Le sens de la tragédie de Shakespeare est très largement perçu comme une vision exotérique de l’amour impossible. Josie Alwyn et Brien Masters, dans leur étude Educating the Soul, On the Esoteric in Shakespeare, nous invitent à mieux voir le sens de cet amour en recherchant son sens ésotérique, caché, profond et véritable : l’amour de Roméo et Juliette ne finit pas dans la mort, il y naît. Shakespeare réinvente, dans l’univers symbolique, la promesse de l’amour.
Roméo et Juliette met en scène un drame amoureux qui fait irruption au sein de deux familles rivales : les Montaigu et les Capulet. Ces deux familles vivent dans un monde déchu, où la source spirituelle se tarit dans l’impossibilité de la rencontre, de la communion dans l’amour. En effet, « des funestes entrailles de ces deux ennemis / Sont nés deux amoureux maudits par les étoiles ». Le projet de Roméo et Juliette consiste à trouver dans ce monde terrestre de la concorde dans la discorde, de la pureté dans le profane, mais en vain. Comme le dit Roméo lui-même : « Ô, je suis le bouffon de la fortune ! » Ils ne fouleront jamais le sol d’un nouveau paradis terrestre, la glaise d’un jardin d’Eden qui deviendrait tangible sous les auspices de leur amour.
Il ne peut donc s’agir que d’une tragédie ésotérique, où l’expérience de l’amour ne peut que s’accomplir dans la séparation terrestre des deux amants, propice à leur union dans le céleste. La vérité de l’amour s’y révèle dans le secret des deux âmes réunies par la mort dans le sein de Dieu. Roméo et Juliette sont nés et tentent de survivre dans un monde postlapsaire, c’est-à-dire dans un monde où la chute de l’Homme a eu lieu. La profondeur ésotérique de la tragédie se manifeste dans un théâtre du symbole : Adam et Ève ont désobéi à la règle divine ; Ève, tentée par le Démon, s’est repue du fruit de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. De façon analogue, Roméo et Juliette, héritiers de la faute originelle des premiers amants du monde, bravent les étoiles pour retrouver un paradis perdu. Dans la tempête de la querelle des Montaigu et des Capulet, les vagues mortelles du fatum déferlent sur les rives de leur amour impossible.
La scène du balcon, un dialogue métaphysique
La célèbre scène dite du balcon (acte II, scène 2) est assurément la scène la plus ésotérique de tout le corpus shakespearien. Roméo flâne dans le jardin de Juliette et se méprend à croire qu’il marche dans un nouveau jardin d’Eden fraîchement ouvert pour accueillir leur amour. Il marche, en réalité, sur une « terre vaine » – pour reprendre le poème de T.S. Eliot – où Juliette tente de réinventer la langue adamique. Avant la chute, la langue d’Adam était parfaite. Dans le début de la Genèse, le Créateur présente les animaux de la Création à Adam, et lui demande de les nommer. Dès lors, le langage d’Adam se fait sur le mode performatif ; et c’est précisément ce que Juliette cherche à faire lorsqu’elle médite sur la signification du nom de Roméo et se demande si elle doit le rebaptiser ou l’accepter comme tel (II, 2, 33-48) :
Juliette – Ô Roméo, Roméo, pourquoi es-tu Roméo ?
Renie ton Père et refuse ton nom ;
Ou si tu ne veux pas, jure d’être mon amour,
Et je ne serai plus une Capulet.
Roméo – Dois-je écouter encore, ou dois-je lui parler ?
Juliette – C’est seulement ton nom qui est mon ennemi :
Tu es toi-même, quand tu ne serais plus un Montaigu.
Qu’est-ce qu’un Montaigu ? Ce n’est ni une main, ni un pied,
Ni un bras, ni un visage, ni aucune autre partie
Du Corps d’un homme. Oh ! Sois quelque autre nom !
Qu’y a-t-il dans un nom ? Ce qu’on appelle une rose
Sous un tout autre nom sentirait aussi bon ;
De même Roméo, s’il ne s’appelait pas Roméo,
Garderait cette chère perfection qui est la sienne
Sans ce titre. Roméo, enlève ton nom,
Et en échange de ton nom, qui n’est aucune partie de toi,
Prends-moi toute entière.
Par ailleurs, la géographie même de la scène est ésotérique : Roméo se fraie un chemin dans le jardin, en bas, dans le monde terrestre tandis que Juliette se tient, en haut, dans un monde pré-céleste. Cette antithèse géographique exprime le principe hermétique « ce qui est en bas est comme ce qui est en haut » (as below as above). Ce principe hermétique observe le monde comme enveloppement : la partie est à l’image du tout, le microcosme est l’image réduite du macrocosme.
À ce propos, René Guénon montre, dans le Le symbolisme de la Croix, que l’union de ces deux principes complémentaires du Ciel et de la Terre – le premier étant actif, masculin, et le second passif, féminin – restaurent l’état primordial de l’Androgyne. Nous sommes là au cœur de la conception profonde et intérieure, c’est-à-dire ésotérique, de l’amour, telle qu’elle est exposée dans Le Banquet de Platon. Selon ce dernier, le désir amoureux manifeste la nostalgie de l’Un, que le mythe manifeste sous les traits d’une humanité originelle composée d’individus hermaphrodites. Zeus, pour les punir de leur hybris, les aurait scindés en deux, donnant lieu à la division des sexes. Chaque être du sexe opposé désire, depuis lors, rejoindre sa moitié arrachée pour restaurer son état primordial.
