Face à un système capitaliste « incapable de fournir un sens », Houellebecq ébauche tout de même une solution. Il évoque à plusieurs reprises dans ses derniers romans la philosophie économique du distributisme, développée par l’écrivain anglais Gilbert Keith Chesterton.
« S’il est un nom que l’on ne s’attendait pas à trouver dans l’œuvre de Michel Houellebecq, c’est bien celui de Gilbert Keith Chesterton. Houellebecq décrit en positiviste le monde tel qu’il est, dans sa crudité la plus absolue et la plus nue […]. Né en 1874 et mort en 1936, connu pour ses paradoxes flamboyants et sa conversion au catholicisme, Chesterton semble aux antipodes de cette démarche. Il décrit, en effet, le monde non comme il est, mais “le monde comme il ne va pas“ », écrit Philippe Maxence, président de l’Association des amis de Chesterton. Il est vrai qu’un changement s’opère à partir de La Carte et le territoire dans les références de Houellebecq. Certes, la méthode et la vision sont les mêmes. Mais il n’hésite pas dans Soumission à déployer une véritable « litanie catholico-littéraire ». Huysmans, écrivain décadentiste converti au catholicisme, est au centre du roman ; mais sont également cités Paul Claudel, Charles Péguy, ou encore Blaise Pascal. Cependant, Chesterton n’est pas que cité, il est amplement utilisé.
Le distributisme, une troisième voie entre capitalisme et collectivisme
Déjà dans La Carte et le territoire, une allusion est faite à la philosophie économique de Chesterton, le distributisme. Houellebecq évoque l’hommage que Chesterton a rendu à l’architecte socialiste William Morris dans un de ses romans. « On a du mal à imaginer aujourd’hui la richesse de la réflexion politique de cette époque [fin XIXe – début XXe]. Chesterton a rendu hommage à William Morris dans Le Retour de Don Quichotte. C’est un curieux roman, dans lequel il imagine une révolution basée sur le retour à l’artisanat et au christianisme médiéval se répandant peu à peu dans les îles britanniques, supplantant les autres mouvements ouvrier, socialiste et marxiste, et conduisant à l’abandon du système de production industriel au profit de communautés artisanales et agraires. »
À vrai dire, « le nom même de William Morris n’apparaît pas plus de trois fois dans Le Retour de Don Quichotte », précise Philippe Maxence. Mais tandis que le nom de Chesterton est seulement brièvement évoqué dans La Carte et le territoire, Soumission aborde clairement sa philosophie économique, le distributisme. Alors que le chef de la Fraternité musulmane, Mohammed Ben Abbès, arrive démocratiquement au pouvoir, il vante cette théorie économique, alors inconnue du grand public, et la met rapidement en place, indépendamment de la question de l’islam. Le narrateur nous présente ainsi un exposé concis mais complet de la pensée distributiviste défendue par Chesterton. « Le grand public apprit ainsi au cours des semaines suivantes que le distributivisme était une philosophie économique apparue en Angleterre au début du XXe siècle sous l’impulsion de penseurs comme Gilbert Keith Chesterton et Hilaire Belloc. Elle se voulait une “troisième voie“, s’écartant aussi bien du capitalisme que du communisme – assimilé à un capitalisme d’État. Son idée de base était la suppression de la séparation entre le capital et le travail. La forme normale de l’économie y était l’entreprise familiale ; lorsqu’il devenait nécessaire, pour certaines productions, de se réunir dans des entités plus vastes, tout devait être fait pour que les travailleurs soient actionnaires de leur entreprise, et coresponsables de sa gestion. »
La formule bien connue que défendait Chesterton était : « Ce que je reproche au capitalisme, ce n’est pas qu’il y ait trop de capitalistes mais précisément qu’il n’y en ait pas assez. » La pensée distributiviste, clairement anticapitaliste, se distingue nettement sur ce point du socialisme marxiste. Le distributisme est avant tout une doctrine pensant la propriété, et mettant l’accent sur la critique des monopoles. Voici comment Chesterton définit le capitalisme : « Quand je dis “capitalisme“, j’entends communément quelque chose qui peut s’exprimer de la manière suivante : un ensemble de conditions économiques permettant à une classe de capitalistes facilement reconnaissable et relativement restreinte, entre les mains de laquelle est concentrée une si grande portion du capital que la grande majorité des citoyens se voit contrainte de servir ces capitalistes en échange d’un salaire (in Plaidoyer pour une propriété anticapitaliste). »
