Georges Florovsky est l’un des plus grands historiens issus de la diaspora russe post-révolutionnaire. Il a consacré une partie importante de ses efforts intellectuels à tenter de comprendre les racines spirituelles de la révolution bolchévique, car « la révolution russe fut une catastrophe spirituelle, une disparition de l’âme, un embrasement des passions rebelles, et c’est pourquoi il faut l’expliquer à partir de ses fondations spirituelles ».
Georges Florovsky est né à Odessa en 1893. Bien qu’il soit issu d’une famille sacerdotale, il choisit de ne pas aller au séminaire, et fréquente l’université d’Odessa dont il sort diplômé en 1916. Il fait partie des intellectuels bannis de Russie en 1922 sur ordre de Lénine et Trotski. En 1926, il commence à enseigner à l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge à Paris (ses cours de cette époque seront d’ailleurs édités par deux futurs martyrs du nazisme : sainte Marie Skobtsov et saint Élie Fondaminski), lequel vient d’être fondé par le métropolite Euloge (qui siège dans la fameuse cathédrale russe Saint-Alexandre-Nevsky située rue Daru à Paris), puis est ordonné prêtre en 1932.
Il fréquente alors le fameux cercle de Berdiaev, où l’on retrouve également Boulgakov, Corbin, Chestov, Mounier, Maritain… À la demande du métropolite Euloge, Florovsky fera partie de ceux chargés d’évaluer la théologie controversée du père Serge Boulgakov. Il en rendra un jugement négatif, estimant que la sophiologie de Boulgakov est une spéculation aussi inutile qu’erronée au regard de la Tradition orthodoxe. Il lui reprochera également d’être une réflexion purement individuelle, en rupture avec le caractère fondamentalement ecclésial et traditionnel de l’authentique théologie orthodoxe. Suite à cette controverse douloureuse avec celui qui était son collègue et ami, Florovsky s’éloigne de la France. Il passe l’essentiel de la Seconde Guerre mondiale en Serbie, avant de rejoindre les États-Unis en 1948 où il devient le doyen du séminaire russe Saint-Vladimir. Il y fait une brillante carrière professorale, qui lui vaudra d’être invité à enseigner à Harvard puis à Princeton, où il demeure jusqu’à sa mort en 1979.
C’est en 1937 que Florovsky publie à Paris ce qui demeure l’un de ses travaux les plus importants : Les voies de la théologie russe. Dans ce livre à la lecture difficile (facilitée cependant par l’exceptionnel travail de notes effectué par le traducteur Jean-Louis Palierne pour l’édition faite à L’Âge d’Homme), le père Georges se livre à une analyse historique étendue de la théologie et de la spiritualité russes, et, au-delà, de l’ensemble de la culture de la Russie pré-soviétique, du baptême du prince de Kiev saint Vladimir (958-1015) en 988 à la révolution bolchévique de 1917. C’est donc un ouvrage d’une ampleur et d’une densité exceptionnelles que propose l’auteur, et nous n’aurons ici pas même la prétention d’en livrer un résumé. Nous allons plus modestement tâcher simplement d’en exposer la pensée directrice.
Orient ou Occident ?
La Didachè (l’un des premiers textes chrétiens) commence par ces mots : « Il existe deux voies : l’une de la vie et l’autre de la mort. » (traduction de La Pléiade) L’être humain est ainsi tiraillé entre ces deux voies contradictoires. Pour Florovsky, la culture russe fut de la même façon tiraillée par deux voies contradictoires : la voie occidentale et la voie orientale. Ce qu’il propose est donc une histoire problématisée de la culture russe, rendant compte des oscillations de cette dernière entre Orient et Occident, puis finalement de la victoire malheureuse de la voie occidentale qui mènera droit selon lui à la domination sur la Russie d’une idéologie typiquement occidentale : le communisme.
Si Les voies de la théologie russe s’achève sur cette victoire de la voie occidentale qu’est la révolution bolchévique, Florovsky estime que c’est bien en Orient que se trouvent les racines de la culture russe. Il affirme ainsi : « L’histoire culturelle de la Russie s’ouvre sur le baptême de la “Rus”. » Il rajoute : « C’est de Byzance que la Rus a reçu son baptême. » C’est ainsi la brillante culture byzantine qui fut la matrice de la culture chrétienne de Russie, dont la constitution fut par ailleurs un processus de longue durée : « N’allons pas bien sûr nous représenter le baptême de la Rus comme un évènement ponctuel et singulier, auquel il serait possible d’attribuer une date bien précise. Le baptême fut un processus complexe, riche de facettes multiples ; cet événement s’étala sur une longue durée, ponctuée de nombreux épisodes et s’étendant non seulement sur des décades, mais sur des siècles. »
Le père Georges décrit dans son livre, avec moult détails, comment la culture russe va cependant par la suite peu à peu s’éloigner de ses racines orientales, et se mettre à l’école de l’Occident, jusqu’à subir une véritable pseudomorphose. Ce dernier terme vient à l’origine de la minéralogie, où il désigne le « phénomène de transformation d’un minéral en un autre, qui conserve la même forme extérieure » (définition Larousse). Florovsky utilise ce terme pour signifier le fait que si la culture russe a bien gardé les formes extérieures de l’Orient, elle s’est dans son esprit même largement occidentalisée.
