La tenue prochaine au Bataclan d’un concert du rappeur Médine, dont certaines paroles font polémique («Crucifions les laïcards comme à Golgotha»), est dénoncé comme une indécence par plusieurs personnalités et anonymes demandant la déprogrammation de l’événement. D’autres, au contraire, prennent sa défense au nom de la liberté d’expression. Et chacun joue son rôle dans cette énième reprise d’une bien mauvaise pièce.
Ceux dont la seule ligne de pensée consiste à déplorer que l’on ne puisse plus rien dire ont subitement interrompu leur larmoyant numéro de victimisation pour revêtir leurs plus beaux habits de censeurs. Les moins idiots d’entre eux, qui ne sont pas les moins cyniques, savent que la bataille est perdue d’avance sur le plan de la loi. Ils s’emparent donc du puissant instrument de la morale pour livrer leur nouvelle croisade du moment : se défendant de remettre en cause la liberté d’expression, ils assurent que leur très noble fatwa condamne le caractère déplacé de ce concert dans cette salle de spectacle. Mais leur posture, il faut le concéder, est éminemment inconfortable. Car ce sont bien évidemment les propos de Médine que ces nouveaux défenseurs du devoir de mémoire ne supportent pas. Penauds de les avoir découverts avec dix ans de retard, à la faveur de l’ébullition virtuelle et de ses hasards, il leur faut ruser pour justifier leur grotesque révolte.
À les écouter, c’est bien Médine au Bataclan, la présence de ce rappeur-ci dans ce lieu précis, qui constituerait un blasphème envers la mémoire des victimes. « Et pourquoi pas un concert techno-nazi à Oradour-sur-Glane ? » Seraient-ils donc prêts à laisser Médine tenir les mêmes propos sur une autre scène, cent mètres plus loin ? Toléreraient-ils un concert techno-nazi dans une autre ville ? Et un concert de reggae à Oradour-sur-Glane ? Ils feignent en outre d’oublier que c’est bien en vertu de la loi du marché et de la liberté d’entreprendre, qui leur sont d’ordinaire si chères, que les programmateurs des lieux ont signé un contrat avec les organisateurs de la tournée du rappeur en question. S’ils étaient pourvus d’un peu d’esprit logique, sans doute auraient-ils jugé plus cohérent de satisfaire leur soif maladive d’indignation en dénonçant le choix de ceux pour qui l’argent n’a ni odeur ni mémoire, plutôt que de se lancer péniblement dans la ridicule exégèse d’un texte dont il s’obstinent à ne percevoir aucune nuance. Peut-être même auraient-ils pu, en poussant leur sens moral si aiguisé un peu plus loin, trouver indécent le simple fait que l’on puisse à nouveau se dandiner et chanter dans une salle où tant de gens ont été assassinés ?
Face à eux, l’armée des zombies républicains s’est aussitôt mise en marche. D’une minute à l’autre, sont sortis du bois tous les « je ne suis pas d’accord avec ceux que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire », ces voltairiens du pauvre qui ont manifesté en rangs groupés derrière Manuel Valls, Nicolas Sarkozy et Jean-Claude Juncker sur la place de la République en janvier 2015. Là encore, les moins idiots du lot ont flairé l’extrême délicatesse requise par la contorsion mentale à laquelle ils se livraient : la jurisprudence Dieudonné a en effet démontré que l’esprit Charlie, s’il n’hésite pas à recycler ses vieux slogans soixante-huitards lorsqu’il s’agit de proclamer qu’il est interdit d’interdire, sait aussi être raisonnable lorsqu’il s’agit d’interdire ce qui doit légitimement être interdit.
D’ordinaire, le critère de la « haine » se suffit à lui-même : il permet clairement et irréfutablement d’établir une frontière sûre entre ce qu’il est acceptable de dire et le reste. Cette fois, les propos à défendre sont un peu trop scandaleux. Ils seront défendus mais avec d’autant plus de gêne que ces bonnes âmes, sans doute sincèrement éprises de liberté, sentent bien au fond d’elle que Médine n’est pas franchement un des leurs. Quel supplice et quelle abnégation, de la part de ces militants de gauche ayant jadis lutté pour ce qu’ils pensaient être une juste conception de la laïcité, que de devoir désormais voler au secours d’un rappeur qui, fût-ce au dixième degré et avec toute l’ironie du monde, évoque la crucifixion des « laïcards » ! L’arrière-garde libertaire se voit contrainte de prendre la défense des créatures qu’elle a engendrées mais qu’elle demeure rigoureusement incapable de comprendre.
Ironiquement, la créature Medine semble bien inoffensive. Un adolescent attardé scandant lourdement des paroles de qualité médiocre qu’il a pris soin de saupoudrer de saillies vaguement provocatrices pour se faire une place dans un milieu déjà saturé de ses innombrables clones – quoi de plus inoffensif ? Le fond du propos n’est pourtant pas dénué d’intérêt : « Nous sommes les gens du Livre / Face aux évangélistes d’Eve Angeli / Un genre de diable pour les anges de la TV Reality ». Affirmation d’une spiritualité face à un matérialisme réducteur et décadent, le tout sur fond de débats autour d’une laïcité elle-même érigée au rang de dogme… Dommage que la chose ait été dite deux-cents fois et deux-cents fois mieux depuis deux-cents ans.