Il a fallu l’attentat de Charlie Hebdo pour que les Français lisent le Traité sur la tolérance (1763) de Voltaire. Il a fallu les attentats du 13-Novembre pour que les Français lisent Paris est une fête (1964) d’Ernest Hemingway. Après le terrible incendie qui a frappé Notre-Dame de Paris, c’est désormais le livre éponyme de Victor Hugo que les Français s’arrachent dans les librairies. Drôle de réflexe que de s’intéresser à la littérature par le biais de la catastrophe. À moins que cette attitude moutonnière ne vienne seulement confirmer le lien mystérieux qui unit la littérature et le mal ? Il faut visiblement que les gens meurent pour que les gens lisent, que les édifices sacrés s’effondrent pour que des pages mythiques soient à nouveau tournées, que la souffrance nous frappe pour que nous nous posions à nouveau la question du Beau. Doit-on dès lors aboutir à cette hypothèse scandaleuse : faut-il que le mal survienne pour que la littérature nous sauve ? Et, réciproquement : la littérature ne sera-t-elle sauvée qu’au prix de grands malheurs ?
Dans le monde moderne, pacifié sous le signe de l’hypocrisie, il semblait encore récemment que rien ne pouvait plus arriver, la fin de l’Histoire paraissant coïncider avec la fin de la littérature. L’œuvre de Philippe Muray voulait exprimer cette impossibilité à produire de la littérature comme autrefois, impossibilité qui n’était pas du fait de l’écrivain mais du monde, devenu à la fois sourd, muet et aveugle. Mais le voilà de retour et le mal avec lui. Mal que nous avions tenté d’enfouir, tenté de nier. Mal, pourtant, qui était toujours à nos portes, toujours en nous. Le voilà qui surgit en même temps que l’événement. Quelque chose se passe à nouveau dans le vieux monde exsangue. Et les gens se mettent à nouveau à lire. « Ils se mettent à lire » : disons que c’est l’hypothèse haute. Ils se mettent à acheter des livres, tout du moins. Disons qu’il vaut mieux les acheter pour les lire. Méfions-nous tout de même de cet enthousiasme aussi soudain que prévisible, enthousiasme qui ressemble plus à un réflexe mécanique qu’à un élan organique. Si les gens se mettent à lire (hypothèse haute), cela ne veut pas pour autant dire qu’ils sont vivants. Espérons qu’ils ne considéreront pas les livres comme des reliques symbolisant ce qu’ils ont perdu, qu’ils n’entretiendront pas, comme souvent aujourd’hui, un culte minéral du passé.
Ne sonnons pas trop tôt le retour de la littérature en même temps que celui du mal. Il est possible que le mal revienne sans elle, que les hommes que nous sommes devenus soient incapables de comprendre ce que Voltaire, Hemingway ou Hugo voulaient nous dire. C’est l’hypothèse la plus inquiétante : que le monde moderne, en voulant abolir le mal, ait seulement aboli la possibilité de lutter contre lui, possibilité qui est contenue dans l’œuvre du génie, lequel a souvent partie liée avec l’espérance. Car le génie n’accepte jamais le monde tel qu’il est. Les gens achètent des livres, mais sont-ils encore capables de les lire ? Le destin des livres est-il d’être lus ou de dormir dans une bibliothèque poussiéreuse qui ne sera jamais consultée ? Un jour peut-être ils oublieront que les livres sont faits pour être ouverts. Les enfants interrogeront bientôt leurs parents sur ces objets mystérieux que l’on achète comme on entretient une superstition : acheter des livres quand les gens meurent ou quand les grandes choses sont perdues pour que les livres meurent à leur tour. Avec l’événement doit advenir la littérature, mais faut-il encore des hommes à même de raconter cet événement, des hommes capables de voir ce qui est éternel dans le temporel, de voir les signes et les symboles à l’œuvre. Il faut des lecteurs pour avoir des créateurs, des personnes qui savent que le livre n’est pas un objet – de la même façon que Notre-Dame n’est pas un objet –, que le livre est un signe temporel du spirituel, qu’il est une expression matérialisée de l’âme. La littérature n’a pas besoin de collectionneurs ou de fétichistes, elle n’a pas besoin d’être consacrée par un rituel.
Acheter Notre-Dame de Paris après l’incendie de la cathédrale, c’est prendre le risque de participer au culte mortifère de ce qui devrait être vivant. C’est prendre le risque d’honorer les choses du passé, non pas pour leur grandeur intrinsèque, mais pour le simple fait qu’elles sont passées. Notre-Dame ne sera plus jamais la même, la Notre-Dame que nous avons connue est perdue pour toujours. Hugo ne doit pas la rejoindre au cimetière, il ne doit pas être lu comme quelque chose d’ancien, capable de combler la perte – comme si nous allions retrouver la Notre-Dame que nous avons perdue dans le livre –, mais comme quelque chose de toujours nouveau, comme quelque chose de perpétuellement vivant. C’est à cette condition seulement que nous ne céderons pas au signe du temps qui veut que l’homme prenne soin des morts plus que des vivants.