La révolution pétrovienne
Cette pseudomorphose de la culture russe est particulièrement manifeste dans la réforme ecclésiastique menée par le tsar Pierre le Grand (1672-1725). Ce dernier accomplit durant son règne un vaste programme de réformes visant à moderniser une Russie qu’il juge arriérée (ce qui ne l’empêchera pas d’ailleurs de généraliser aussi le servage). Pour Pierre, la Russie ne pourra sortir de son « arriération » qu’en prenant exemple sur l’Occident et en tournant le dos à ses usages « archaïques ». En sus de ses réformes juridiques, sociales, administratives et économiques, Pierre accomplit ainsi une grande réforme politique qui transforme la monarchie russe en un régime moderne absolutiste. C’est en lien avec cette affirmation d’un pouvoir central fort que Pierre décide de réformer également l’Église russe, pour laquelle il n’a par ailleurs que peu de sympathie. Son but est clair : mettre cette dernière au pas. En 1721, il abolit ainsi le patriarcat de Moscou, et place à la tête de l’Église de Russie un ober procureur, nommé par le pouvoir central.
Florovsky affirme : « Agissant ainsi, l’État niait toute indépendance des droits et des pouvoirs de l’Église, cependant que toute idée même d’autonomie de l’Église était dénoncée et condamnée sous le chef de “papisme”. » Il rajoute : « L’État s’arroge le droit de déterminer le but et les limites de ce qui est obligatoire et de ce qui est autorisé – jusque même dans le domaine de la doctrine religieuse. C’est là aussi la raison de la multiplicité des diverses tâches et obligations que l’État assigne au clergé : le clergé se transforme en une catégorie particulière de serviteurs de l’État dont le premier devoir est de ne plus se concevoir que comme une telle catégorie et comme rien d’autre ; tout droit d’initiative et d’appréciation critique était dénié à l’Église et lui était retiré. »
L’Église était ainsi sommée de répondre au « au critère de l’utilité et des besoins de l’État », celui-ci estimant que « n’est utile que ce qui convient aux tâches et aux buts politiques, et cette utilité est estimée et considérée comme une valeur plus haute que la vérité ». Pour Florovsky, cette réforme, catastrophique pour l’Église, est clairement d’inspiration occidentale : « Pierre souhaitait organiser l’administration de l’Église en Russie à la façon dont les protestants réglaient la leur. » Pierre s’inspira ainsi largement de l’organisation des Églises dans les monarchies luthériennes. La réforme pétrinienne fut bien ainsi une Réforme russe, et un symptôme de la pseudomorphose de la culture russe. En effet, pour Florovsky, la réforme de Pierre ne fait pas que reproduire l’organisation ecclésiale des pays luthériens, mais procède également de l’esprit même de la Réforme protestante : « C’est à son époque en effet que s’est affaibli et évanoui le sens mystique de l’Église, et c’est alors qu’on en est venu à ne plus voir en elle qu’une institution empirique chargée d’organiser la vie religieuse populaire. Partant de ce point de vue, il est naturel que tout sens de l’Église ait pu disparaître en face de la centralisation de l’État et qu’elle lui ait été soumise. La plénitude des droits et des pouvoirs dans les affaires religieuses de la nation était absorbée par le “prince du territoire“, ou bien lui était attribuée. C’est ce système de rapports entre l’Église et l’État qui fut introduit et solennellement proclamé en Russie sous Pierre le Grand. »
Revenir à la source d’eau vive : l’Orient
On le voit, si Florovsky aime passionnément sa patrie, il ne la regarde pas pour autant avec les yeux de Chimène. Il demeure douloureusement conscient de ses illusions et de ses trahisons. La révolution bolchévique n’est pas tombée du ciel. Elle est la conséquence de la pseudomorphose de la culture russe, du reniement de ses racines orientales et de sa complaisance envers les séductions de la modernité occidentale. Florovsky affirme à ce propos : « La révolution révéla une dure et douloureuse réalité sur l’âme russe, mettant à nu ses ultimes abîmes, formés de faiblesse et d’apostasie, d’affliction et de dépravation. L’âme russe était comme empoisonnée, bouleversée et lacérée. »
