rupture. Le jeune Nietzsche qui vient de faire lire La Naissance de la Tragédie à un Wagner qui lui assure qu’il n’a jamais rien lu de plus beau, écrira dix-sept ans plus tard Le Cas Wagner, reniement violent et intransigeant d’une admiration transformée en dédain. Entre ces deux dates, l’évolution est telle que les deux ouvrages semblent parfois avoir été écrits par deux personnes différentes, comme s’en amusera Nietzsche non sans ironie.
La lecture des lettres que s’échangent les deux hommes ne permet certes pas de déceler les prémices du futur dépassement nietzschéen de la pensée de Schopenhauer, mais elle permet d’en apprécier l’ampleur. « Il faut que vous, avec votre art, ayez raison pour l’éternité », écrit Nietzsche à Wagner, convaincu que ce dernier incarne absolument la musique telle que la conçoit Schopenhauer, c’est-à-dire comme manifestation parfaite du vouloir vivre qui agite l’univers. Vingt ans plus tard, en évoquant l’année 1876 et sa rupture avec Wagner, Nietzsche explique qu’elle témoigne d’une prise de conscience de ses propres divergences avec Schopenhauer. Il assure avoir compris cette année-là que « [son] instinct aspirait à l’opposé de celui de Schopenhauer : à une justification de la vie, même dans ce qu’elle a de plus effrayant, de plus équivoque et de plus mensonger » (Fragments de 1887).
Nietzsche et Wagner commencent à s’écrire alors que le compositeur travaille non sans peine à l’écriture des aventures de Siegfried, L’Anneau du Nibelung : la création de l’œuvre à Bayreuth en 1876 coïncide avec leur rupture. Le chef-d’œuvre de Wagner, qui marque l’accomplissement de son génie musical, n’est que la première étape de la philosophie nietzschéenne : l’aboutissement du wagnérisme n’est que l’amorce du nietzschéisme. À Bayreuth, où se presse un public de bourgeois ventrus, Nietzsche prend conscience du caractère dérisoire de cette « régénérescence de la culture allemande » à laquelle Wagner aspire. Déjà perceptible dans certaines tournures ambigües qu’emploie le philosophe lorsqu’il écrit à son mentor ou dans la comparaison de certains brouillons avec les lettres effectivement envoyées, cette distanciation progressive se révèlera bientôt irrémédiable. Le côté très allemand de Wagner exaspère Nietzsche, qui condamne en aparté l’antisémitisme du compositeur, symptôme de sa forte perméabilité à l’air du temps. Le philologue devenu philosophe commence à pressentir la médiocrité de l’idéal wagnérien, insuffisamment inactuel. Wagner n’étant pas à la hauteur du projet colossal dont Nietzsche entrevoit déjà les contours et la nécessité, ce dernier ne tardera pas à estimer qu’il est désormais le seul en mesure de l’accomplir.
En ce sens, Nietzsche assume une forme de continuité avec Wagner – mais une continuité impliquant un dépassement. Il n’a pas été dupé, il ne s’est pas illusionné et son admiration pour le musicien ne procède pas d’un malentendu. Son adhésion inconditionnelle à la vision wagnérienne du monde et de l’art ainsi que la déception qui s’en suit ne sont pas des erreurs de parcours. Elles lui permettent au contraire de comprendre la nécessité d’un engagement plus total encore que cette « œuvre d’art totale » (Gesamtkunstwerk) promue par Wagner. Il prend alors conscience qu’il faudra un Zarathoustra pour en assumer l’exigence et les conséquences. Cette période contribue à forger ce qui deviendra une pensée proprement nietzschéenne. Comme le note Pierre Héber-Suffrin dans sa préface, « tout se passera comme si, constatant ultérieurement que Wagner était en réalité bien loin d’avoir poursuivi un tel projet, Nietzsche avait décidé de s’en charger lui-même, en projetant, lui, — une fois guéri du nationalisme wagnérien – bien plus qu’une nouvelle Allemagne, une nouvelle humanité. »