Or, Shakespeare propose une inversion dialectique dans laquelle le Ciel est incarné par la figure féminine, terrestre, de Juliette, tandis que la Terre est personnifiée par Roméo, à qui reviendrait le symbole masculin du Ciel. Et c’est sans doute là que « le bât blesse » : cette inversion est le signe de la destinée tragique que Shakespeare assigne à ces deux amoureux aux étoiles contraires. En effet, il s’agit là, dans l’ordre symbolique, d’une impossibilité de restaurer l’état de l’Androgyne primordial, proleptique de la fin funeste de la pièce. Tout se passe comme si la scène du balcon était en somme, pour reprendre la terminologie hermétique, le « microcosme » scénique du « macrocosme » de la pièce dans sa totalité.
L’amour est fort comme la mort
L’amour de Roméo et Juliette s’inscrit dans l’univers illusoire de la vie mondaine, où tout collabore contre l’authenticité d’une rencontre entre deux âmes. La mort, porte ouverte sur l’indéterminé et le monde onirique des saints et des anges, devient ainsi l’unique possibilité pour les deux amants de se réunir véritablement. L’absolu de la mort, identique dans son infinité à l’absolu de l’amour, apparaît comme le seul adéquat pour graver dans l’univers la force éternelle de leur promesse. Une fois morts, ils pourront gravir, main dans la main, les marches de l’éternel dans l’après-vie. Roméo ne peut supporter la vue de sa bien-aimée défunte et préfère renoncer au terrestre pour la rejoindre dans le céleste (V, 3,109-110) :
Oh ! ici,
Je veux gager mon repos éternel,
Et arracher au joug des étoiles funestes
Ma chair lasse de ce monde. Mes yeux, un dernier regard,
Mes bras, une dernière étreinte, et vous, mes lèvres, ô vous
Un contrat éternel avec la Mort gloutonne.
Viens, amer conducteur, viens, guide à la saveur âcre,
Toi, le pilote de mon désespoir, précipite d’un élan
Sur les rocs écumants ta bague fatiguée qui a le mal de mer :
Je bois mon amour ! Ô loyal apothicaire,
Ta drogue est rapide ! Ainsi dans un baiser je meurs.
Il en est de même pour Juliette qui, devancée par Roméo dans le trépas, décide de mettre un terme à sa vie pour le suivre dans l’au-delà (V, 3,163-166) :
Le poison, je le vois, a été sa fin prématurée.
Ô ladre ! Tu as tout bu, et ne m’as laissée aucune goutte amicale
Pour m’aider à te suivre ? Je vais embrasser tes lèvres.
Peut-être du poison y reste-t-il encore,
Pour que je puisse mourir de ce cordial.
Dès lors, Juliette partage le même destin que Cléopâtre, autre héroïne shakespearienne : elle ne peut pas vivre sans Roméo et n’a par conséquent aucun autre choix que de le rejoindre dans l’au-delà. De façon similaire, Cléopâtre se suicide avec des aspics venimeux puisqu’elle juge la vie insupportable sans son bien-aimé Antoine. Dès lors, le poison, ici, comme le présente Jacques Derrida, est un pharmakon, à savoir à la fois un poison et un remède. Roméo et Juliette ne meurent pas parce qu’il n’y a plus d’espoir pour leur amour ; ils ne meurent pas d’amour, mais pour l’amour. Leur mort, loin d’être un poison, est sans l’ombre d’un doute un remède et même une libération. Il s’agit d’une mort métaphysique, ils veulent mourir pour quitter le terrestre et se rejoindre dans le céleste. « Il aimait la mort, elle aimait la vie, il vivait pour elle, et elle est morte pour lui », nous dit un poète anonyme.
Dans cette tragique scène du suicide, Shakespeare révèle finalement le lien intime qui unit l’amour et la mort. De même que les divinités féminines de l’amour et du désir sont, en Occident comme en Orient, des divinités de la mort, l’expérience érotique se révèle chez Shakespeare comme indissociable de l’expérience de la mort. À la façon du cœur de sainte Thérèse d’Avila pénétré dans son extase orgasmique par une lance angélique, Juliette se jette dans la mort en accueillant dans son ventre le symbole de son désir : « Ô heureux poignard, / Voici ton fourreau ! Rouilles-y, et laisse-moi mourir. » On ne peut alors que penser à Camille Mauclair qui, dans La Magie de l’amour, énonce cette vérité identifiable dans la tradition littéraire et mythique: « C’est pourquoi rien ne ressemble plus à l’amour physique que la mort […] S’étreindre, c’est se jeter à deux dans la mort. »
Le barde procède de cette façon, au long de la pièce et dans la manipulation de scènes qui atteignent les cimes du pathos, à une réexploration du sens de l’amour. La créativité et la fécondité de l’amour s’expriment dans le paradoxe de la mort qui, loin d’être l’échec d’un projet irréalisable, constitue en fait ici, dans son sens ésotérique, le parachèvement du projet amoureux shakespearien. Ce projet se définit suivant les codes de la tradition courtoise, pourtant féodale, que Shakespeare actualise nettement dans la littérature renaissante. Dans la conception courtoise de l’amour, l’Eros est pensé non comme une tendance concupiscible, mais au contraire comme expérience de l’éloignement et, plus radicalement, de l’inaccessible : il prend en charge ce que Kierkegaard appellera les « risques de l’amour heureux », dans lequel le sujet déchoit dans une syncope érotique qui fétichise la femme possédée. La mort chez Shakespeare assume l’expression de cet amour transfiguré dans l’horizon inaccessible de l’au-delà. Nous voilà donc bien éloignés de la conception triviale et restrictive de l’amour limité aux délices illusoires de la vie ordinaire. La vie se trouve en retour réévaluée et sublimée dans son ouverture à la déprise que constitue l’horizon de la promesse. S’aimer, c’est apprendre à mourir.