Ancien directeur d’études en histoire de l’ésotérisme à l’École Pratique des Hautes Études, chercheur au CNRS et co-directeur scientifique de la revue inter-universitaire Politica Hermetica, Jean-Pierre Laurant vient de publier Guénon au combat. Des réseaux en mal d’institutions, dans la collection Théôria de L’Harmattan. Dans ce livre, l’auteur donne une vue d’ensemble sur le sens de l’œuvre et de la vie de René Guénon prise dans son contexte historique.
PHILITT : Votre approche, historienne et sociologique, fut dépréciée par Guénon, qui favorisait la « métaphysique pure » face aux sciences positives. Comment répondriez-vous à la résistance qu’aurait pu vous opposer a priori cet auteur ?
Jean-Pierre Laurant : Il faut d’abord comprendre que René Guénon est mon point de départ. J’ai découvert son œuvre à l’âge de 17 ans, alors que j’étais en classe de Première au lycée. Comme bon nombre de lecteurs de Guénon, j’ai été « foudroyé » par sa lecture, particulièrement convaincu par son antimodernisme. Lorsque j’entrai à la Sorbonne, je découvris qu’existait une chaire d’ésotérisme chrétien, dirigée par le très érudit et admirable historien François Secret (1903-2011), qui dirigea mon premier mémoire que je consacrai à « l’argumentation historique dans l’œuvre de René Guénon ». Le Professeur m’invita à publier un article dans la fameuse Revue d’histoire des religions, qui tomba entre des mains aussi différentes que celles du célèbre Raymond Queneau et du très guénonien Luc Benoist. Ce dernier était un professeur sérieux, mais aussi très hostile à mon approche historique de Guénon, qu’il estimait illégitime et superflue. Pourtant, ma méthode de travail « positive » ou empirique n’a jamais été animée par une ambition « positiviste » : bien au contraire, par l’étude historique, j’ai toujours cherché à mettre au jour les résonances de la doctrine de Guénon dans une même famille de pensée. L’enjeu est surtout de dégager ce qu’il y a de conjoncturel dans l’œuvre et la vie de Guénon pour en retenir l’essentiel ; or ce travail, seul l’historien peut le faire. C’est la contextualisation de Guénon qui permet d’identifier la coquille, afin de la percer et d’accéder au noyau intemporel et actuel de son message.
Mais René Guénon reste connu par ses lecteurs comme promouvant un idéal contemplatif et pacifique, à la différence d’un Julius Evola, bien plus actif ou « guerrier ». En quoi le titre de votre livre, Guénon au combat, est-il donc compatible avec le message du métaphysicien français ?
À première vue, le titre peut paraître surprenant, ou intrigant, mais l’approche qu’il illustre est en fait essentielle pour qui veut comprendre qui était René Guénon et quelle est la teneur et la saveur de son message. En effet, Guénon avait une rigueur morale incontestable qui consistait à mettre en accord sa vie avec sa pensée, rigueur qui allait pour lui jusqu’à saboter ses propres perspectives de carrière que lui offraient ses fréquentations parisiennes. Sa vie s’inscrit dans un contexte historique bien précis, celui d’une société européenne en crise, bouleversée et questionnée jusque dans ses fondamentaux par la tragédie de la Première Guerre mondiale. Cette guerre manifestait pour Guénon le grand danger de l’Occident, qui ne se situe pas en dehors de lui, mais en lui : dans la société moderne. René Guénon voulait sauver la société dans laquelle il vivait. C’est pourquoi, du début à la fin de son œuvre, il fournit une critique très sévère du « monde moderne », qui aboutit dans son remarquable essai sur Le Règne de la quantité et les signes des temps. La doctrine métaphysique de Guénon rencontrait sa vie dans le jugement qu’il portait contre le monde moderne, dans lequel il vivait. Bien décidé à influencer et tirer profit des réseaux parisiens pour sa formation intellectuelle, Guénon jouait des possibilités que lui offraient ces réseaux pour entrer en combat contre ce qu’il considérait être les agents actifs de la décadence occidentale qu’il s’employait à dénoncer et corriger : les organisations spirites, les tendances modernistes de la franc-maçonnerie et surtout celles de l’Église catholique, oublieuse aussi bien du sens du sacré et de « l’intellectualité pure » qui l’animait au Moyen Âge que de sa mission et de son rôle dans le monde. À ce sujet, les relations sociales de Guénon ont joué un rôle décisif dans ses prises de position. Grâce à elles, il entendait contourner les institutions corrompues de son temps et comptait à terme sur la possibilité de reconstituer une élite intellectuelle capable de corriger les mauvaises directions de l’Occident moderne.
Quelle est la place de ces « réseaux » dans la formation intellectuelle de Guénon ?
