Dans son dernier ouvrage, Le loup dans la bergerie (Flammarion, Climats, 2018), Michéa s’évertue à actualiser sa thèse de l’unité du libéralisme, politique, culturel et économique et à l’approfondir sous l’angle du lien entre droits de l’homme et société libérale.
Michéa rappelle que la protection des droits individuels n’a pas attendu le XVIIIe siècle pour être une préoccupation de la pensée européenne, en témoigne notamment la Magna Carta britannique du XIIIe siècle. En revanche, l’originalité majeure des droits de l’homme issus des Lumières réside dans la conception de l’homme et de la liberté sur laquelle ils reposent. Le « pompeux catalogue des droits de l’homme » (expression de Marx souvent reprise par Michéa), prétend énoncer des droits intemporels et universels « acquis dès la naissance, abstraction faite de toute référence à un tissu social et anthropologique préexistant ». L’individu et ses droits naturels préexisteraient ainsi à la société, laquelle ne serait qu’une fiction. Ce mythe du robinson originel constitue le cœur de la genèse libérale. Pour les penseurs des Lumières, il importe donc de préserver cette liberté individuelle en ne lui astreignant qu’une seule et unique limite : la liberté d’autrui.
Michéa emprunte au penseur libéral Isaiah Berlin les concepts de liberté négative et positive. La première, issue du logiciel libéral, est conçue comme une liberté naturelle qu’il n’y a pas lieu de susciter ou d’encourager mais uniquement de laisser s’épanouir et surtout de ne pas inhiber. Le fameux « laisser faire » induit cependant encore l’idée d’une liberté permise, favorisée et donc dépendante d’une autorité organisatrice. Pour Isaiah Berlin, à cette formule doit s’en substituer une autre, négative : « ne pas entraver » une liberté qui constitue l’état de nature de l’homme. Contrairement à cette liberté libérale dite négative, la liberté positive serait une liberté qui prendrait appui sur la communauté et la société, une liberté construite par l’animal social qu’est l’homme.
Libéralisme et égalitarisme
Ne souffrant aucune limite exceptée la liberté des autres robinson, la liberté libérale nécessite l’égalité de tous les individus afin que la liberté de l’un ne prime pas sur celle de l’autre. Michéa rappelle qu’Engels avait déjà remarqué l’abstraction sur laquelle repose cette conception de la liberté et de l’égalité : « Il faut que ce soient deux hommes qui sont tellement affranchis de toute réalité, de tous les rapports nationaux, économiques et religieux existant sur terre, de toutes les propriétés sexuelles et personnelles, qu’il ne reste de l’un comme de l’autre que le simple concept d’homme ; c’est alors seulement qu’ils sont « pleinement égaux ». » Toute incarnation biologique ou sociale de l’homme induit une distinction et devient source d’inégalité et donc de remise en cause de la liberté naturelle. Réduit à l’état de concept, l’homme doit pouvoir librement choisir ce qu’il veut être. L’actualité de ces dernières années illustre jusqu’à la caricature les conséquences d’un tel axiome. Évacuant essence et existence, l’homme n’est plus que le fruit de sa libre volonté, voire de son caprice. Ce n’est plus que le ressenti individuel qui détermine ce que l’on est. Autrui est bien sûr sommé de porter un jugement conforme à l’idée que l’on se fait de soi même.
Au delà de montrer que les droits de l’homme reposent sur une conception de la liberté anthropologiquement contestable, si ce n’est manifestement erronée, Michéa s’inquiète de l’illusion d’indépendance que peut donner une telle liberté en glosant sur la notion de « mode de vie » développée par le philosophe Mark Hunyadi. Le mode de vie désigne l’ensemble des pratiques concrètes qui façonnent effectivement les comportements de chacun en produisant des attentes auxquelles, pour se socialiser, les individus se conforment. La tyrannie du mode de vie technologique est évidemment la plus visible – libre à chacun de ne pas utiliser de téléphone portable ou d’ordinateur mais il faudra en subir les conséquences sociales – cependant elle n’épuise pas ce concept. Contrairement à ce que supposent les robinsonnades libérales, de nombreux choix individuels de l’animal social qu’est l’homme s’inscrivent dans un environnement collectif et ont des répercussions sur toute la société.
L’illusion juridique du choix personnel
Pour le libéral, libre à chaque employé de s’accorder avec son employeur pour travailler le dimanche, surtout si un tel travail donne lieu à une rémunération attractive. Pourtant, « une telle décision dissimule, sous l’apparence d’un choix purement personnel et d’un contrat purement privé, toute une philosophie implicite de vie commune ». Ce choix privé, s’il se généralise, implique un « bouleversement des rythmes collectifs ». Si le dimanche devient un jour comme les autres ce sont les vies familiales, sportives ou associatives qui sont remises en question par manque de synchronisation. Quelle que soit la légitimité du travail dominical, il est donc indéniable que celui-ci ne relève pas uniquement de la sphère privée mais intéresse l’ensemble de la société. Derrière l’illusion juridique (encore une expression de Marx) d’un choix libre et privé, se cache la réalité d’une baisse d’autonomie des individus.
Développant la dénonciation de la tyrannie des modes de vie de Mark Hunyadi, Michéa déplore la conjonction de la montée des droits individuels et de la diminution de l’autonomie réelle : « […] l’avènement de l’individu est simultanément la meilleure garantie pour les systèmes instrumentaux – économiques, financiers, techno-scientifiques – désormais mondialisés de pouvoir déployer à leur guise des réseaux complexes face auxquels les individus, mais aussi les communautés et les États, se trouvent politiquement et éthiquement démunis. » Les droits de l’homme se montrent en effet incapables de défendre les individus contre les méfaits de la société marchande. Emprisonnée dans l’exigent carcan de la neutralité morale et de l’absence de jugement, la pensée libérale ne peut formuler aucune critique philosophique ou morale mais doit se contenter de seulement exiger le respect formel des droits individuels. Des débats philosophiques ou anthropologiques sur la répartition des rôles féminins et masculins ou, pire, sur le bien fondé de l’organisation économique et sociale de la société entacheraient d’un dangereux jugement moral la neutralité axiologique qui doit prévaloir dans la société libérale. Comme l’homme, la femme doit soumettre sa vie aux exigences du marché et de la vie professionnelle. Les chiffres de la parité doivent donc permettre d’établir presque mathématiquement si une société respecte la condition de la femme et est digne d’être qualifiée de libre et démocratique.
Dans cet énième approfondissement des thèses habituelles de l’auteur, ce dernier ouvrage dissèque donc l’anthropologie libérale dont les gauches occidentales sont les héritières en l’opposant à la pensée socialiste du XIXe siècle. Comme dans son précédent ouvrage, Notre ennemi le capital, Michéa a largement recours à Marx et procède finalement à l’exégèse de la critique marxiste des droits de l’homme. Illusoirement protégé par son pompeux catalogue de droits, l’individu de la société libérale renonce à juger le monde et donc à agir sur lui. Mais « laisser le monde à son libre cours, cela veut dire, dans les faits, le laisser tel que le veulent les autres, ceux qui ont le pouvoir de nous imposer des modes de vie ».