Un nouvel éloge des Trois Mousquetaires

En 1844, dans le journal Le Siècle, paraissaient les aventures de D’Artagnan et de ses trois illustres compères, Athos, Porthos et Aramis. Le succès fut immédiat et Alexandre Dumas (bien aidé en cela, il est vrai, par son collaborateur Auguste Maquet) fit ainsi une entrée remarquée dans les annales de la littérature française. Si personne ne dénie à cette œuvre le statut de classique, beaucoup lui attribuent une valeur inférieure à sa valeur véritable. Apporter quelques corrections aux préjugés qui l’entourent est important.

Alexandre Dumas, par Nadar

C’était avant Hollywood, avant Netflix, et bien avant la conquête de l’imaginaire collectif par la triple alliance redoutable entre les États-Unis, le cinématographe et la télévision. C’était à l’aube de l’alphabétisation des masses, quelques décennies après la Révolution, sous une monarchie inconsistante emmenée par le roi Louis-Philippe. La France était alors hantée par le souvenir de l’épopée napoléonienne et se languissait de l’Empire évaporé. Une frange de la presse quotidienne, animée par la volonté d’attirer et de contenter les annonceurs, publiait dans ses colonnes des romans sous forme de fragments. Un nouveau genre littéraire naissait et se développait : le roman-feuilleton. À bien des égards, et surtout eu égard à leur impact et leur résonance auprès du peuple, il s’agissait des ancêtres de nos séries télévisées actuelles. Ces récits populaires, écrits à la hâte, destinés à séduire et captiver le plus grand nombre, faisaient la part belle à l’intrigue, à l’action, aux rebondissements, bien souvent au détriment du style et de la subtilité. Ceci explique pourquoi les puristes et les amoureux de belles lettres se sont empressés de les agonir de leurs critiques les plus virulentes. On reprocha à ce nouveau genre peu ou prou ce qu’on peut légitimement reprocher aux séries d’aujourd’hui : mercantilisme, spectacularisation permanente, personnages caricaturaux, grossièreté du propos, ficelles narratives éculées, flatterie du lectorat… Tous ces reproches ont une part de pertinence, voire de franche vérité. La plupart des romans-feuilletons, d’ailleurs, n’ont pas résisté à l’épreuve du temps et sont devenus difficilement lisibles. Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, véritable phénomène de mode au moment de leur parution, en sont un exemple éloquent. Pourraient également être cités les Exploits de Rocambole, qui, s’il a accouché d’un bien bel adjectif, a été relégué au ban de notre mémoire. Cependant, il est une autre vérité qu’il convient de ne pas méconnaître : en matière d’art, l’exception doit toujours primer. La qualité d’un genre s’évalue non pas en fonction de la production totale qu’il suscite mais en fonction des rares productions qui parviennent à hisser ledit genre à son meilleur niveau. Un genre, in fine, se définit par les contraintes qu’il impose. Tous les genres en charrient un lot. C’est à celui qui s’en accommodera le mieux, qui parviendra à en dégager l’excellence qu’il faut se fier pour en juger les mérites. En l’occurrence, s’agissant du roman-feuilleton, c’est Alexandre Dumas qui a su en extraire la substantifique moelle. Parmi tous ceux qu’il a écrits, les Trois Mousquetaires est le tout premier et sans conteste le plus fin et le plus abouti.

Évacuons d’emblée cette question déjà tant ressassée de la paternité de l’œuvre. C’est un fait avéré, Dumas n’a pas écrit les Trois Mousquetaires à lui seul. Il en a défini le thème, les personnages, les contours, les grandes lignes et a délégué la conception de la prose à Maquet. Les métaphores permettant de décrire cette relation particulière entre les deux écrivains sont légions : l’un fut l’architecte, l’autre le maçon ; l’un fut le compositeur, l’autre l’interprète, etc. La plus juste, semble-t-il, consiste à assimiler Dumas à ces grands peintres auxquels l’Histoire attribue des fresques monumentales sans se soucier de savoir lequel de ses élèves a jeté les coups de pinceau. Au reste, les travaux de Simone Bertière ont achevé de démontrer à quel point les retouches apportées par Dumas aux ébauches de Maquet ont été décisives, notamment quant au rythme et à la vivacité générale du récit. Pour finir, chacun constatera sans peine que l’œuvre personnelle de Maquet n’a laissé que peu de traces ; cela suffit pour affirmer qu’il est sûrement plus redevable à Dumas que l’inverse.