Aussi orientale que fût sa façon de penser, tournée vers la contemplation et le non-agir, Guénon n’en était pas moins incontestablement un penseur français, de naissance et de plume — son style était parfaitement soigné. Français, c’était bien sa société occidentale qu’il entendait sauver, à partir des matériaux qui se présentaient à lui dans son contexte : c’est pourquoi les réseaux constituaient pour Guénon son premier outil de travail, lui qui vivait en région parisienne. Sa culture livresque était étendue, mais ce sont d’abord ses relations sociales qui ont contribué à sa formation intellectuelle. Outre ses cours à l’École Pratique des Hautes Études, sa correspondance révèle que bien des renseignements et des corrections lui ont été fournies par ses amis et collaborateurs. Marco Pallis, spécialiste du bouddhisme (tibétain), lui opposait une série d’objections au sujet de cette religion, qu’il considérait d’abord comme étant la branche hétérodoxe et subversive de l’hindouisme. Guénon allait donc vérifier ces objections du côté du grand historien de l’art Ananda K. Coomaraswamy (1877-1947) qui lui transmettait les références nécessaires à la rectification de ses vues, sur divers sujets. À leur tour, Pierre Pulby ainsi que son proche collaborateur André Préau, fin philosophe — il fut le premier traducteur français de Heidegger —, lui fournissaient une série d’objections documentées sur le christianisme, sans pour autant lui faire changer sérieusement d’avis puisqu’il en allait de la cohérence interne de sa doctrine de l’ésotérisme et de l’initiation spirituelle.
Guénon produit dans l’esprit de ses lecteurs un véritable renversement, par lequel il acquiert presque une autorité de prophète. N’est-ce pas le signe de sa grande originalité ?
Objectivement parlant, car Guénon lui-même refusait toute prétention à l’innovation, l’originalité de Guénon a un statut ambigu. Elle est réelle dans le sens où sa lecture a provoqué chez un grand nombre de ses lecteurs un véritable « choc » les entraînant à retourner ou à entrer en religion et à changer l’orientation de leur vie. Mais de fait, les orientations existentielles et métaphysiques qu’il expose avec force persuasion à partir des données fournies par les doctrines hindoues n’apportaient rien à leur temps quant à leur contenu : s’il n’écrit aucun contresens au sujet de ces doctrines, comme celles de l’Islam soufi, il ne faisait que présenter, certes avec une grande maîtrise de ses sujets, les connaissances déjà présentes dans le milieu universitaire de son époque. Un Français de la première moitié du XXe siècle pouvait trouver auprès des professeurs, des cours et des publications universitaires de ce temps les mêmes données qu’il lisait chez Guénon, qui à son tour utilisait les traductions universitaires classiques. L’originalité de Guénon ne tient donc pas au contenu qu’il enseigne mais plutôt à la finalité qu’il assigne à ce contenu, qui est exclusivement spirituelle, non érudite : elle cherche à redonner au lecteur une orientation de vie conforme aux principes moraux et métaphysiques traditionnels, en le détournant à la fois du matérialisme scientiste et (surtout) des pseudo-spiritualités contemporaines, de type spirite ou autre, c’est-à-dire des deux mamelles du « monde moderne » selon Guénon. Là se trouve l’essentiel de l’œuvre du maître du Caire, que seule l’étude historique permet précisément de dégager.
Cet antimodernisme, qui constitue apparemment la ligne directrice de son œuvre, n’est-il pas cependant partagé par un ensemble d’autres auteurs du XXe siècle (Péguy, Bloy, Barrès, Bernanos…) ?
Guénon, qui entendait dresser un diagnostic et un pronostic de la « maladie » moderne qui frappait l’Occident dans lequel il a grandi et vécu, était effectivement précédé et suivi par d’autres grandes plumes de l’antimodernisme. Mais ces autres auteurs s’arrêtaient pour lui à mi-chemin, en acceptant une bonne partie de la modernité. L’idée péguyste d’une « mystique républicaine » eût été inconcevable pour Guénon. Sa critique à lui était radicale et entière : elle s’en prenait aux bases mêmes de la pensée moderne, en disqualifiant le point de vue profane (primauté du pouvoir temporel, scientisme, industrie…) dans ses prétentions à s’affirmer sur ou contre le point de vue sacré (métaphysique, religieux, artisanal…). Il remettait en cause les bases théoriques du rationalisme comme celles du sentimentalisme romantique, opposés gémellaires qui selon lui s’alimentaient ensemble contre « l’intellectualité pure », constitutive de la métaphysique traditionnelle. Sa critique portait aussi radicalement contre les institutions politiques de la modernité : face aux « traditionalistes » de son temps, il mettait au jour le caractère très moderne du nationalisme tout droit issu des constructions politiques révolutionnaires du XIXe siècle. Certes, l’antimodernisme de Guénon s’inscrit naturellement dans le courant de pensée dit « de droite », mais c’est ce genre de catégorisation quelque peu « fourre-tout » qui explique l’existence de « guénoniens » factices aujourd’hui. Alors que Guénon se méfiait énormément des ambitions politiciennes, on le retrouve cité au sein de courants « complotistes » contemporains, par un Steve Bannon aux États-Unis, ou bien encore par le bras droit du nouveau président brésilien Jaïr Bolsonaro, Olavo de Carvalho, bien qu’il se soit progressivement éloigné de Guénon dont la radicalité spirituelle déjoue tôt ou tard ce genre de récupérations.
