Quand Krasznahorkai tente de sonder le mystère de la création artistique

Les éditions Cambourakis ont eu l’excellente idée de traduire cette année, pour la première fois en français, le superbe livre de Laszlo Krasznahorkai, Seiobo est descendue sur terre, du nom de la déesse japonaise de l’Ouest. Au cours de 17 chapitres lumineux, le grand écrivain hongrois tente de percer à jour les mystères de la création artistique, que ce soit celui d’un artisan qui fabrique des masques de théâtre nô, celui de l’architecture unique de l’Alhambra ou encore celui de la conservation d’un bouddha. 

Ce qui frappe tout d’abord lorsqu’on lit pour la première fois le livre de Laszlo Krasznahorkai, c’est la longueur de ses phrases. Des phrases qui se déploient sur des paragraphes entiers, des pages entières, parfois plusieurs. Si l’auteur ne se prêtait pas à cet exercice dans Tango de Satan (1985), il avait commencé à développer ce trait dès La mélancolie de la résistance (1989). Certains pourraient y voir une préciosité, surtout que l’absence de points ne procède pas d’une complexité syntaxique qui les repousseraient à l’infini comme chez Proust. Non, Krasznahorkai refuse de mettre un point quand il devrait mettre un point. Alors, il dépose nonchalamment une virgule, un point-virgule, enchaîne les deux-points. Ce parti pris déroute le lecteur habitué aux conventions, celui qui aime qu’une phrase commence et finisse, que la virgule joue le rôle d’une virgule et que le point joue le rôle d’un point. Mais au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture, l’agacement s’estompe. Le regard cesse d’attendre avec impatience ce fameux point qui ne vient pas. L’œil commence à apprécier la forme de ces phrases perpétuellement ouvertes. L’esprit se met à reconnaître les vertus de ce flot ininterrompu. Il est dès lors comme bercé par les mots plein de sens du vieux Magyar. C’est comme si Krasznahorkai avait besoin de mettre le lecteur dans une disposition particulière, le frapper d’un envoûtement, pour aborder le sujet de son livre : le Beau, la création artistique, la quête du sacré. Thèmes qu’il décline à travers 17 chapitres brillants dont certains ont particulièrement retenus notre attention.

La connaissance qui est dans la main

On pense notamment à celui intitulé « Il se lève à l’aube » consacré à un artisan, Ryosuke Ito, occupé pendant des mois à la confection d’un masque de théâtre nô de type Hannya (femme démon) particulièrement effrayant pour la pièce Aoi no Ue (Dame Aoi). Krasznahorkai interroge le travail de cet homme qui, à partir d’un morceau de bois d’hinoki choisi avec soin, va créer un masque qui possédera une dimension sacrée. Son labeur est un exercice infini de répétitions qui mobilise à chaque instant la perfection d’un geste ancré dans la tradition : « C’est à peine si l’on remarque le travail exécuté dans la journée, sa vie se résume à une succession de transformations, imperceptibles pour un observateur non averti, tandis que le masque, à chaque petit coup de ciseau, aussi rapide que précis et assuré, se rapproche de plus en plus du masque qu’il a l’esprit. » Pour l’auteur, il s’agit de comprendre le mystère de la main de l’artisan, d’analyser la nature d’un savoir non réflexif : « Il ne réfléchit pas, sa main agit toute seule, inutile de la diriger, la scie et les ciseaux savent ce qu’ils ont à faire. » Quel est donc le secret de cette connaissance qui n’est pas théorique mais purement intuitive ? De quelle nature est cette connaissance qui est dans la main ? Comment l’idée traverse-t-elle le corps ? C’est un point crucial qui semble caractériser en propre la pensée japonaise. Contrairement aux Occidentaux, les Japonais ne pensent pas nécessairement qu’un cerveau vaille mieux qu’un ventre ou qu’un pied. En l’occurrence, qu’une main. Leur monde n’est pas conditionné par le primat de la théorie sur la pratique. Le savoir de l’artisan Ryosuke Ito égale en dignité celui de n’importe quel « intellectuel ». La fin de son art réside dans les moyens qu’il met en œuvre : « Son maître lui avait alors enseigné, et son expérience personnelle avait confirmé ses dires, que s’il caressait le désir de créer un masque magnifique, alors ce masque serait obligatoirement et inévitablement affreux, il en était toujours ainsi, c’est pourquoi ce désir ne l’anime plus depuis longtemps, du reste plus rien ne l’anime, aucune pensée, sa tête est vide, il est comme hébété, seule sa main, seuls ses outils ce qu’ils ont à faire. »