Une œuvre d’ordre mythique

Le cardinal de Richelieu au siège de la Rochelle, par Henri-Paul Motte

Le talent de Dumas ne fait plus débat. Comme un symbole, ses cendres ont été transférées au Panthéon en 2002 pendant l’insipide présidence de Jacques Chirac. Cette consécration coïncide étrangement avec la régression de son influence. Auparavant, la lecture des Trois Mousquetaires constituait une étape obligatoire et primordiale dans l’éducation littéraire d’un Français, une sorte de porte d’entrée vers l’univers délicieux des mots et des livres. Il suffit d’interroger quelques personnes de plus de cinquante ans pour s’en convaincre. Mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, tout part à vau-l’eau, ma bonne dame ! Aujourd’hui, la littérature est globalement envisagée comme un monopole de snobinards. Aujourd’hui, que la littérature puisse, tout en restant noble, être amusante, agréable, légère, simple, jouissive, paraît saugrenu, pour ne pas dire absolument inconcevable aux jeunes générations, ces jeunes générations qui ne jouissent presque plus que par la contemplation passive des images qui se succèdent sur les multiples écrans à leur disposition. C’est d’ailleurs par la faute même de ces images que la portée du livre de Dumas a progressivement été abîmée. C’est à cause des multiples adaptations auquel il a donné lieu que la plupart des gens en conservent une idée frelatée, celle d’un truc kitsch, d’un machin grotesque, d’un vague bidule de cape et d’épée. Que ce soit dit et redit, écrit et réécrit : aucune d’entre elles n’a jamais rendu justice à l’œuvre originelle. Ces adaptations, filmiques pour la plupart, n’en ont retenu que les aspects les plus médiocres ; alors que toute la force du récit de Dumas, en comparaison des autres romans qualifiés de populaires, tient entre autres à sa subtilité et aux différents niveaux d’analyse qu’il peut supporter. Cette subtilité, seuls les mots et la langue peuvent en rendre compte avec autant de précision et d’efficacité.

Non, les Trois Mousquetaires n’est pas cette historiette vulgaire racontant des moustachus en collants qui se battent contre un méchant cardinal en faisant mumuse avec de grands couteaux pointus. Ne serait-ce que le cardinal de Richelieu y est représenté sous un jour beaucoup moins grossier que ce qu’on a tendance à retenir. Dumas en fait un adversaire, certes, un comploteur même, mû par une ambition despotique contre laquelle les héros vont se dresser, mais il ne verse pas dans la caricature. Au contraire, Richelieu est dépeint comme un homme d’une intelligence supérieure, doué d’un sens politique des plus aiguisés, machiavélique au sens étymologique du terme, et qui, à sa manière, s’il sert aussi ses intérêts personnels, a un souci profond de l’État qu’il dirige ; tandis que Louis XIII – auquel les mousquetaires sont fidèles envers et contre tout – apparaît comme naïf, influençable, immature, colérique, peu féru de ses devoirs royaux… C’est dire si l’intrigue est moins manichéenne qu’on veut bien prétendre. Quand Dumas manipule, malaxe, exagère, tord, triture, viole la vérité historique, c’est toujours avec respect et considération, pour les besoins de son art. Si chaque personnage représente un archétype bien dessiné, c’est non seulement pour servir la trame, pour la rendre accessible à tous, mais aussi et surtout parce que les Trois Mousquetaires est une œuvre d’ordre mythique. Et qu’est-ce qu’un mythe, sinon une vision sublimée de la réalité, qui triche avec celle-ci pour mieux dire l’universel et le vrai ? C’est en cela que les Trois Mousquetaires est une œuvre précieuse et indispensable. Parce qu’elle est totale et qu’y cohabitent, par un savant équilibre stylistique, tous les éléments fondamentaux et antagonistes qui font le sel de la vie terrestre : le tragique et l’humour, la violence et la délicatesse, la laideur et la beauté, la glace de la raison et le feu de l’instinct. Tour à tour, sa lecture ravit, émoustille, transporte. On rit, on bande, on pleure. En résumé, toutes les fonctions essentielles du roman y sont rassemblées et condensées. Les Trois Mousquetaires est bien plus qu’une simple distraction, il est la littérature même.