La grande critique que Chesterton adresse au capitalisme concerne la « tyrannie des trust » : « Nous allons au monopole. Ce n’est certainement pas l’entreprise privée, écrit- il. Le trust américain n’a rien d’une entreprise privée. Le monopole n’est ni privé, ni entreprenant. Il n’existe que pour empêcher l’entreprise privée. »
Une fidélité au principe de subsidiarité de la doctrine sociale de l’Église
Le distributisme envisage donc la répartition de la propriété, qui ne doit être ni monopolisée par de grands capitalistes, ni centralisée par l’État ou la collectivité, chargés de redistribuer les fruits du capital. Celle-ci doit être répandue afin que chaque travailleur puisse avoir ses propres outils de production. Fidèle à la doctrine sociale de l’Église, le distributisme souhaite s’inscrire dans le principe de subsidiarité. Houellebecq présente également ce système dans Soumission : « Un des éléments essentiels de la philosophie politique introduite par Chesterton et Belloc était le principe de subsidiarité. D’après ce principe, aucune entité (sociale, économique ou politique) ne devait prendre en charge une fonction pouvant être confiée à une entité plus petite. Le pape Pie XI, dans son encyclique Quadragesimo Anno, fournissait une définition de ce principe : “Tout comme il est mauvais de retirer à l’individu et de confier à la communauté ce que l’entreprise privée et l’industrie peuvent accomplir, c’est également une grande injustice, un mal sérieux et une perturbation de l’ordre convenable pour une organisation supérieure plus large de s’arroger les fonctions qui peuvent être effectuées efficacement par des entités inférieures plus petites.“ »
Il est intéressant de constater que déjà dans son poème « Dernier rempart contre le libéralisme », publié en 1996, Houellebecq évoque son refus du libéralisme « au nom de l’encyclique de Léon XIII sur la mission sociale de l’évangile », et prend donc la peine de lier sa pensée à la doctrine sociale de l’Église :
« Nous refusons l’idéologie libérale au nom de l’encyclique de Léon XIII sur la mission sociale de l’évangile et dans le même esprit que les prophètes antiques appelaient la ruine et la malédiction sur la tête de Jérusalem,
Et Jérusalem tomba et pour se relever elle ne mit pas moins de quatre mille ans. »
Ce poème, publié en 1996, donc quasiment vingt ans avant Soumission, montre bien que Houellebecq n’est pas venu à Chesterton par hasard. Même si Philippe Maxence s’étonne, à raison, des nouvelles références chrétiennes que Houellebecq insère dans Soumission, sûrement son roman le plus spirituel, sa composition poétique témoigne que dès l’origine la doctrine sociale de l’Église était présente dans l’esprit de l’écrivain.
Le retour aux solidarités traditionnelles
Finalement, dans Soumission, le président de la République Ben Abbès fait preuve de génie : il a réussi là où les catholiques sociaux ont échoué, en parvenant à réconcilier le capital et le travail (car il s’agit de cela dans le fond, dans la théorie distributiste : que la propriété soit dans les mains de celui qui travaille, contre le système du salariat qui n’est que la location de la force de travail de celui qui ne possède pas les moyens de production).
Désormais, sur le long terme, les méfaits du capitalisme seront supprimés, les solidarités redeviendront locales et familiales. En effet, « quoi de plus beau, s’était ému Ben Abbès dans son dernier discours, que la solidarité lorsqu’elle s’exerce dans le cadre chaleureux de la cellule familiale !… Le “cadre chaleureux de la cellule familiale“ était encore largement, à ce stade, un programme ; mais plus concrètement, le nouveau projet de budget du gouvernement prévoyait sur trois ans une baisse de 85% des dépenses sociales du pays ».
Pour le dire autrement, le président démantèle l’État-providence, qui n’était là que pour pallier la perte de solidarité engendrée par la révolution industrielle, et fait du principe de subsidiarité un principe d’organisation politique et sociale. Tout est achevé : après l’idéalisation des sociétés traditionnelles à travers « une révolution basée sur le retour à l’artisanat et au christianisme médiéval », c’est l’islam de Ben Abbès qui parvient, grâce au distributisme de Chesterton, à abolir le capitalisme et sa « lutte perpétuelle qui ne peut avoir de fin ».
« Ce faisant, conclut Philippe Maxence, Houellebecq a joué un sale tour à Chesterton. Non content de lui emprunter ses idées politiques et sociales, il en a imaginé l’application dans le cadre d’une république musulmane alors que Chesterton voyait dans l’islam une hérésie. »