« À qui veut régénérer une société en décadence, on prescrit, avec raison, de la ramener à ses origines », disait Léon XIII. Pour Florovsky, l’âme russe ne pourra se régénérer qu’en revenant à ses racines, c’est-à-dire aux Pères gréco-byzantins. C’est en renouant avec l’hellénisme que la pensée russe pourra retrouver la voie orientale. Non pas bien sûr avec l’hellénisme moderne de la Renaissance, mais avec l’hellénisme traditionnel qui fut baptisé dans la pensée des Pères (le Nouveau Testament lui-même a d’ailleurs été rédigé en grec), s’intriquant au plus profond de la vie spirituelle de l’Église : « L’hellénisme a été, pour ainsi dire, immortalisé dans l’Église, parce qu’il a été incorporé dans la fabrication même de la réalité de l’Église comme une catégorie éternelle de l’existence chrétienne. »
Florovsky critique à ce propos avec force l’opposition à l’hellénisme, habituelle dans l’historiographie protestante. Il reconnaît sans peine aux historiens protestants le grand mérite d’avoir développé l’histoire de l’Église en tant que discipline savante, mais il rajoute aussi : « Le phénomène réel de l’histoire de l’Église ne comporte pour eux aucune signification religieuse et ne possède aucune puissance. Pour eux l’histoire est toujours l’histoire d’un déclin – s’ils étudient l’histoire, c’est justement afin de prouver l’existence de ce “déclin”, et ce qu’ils recherchent est toujours le “christianisme primitif”, celui qui aurait existé avant l’histoire. Or c’est bien là l’élément caractéristique de la prétendue théologie moderne. » Les tentatives protestantes de « deshelléniser » le christianisme pour revenir à la « Bible pure » n’ont par ailleurs jamais rien donné d’autre que du fondamentalisme biblique ou du libéralisme théologique.
À l’inverse, Florovsky affirme que l’histoire de l’Église est en elle-même porteuse de vérité spirituelle. Le baptême de l’hellénisme n’est pas un accident de l’Histoire dépourvu de signification profonde, mais relève de la croissance historique et créative de la vie spirituelle et traditionnelle de l’Église : « Le christianisme est entièrement situé dans l’histoire ; tout entier, il ne parle que de l’histoire. Ce n’est pas seulement une révélation dans l’histoire, c’est aussi un appel à l’histoire et à l’action, à la créativité dans l’histoire ; dans l’Église, tout est dynamisme, tout, de la Pentecôte au Second Avènement, est action et mouvement. Or, ce mouvement ne consiste pas à fuir le passé, c’est un mouvement ininterrompu de finition du passé. La Tradition vit et porte la vie dans la créativité. »
Le retour aux Pères que prêche Florovsky, seul moyen à ses yeux de régénérer l’âme russe, n’est donc certainement pas une répétition morte. La Tradition bien comprise n’est pas une ratiocination stérile, mais une créativité dans la fidélité : « Retrouver le style patristique doit représenter la condition première, le postulat fondamental pour toute renaissance théologique en Russie. Cette renaissance ne doit pas être une sorte de “restauration” ou de répétition, ou encore de retour au passé : pour “suivre les Pères”, il faut toujours aller de l’avant, et non retourner vers l’arrière ; cela implique une fidélité à l’esprit des Pères, et pas seulement à la lettre des Pères. On doit se plonger dans l’inspiration du feu patristique, sans se contenter d’être un jardinier butinant parmi les textes anciens. »
Leçon d’espérance
Lorsque Florovsky publia son livre en 1937, bien des idéologues et des cyniques ont dû le trouver incroyablement naïf. Nombreux étaient alors ceux qui pensaient que le communisme était la fin de l’Histoire, et que l’Église de Russie n’était plus qu’une vieillerie vouée à l’extinction. Pourtant, l’Histoire elle-même a donné raison à Florovsky. Aujourd’hui, l’U.R.S.S. n’est plus qu’un mauvais souvenir, alors que l’orthodoxie russe est on ne peut plus vivante. Pour cette raison, s’il y a aujourd’hui une leçon à retenir du livre de Florovsky, alors c’est bien une leçon d’espérance. Contre toutes les idéologies qui prétendent achever l’histoire pour mieux enfermer les hommes, Florovsky rappelle que l’histoire n’est pas terminée : « C’est lorsqu’on le considère plus comme une obligation que comme une attente ou une prémonition que l’avenir se révèle de la manière la plus véridique et la plus profonde. L’avenir n’est pas la nécessité, il ne peut être un simple objet d’attente – c’est quelque chose que l’on crée. »