Masque de type Shiro-Hannya

Quand des étudiants occidentaux qu’il accueille parfois dans son atelier viennent l’interroger sur son travail ou sur le sens du théâtre nô, il ne sait trop quoi répondre : « Il ne se préoccupe pas du sens du nô, ne se demande pas en quoi un masque est magique, la seule chose qui l’anime c’est de faire de son mieux, dans les limites de ses capacités, et à l’aide des prières récitées en secret dans les sanctuaires, la seule chose qu’il connaisse, c’est le geste, la technique, l’art de buriner, de graver, de sculpter, de ciseler, c’est-à-dire l’accomplissement d’une suite de gestes concrets dictés par la tradition, et non les « grandes questions ».» Krasznahorkai veut ici montrer le fossé qui sépare les conceptions japonaises et occidentales de la création artistique. La première se déploie avant tout sur le plan de l’immanence, avec comme horizon la quête du geste parfait qui seul conditionne la réussite d’une œuvre. La seconde valorise le concept et exige qu’une œuvre soit « expliquée ». Dans l’art traditionnel européen, elle renvoie nécessairement à une transcendance, avec l’art moderne et contemporain, la « théorie artistique » est à l’origine de l’œuvre.

Voir l’Acropole comme les anciens Grecs

Un autre chapitre marquant du livre se nomme « En haut de l’Acropole ». Un touriste se rend à Athènes car « voir une fois l’Acropole était l’un de ses plus grands rêves ». Sur la place Syntagma, un groupe de jeunes gens tentent de le dissuader. Ils se rient de cet énième visiteur venu rendre hommage au berceau de la civilisation européenne, à la cité qui a vu naître la démocratie et la philosophie. Les jeunes Grecs ne comprennent pas qu’on puisse encore être trompé par cette gloire passée. Et l’Acropole, « le plus bel édifice du monde occidental », n’est plus que l’ombre de lui-même. Ceux qui ont visité Athènes au début du XXIe siècle comprendront facilement où veut en venir Krasznahorkai. La capitale est d’une infinie tristesse, la crise économique a profondément abîmé l’âme de cette ville où les junkies sont omniprésents, le port du Pirée a été vendu aux Chinois et l’Acropole est en restauration depuis plus d’une décennie. L’état actuel de la capitale grecque est le symbole le plus parfait du déclin de la civilisation occidentale qui meurt d’abord là où elle a commencé. C’est pourquoi la jeunesse préfère siroter des bières plutôt que de célébrer cette grandeur révolue dont les traces sont aujourd’hui quasiment imperceptibles.

Le Parthénon en 2012

Néanmoins, le touriste ignore le conseil qui lui est adressé et décide de se rendre tout de même à l’Acropole. Arrivé à destination, il est alors incapable d’apprécier la beauté du site à cause « d’un détail matériel aussi futile que ridicule », à savoir l’absence d’une casquette sur sa tête et d’une paire de lunettes de soleil sur son nez pour le protéger du soleil ainsi que d’une bouteille d’eau pour irriguer son gosier : « Dès qu’il voulut lever les yeux pour constater que l’Acropole était bien là, il ne put supporter la lumière et dut baisser aussitôt la tête. » Sur le site, « il n’y avait pas l’ombre d’une ombre » et « l’effet de la réverbération sur le calcaire » était aveuglant. Les Propylées, le Brauronéion, l’Érechthéion, le Parthénon lui-même lui demeurent invisibles. « Personne n’alertait les gens, ne leur disait que la luminosité était extrêmement forte sur l’Acropole et qu’il fallait absolument, surtout les gens fragiles des yeux, prendre des précautions particulières. » Son rêve se refuse à lui car il ne dispose pas de l’équipement d’un touriste professionnel comme ce couple d’Allemands qu’il a pu distinguer. « Il était inutile d’y retourner, il savait qu’il ne pourrait d’aucune façon voir la réalité matérielle de l’Acropole. » Lui voulait voir l’Acropole à la manière des anciens Grecs lors des Panathénées : « S’il n’avait pas pris de lunettes de soleil, c’est parce que l’Acropole derrière des lunettes de soleil n’avait rien à voir avec l’Acropole. » Sur le plan symbolique, cela signifie bien que le monde antique a bel et bien disparu, que l’Acropole n’est plus le lieu vivant qu’il fut autrefois mais un site touristique mort, au mieux une ruine. Il est désormais impossible de percevoir l’Acropole comme autrefois. Cette expérience est irrémédiablement perdue. Dès lors, pour la contempler, il faut le faire à la manière des touristes, une casquette sur la tête, des lunettes de soleil sur le nez et une bouteille d’eau dans son sac. Mieux vaut donc faire comme ces jeunes gens de Syntagma, les vrais Grecs vivants d’aujourd’hui : boire une bière avec ses amis.

Les deux textes présentés plus haut sont très différents l’un de l’autre mais ils sont exemplaires de la démarche de Krasznahorkai. Ce qui intéresse l’écrivain ce sont les conditions de possibilité d’une expérience esthétique, réussie dans le premier cas, sur le mode de la création, car s’inscrivant dans une tradition ; ratée dans le second cas, sur le mode de la contemplation, car cherchant à accéder à un point de vue antique avec les yeux du moderne.