L’affrontement entre le « traditionalisme » d’une certaine droite catholique et la « Tradition » selon Guénon n’est-il pas la preuve de la grande équivocité du concept d’antimodernisme ?
Il y a presque autant d’antimodernismes que de réceptions de la modernité. Sans une définition préalable de ce que l’on considère être la « modernité », il ne peut pas y avoir de réel dialogue possible entre plusieurs contradicteurs « antimodernes ». Pour Guénon, la modernité n’est pas autre chose que l’inversion des rapports entre le supérieur et l’inférieur, c’est-à-dire entre l’Esprit ou la qualité et la matière ou la quantité. Ce sont deux pôles qui, se situant sur un même axe, rentrent en contradiction « dialectique » dans l’ordre historique, tandis qu’ils concourent à l’ordre universel si l’on se place au point de vue métaphysique. Le combat de Guénon, en ce sens, est d’abord un combat définitionnel, qui se situe aux bases du discours, au niveau des principes : pour lui, la modernité ne se comprend qu’à l’aune de la doctrine des cycles partagée par l’ensemble des traditions occidentales et orientales. Cette doctrine voit l’évolution historique comme nécessairement descendante de l’âge d’or (temps édéniques, Krita Yuga dans l’hindouisme) à l’âge de fer (temps modernes, Kali Yuga). Pour Guénon, dans l’âge d’or a été divinement instituée la Tradition primordiale, car les hommes possédaient la pleine connaissance de Dieu. Après la « chute » hors de cet âge, le temps humain et cosmique suit son cycle descendant : il s’éloigne progressivement de la connaissance de cette Tradition paradigmatique qui se donne néanmoins à re-connaître, de façon cachée, au moyen des mythes, des rites et surtout des symboles mis en formes par les Révélations particulières qui s’adaptent aux exigences historiques de temps et de lieu. Est donc traditionnel pour Guénon l’homme qui se rapproche le plus possible de l’universalité première de cette Révélation primordiale, en empruntant le chemin tracé par une de ses différentes voies d’accès, que nous appelons communément « religions » mais qu’il préfère qualifier de « formes traditionnelles ». On ne peut donc comprendre l’antimodernisme de Guénon sans son critère de la Tradition primordiale.
Le traditionalisme guénonien nous autorise-t-il à parler de « guénonisme » ?
Pablo Neruda disait que la poésie appartient à celui qui la lit. Ce que montre mon étude, c’est qu’il en va de même des écrits à finalité spirituelle. En ce qui concerne Guénon, l’apparente cohérence de son œuvre cache en effet l’évolution de plusieurs de ses prises de positions sur divers sujets. Homme poli et concordataire, il répondait favorablement à des correspondants dont la réception de l’œuvre les opposait entre eux : c’est pourquoi, après son décès en janvier 1951, ces contradictions se sont cristallisées en donnant lieu à différentes écoles guénoniennes. Ce qui sépare surtout ces écoles concerne en particulier l’épineuse théorie de l’initiation, selon laquelle l’homme voulant s’unir au Divin doit s’insérer dans une chaîne de transmission de maîtres en disciples s’enracinant à la source de telle ou telle tradition (Jésus pour le christianisme, Muhammad pour l’islam…). Celui qui prétend à l’initiation doit donc choisir une voie : chrétienne, ou islamique (soufisme), ou hindoue, etc, sans jamais les mélanger : la doctrine de Guénon n’est pas syncrétiste, elle considère qu’une seule voie traditionnelle, avec ses rites et symboles propres, assure l’accès au Divin. Or les débats postérieurs à la mort à Guénon se sont concentrés sur le caractère « initiatique » des sacrements chrétiens, sur la fonction de l’Islam dans l’actualité des possibilités d’initiation, la primauté ou non de l’hindouisme, etc. Quelles que soient, néanmoins, ces divergences, surtout relatives à l’aspect le plus ésotérique de l’œuvre de Guénon, tous ceux qui s’en réclament se réunissent autour d’une même critique sévère du « monde moderne ». L’aspect relativement politique de l’œuvre de Guénon, dans lequel s’élabore une métaphysique de l’histoire, est donc celui qui, de loin, rassemble le plus les « guénoniens » de tous les horizons. Cette caractéristique commune est cependant incompréhensible si l’on ne saisit pas la finalité spirituelle que Guénon lui assignait, finalité que le « tri » attentif de l’historien permet de cerner précisément.