Jean-François Pradeau : « Pour Platon, il faut que la mort travaille la vie »

[Cet entretien est initialement paru dans PHILITT #7]

Jean-François Pradeau est professeur de philosophie à l’université Jean-Moulin-Lyon III. Il dirige la Revue des études platoniciennes qu’il a créée en 2004. Il a notamment publié Platon et l’imitation (Aubier, 2009) et, avec Luc Brisson, un Dictionnaire Platon (Vrin, 2007). En nous interrogeant sur la conception de la mort dominante dans la Grèce antique, nous avons voulu souligner l’originalité du postulat – dont le christianisme a très largement hérité – de l’immortalité de l’âme formulée par Platon dans le Phédon.

Jean-François Pradeau ©Nicolas Righetti

PHILITT : Dans la tradition homérique, les hommes qui trépassent deviennent des ombres qui errent dans l’Hadès. La mortalité des âmes humaines est-elle une façon de séparer radicalement les hommes des dieux en insistant sur la finitude des premiers ?

Jean-François Pradeau : Dans la pensée grecque archaïque, il n’y a pas vraiment de mortels. Quand un individu meurt, il se transforme en une sorte de spectre, de fantôme. C’est une forme de vie diminuée, dégradée, mais c’est toujours une forme de vie. C’est le vivant, corps et âme, sous forme spectrale, qui erre dans les Enfers ou qui rejoint l’île des Bienheureux. Chez Homère, la mort n’est pas pensée comme une séparation entière et définitive de l’âme et du corps. Lorsqu’Ulysse consulte Tirésias défunt aux Enfers, il lui parle, il y a un échange. Il voit aussi défiler des spectres dont celui de sa mère qu’il reconnait justement parce qu’elle a conservé sa silhouette, sa forme.

Les dieux sont les vivants immortels. C’est vrai pour la période homérique et pour l’âge classique. Les hommes, quant à eux, sont finis, mais cela n’est pas tant dû à la mortalité de notre âme qu’à cet état de vie dégradée qui succède à la mort.

Dans le Phédon, Platon s’éloigne de cette tradition en postulant l’immortalité de l’âme. Dans le Théétète, il écrit qu’il faut « tâcher de fuir au plus vite de ce monde dans l’autre » pour « se rendre, autant que possible, semblable à Dieu ». Quelles sont les conséquences d’une telle affirmation du point de vue de la hiérarchie entre les hommes et les dieux ? Y a-t-il des degrés d’immortalité ?

Nous ne nous en rendons pas compte car nous sommes des lecteurs imprégnés de 2000 ans de christianisme, mais quand Socrate affirme l’immortalité de l’âme dans Le Phédon, c’est parfaitement révolutionnaire. C’est pour cela que son postulat déroute ses interlocuteurs. Les Grecs de cette époque croient en cette l’idée d’amenuisement et de disparition spectrale. Quand on parcourt l’Antiquité philosophique, chez les prédécesseurs naturalistes de Platon, chez Aristote, Épicure, les Stoïciens, l’âme est mortelle. Le postulat de Platon est donc profondément original. Il sera repris par le christianisme, par les Pères de l’Église qui ont cherché chez Platon la preuve de l’immortalité de l’âme.

Platon décrit aussi, dans le Phèdre et dans la République, les cycles de la métensomatose (plutôt que la « réincarnation », qui est un thème chrétien). La nature de l’âme humaine n’est pas différente de celle de l’âme des dieux, puisque toutes les âmes sont immortelles et peuvent vivre des vies distinctes, dans des êtres vivants de différentes espèces. Platon explique, notamment dans le Timée et dans le Phèdre, qu’un homme qui aurait mené une vie parfaite, c’est-à-dire une vie philosophique, pourrait très bien se retrouver attaché à un corps céleste, devenir l’âme d’un astre, devenir un dieu. La métensomatose se réalise selon la valeur de la vie que l’on a vécue. Si vous avez été un homme médiocre mais industrieux, vous pouvez vous réincorporer en fourmi. Si vous avez été un tyran, vous pouvez vous réincorporer en loup. Si vous avez été un homme dont la valeur est discutable, vous pouvez vous réincorporer en femme. Si vous avez été philosophe, vous pouvez vous réincorporer dans un corps de dieu. Voilà un autre point très important : les dieux ont un corps. Il y a donc chez Platon un continuum psychique qui fait qu’une âme pourra mener plusieurs vies de vivants, jusqu’à celle d’un dieu.

On attribue souvent à Platon la sentence selon laquelle « philosopher c’est apprendre à mourir ». Bien que l’idée ne soit pas formulée ainsi, elle est bien présente dans le Phédon. Pouvez-nous éclairer sur l’analogie que fait Platon entre la philosophie et la mort ?

Socrate dit « philosopher, c’est s’exercer à mourir » (μελέτη θανάτου, la pratique de la mort, dit le Phédon 81a) Cela veut dire : cette vie durant, faire une place à la mort, mourir à certaines choses, comme, par exemple, les désirs superfétatoires du corps. Voilà ce qui est paradoxal dans le Phédon : c’est bien cette vie durant qu’il faut mourir. Le philosophe passe pour mort auprès des vivants parce qu’il ne montre plus les signes de l’humanité ordinaire et vulgaire que la philosophie condamne, comme la possession des biens et des richesses.

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