Une incompatibilité radicale entre l’esprit de l’œuvre et l’esprit contemporain

Dessin de Maurice Leloir, gravé par Jules Huyot

Alors pourquoi ce déclin de l’aura des Trois Mousquetaires ? Pourquoi cette parodie systématique ? Pourquoi cette réduction au seul divertissement ? En premier lieu, comme je viens de l’écrire, à cause du déclin des mots au profit des images. Mais il existe une autre cause, une cause encore plus profonde quoique connexe, et cette cause réside dans l’incompatibilité radicale entre l’esprit de l’œuvre et l’esprit contemporain. Nous vivons une époque qui passe son temps à se célébrer elle-même, or cette autoglorification permanente suppose le rejet en bloc du passé et du sentiment de regret. Bien que Dumas ait été lui-même un libéral, partisan du progrès jusque dans une certaine mesure, sa création, les Trois Mousquetaires en particulier, transpire tout entière la nostalgie. Au milieu du XIXe siècle, même si le progressisme était déjà très en vogue, la nostalgie restait encore possible car on se souvenait vivement de l’immense puissance que la France avait été et on espérait encore qu’elle puisse le redevenir. De nos jours, à présent que la victoire de l’éternel rival anglo-saxon et de son épigone américain semble acquise sur tous les plans, politique comme culturel, on ne s’autorise plus ce souvenir, probablement par dépit et par honte. Dumas, lui, ne s’en prive pas, s’en donne même à cœur joie, et, avec toute l’alacrité qui caractérise son langage, vante les mérites d’un monde disparu en flirtant parfois avec l’utopie. À travers les Trois Mousquetaires, Dumas fait l’apologie d’une France oubliée, celle où la royauté était bonne et légitime, celle où l’argent et la richesse n’étaient pas qu’une affaire bourgeoise, celle où le mérite était rétribué à sa juste valeur, celle où l’on pouvait se battre dans la bonne humeur, où l’on pouvait sans honte draguer les jeunes filles entre deux agapes et quelques verres de bourgogne avec ses copains. Sont exaltées la bravoure et les qualités militaires. Simone Bertière, spécialiste du sujet, n’écrit pas autre chose : « Dumas s’enchante à évoquer cet univers idéal, où l’on méprisait l’arrivisme et l’hypocrisie, où l’on respectait la parole donnée, où l’on risquait sa vie joyeusement pour la défense du point d’honneur ou pour le service du roi, où l’amitié était sacrée, où l’on pouvait boire, jouer, croiser l’épée, courtiser les dames, vivre dangereusement, mais fièrement, avec panache. » Ajoutez à cet idéal viril un soupçon d’esprit cocardier, l’incarnation de la cruauté et de l’amoralité par Milady de Winter, la principale figure féminine du récit, et vous comprendrez pourquoi les Trois Mousquetaires est aujourd’hui tourné en dérision. Lu avec attention, le chef-d’œuvre de Dumas apparaît comme décalé car affreusement rétrograde, et il semble donc préférable à beaucoup de ne pas trop le prendre au sérieux.

Dans le contexte actuel, redécouvrir les Trois Mousquetaires n’a jamais été aussi nécessaire. Rien de tel que cette lecture pour éduquer les jeunes gens, pour leur transmettre l’amour de la langue, pour leur enseigner le goût de l’histoire de leur pays et de leur terroir, pour les imprégner durablement de leurs traditions et de la grandeur de leur héritage. Il incombe à chacun, du moins à tous ceux pour qui ces valeurs ont encore un sens, de forcer son entourage à se plonger dans les aventures palpitantes du plus hardi des cadets de Gascogne. Ce bretteur hors-pair et ses acolytes forment à eux quatre le plus réjouissant des compagnonnages littéraires et pénétrer leur univers c’est se faire des amis pour la vie. Au chevet ou à portée de main, ils ne cesseront de vous escorter où que vous soyez, où que vous alliez. Il est en conséquence impossible de conclure par autre chose que leur célèbre devise. Ensemble, après moi :

« Tous pour un, un pour tous ! »