Dans Méditations du haut des cimes, une anthologie d’articles parus dans les années 1930, Julius Evola dessine les fondements d’un « alpinisme aristocratique ». La montagne n’est pas seulement le lieu de l’entraînement, de la compétition et de la prouesse sportive, mais une école naturelle de discipline intérieure.
En pénétrant dans ce milieu, l’homme s’éloigne des Byzances pourrissantes, ces citadelles de l’homme sans Dieu, ces bastions de la commodité et de la sécurité. L’homme s’éloigne de « ces murs qui cessent d’être les murs antiques des enceintes fortifiées et se manifestent comme pierres, asphalte et vitres encerclant la vie, similaires à la structure des rayons d’une ruche » dont parle Ernst Jünger. Il s’approche audacieusement de l’élémentaire, c’est-à-dire, d’une part, de « ce monde qui est toujours dangereux, comme la mer recèle en elle le danger même quand elle n’est pas troublée par le moindre ventelet », d’autre part, des faces obscures de l’âme humaine, qui a soif de jeu et d’aventure, d’amour et de haine, de triomphe et de chute, et cherche continuellement à briser la digue que la Ville a construit pour l’enserrer.
« La haute montagne, confie Julius Evola, nous rattache à notre milieu naturel et cosmique, qui est le silence, à notre nature la plus profonde, qui est celle des forces élémentaires de la terre. » Au-delà d’une certaine altitude, les perceptions se dématérialisent, la puissance de l’esprit y est visible, le physique et le métaphysique tendent à ne former qu’une seule et même trame. La présence des cimes réveille « une sensation ancienne, archaïque, de soi-même et des choses : sensation primordiale et puissante, qui a été enfouie dans le subconscient à partir du moment où les hommes ont mené une vie d’agités et de prisonniers, vie typique du monde moderne occidental ».
Alpinisme et tradition
Pour comprendre ce qu’est la spiritualité de la montagne, le point de vue moderne envisageant celle-ci comme un simple « panorama pittoresque », ou encore comme le lieu de la performance sportive, est évidemment à exclure. La spiritualité de la montagne correspond d’abord à une tradition. D’après celle-ci, la montagne fut toujours le lieu allégorique des natures divines, des forces de la royauté solaire, aussi bien que de la « centralité spirituelle » : Olympe hellénique, Walhalla, Mont Meru, etc. Tous ces mythes se rapportent à une spiritualité transcendante. Ce ne sont pas seulement des récits poétiques ou les fruits de l’imagination des Anciens, mais « la représentation, la personnification ou la projection d’états de conscience transcendants, d’éveils et d’illuminations intérieures, qui sont authentiques ».
Aussi ce qui distingue, selon Julius Evola, l’alpinisme comme simple dérivatif à la vie ordinaire, et l’alpinisme véritable, c’est la finalité. Or cette finalité n’est ni l’exploit technique, ni la course aux records. Cette finalité, c’est la réalisation intérieure.
Dans le monde moderne, deux attitudes s’opposent : la première, consistant à considérer l’esprit comme le fruit de l’érudition livresque ou des jeux intellectuels de la philosophie ; la deuxième, regardant le sport et la discipline physique comme une véritable religion. Ces deux attitudes sont erronées, affirme Julius Evola. Tout comme chez les Anciens la philosophie était avant tout une manière de vivre, un style de vie déterminé, engageant toute l’existence, le penseur italien rappelle que la spiritualité est d’abord une « manière d’être », englobant l’âme et le corps.
La fièvre du sport, qui est un des exutoires de l’homme moderne pour échapper à la mécanisation et à l’embourgeoisement, doit alors être sublimée, ravivée, portée au-delà des limites de la simple matérialité. Le combat contre les hauteurs et les précipices montagneux est un de ces moyens. Il permet de porter l’effort physique au-delà du simple plan corporel, de reprendre contact avec l’élémentaire, c’est-à-dire aussi bien les « forces primordiales enfermées dans les membres » que la « grandeur silencieuse et immobile des cimes ». La lutte extérieure contre les éléments, couplée à la discipline des nerfs et du corps, se manifeste ainsi comme une « purification », comme un « éveil ». L’action est élevée au rang d’un rite.
L’irrationalité des visions, des impressions, les formes gratuites d’héroïsme procurées par l’ascension, finissent par agir sur le plan intérieur. « L’individu se retrouve inconsciemment intégré à une réalité plus vaste, dont il reçoit des impressions de calme, de plénitude, de simplicité, de pureté, mais aussi un afflux quasiment supranormal d’énergie ; une volonté indomptable de continuer, de s’engager encore, de défier de nouveaux sommets, de nouveaux abîmes, de nouvelles parois. » La vraie réalisation, souligne Evola, consiste à transformer cette expérience de la montagne en un mode d’être. Pour ces hommes, appartenant désormais à une race qui n’est plus la « race des plaines », la montagne « fait partie de leur nature : quelque chose qu’on porte en soi partout et qui donne une signification nouvelle à toute action, toute expérience, tout combat de la vie quotidienne ».
L’expérience de la montagne n’est nullement un naufrage mystique ou un abandon sentimental, mais une voie de réalisation de « ce qui est au-delà de l’humain dans l’humain ». « Dans l’âme, précise Julius Evola, se réveille ce qui présente les mêmes caractères de pureté, d’impersonnalité et de puissance que ceux des cimes gelées, des déserts, des steppes, des océans. » Il ajoute : « Ici, où il n’y a que le ciel, des forces nues et libres, l’âme participe plutôt d’une pureté et d’une liberté analogues, et c’est ainsi qu’elle se rapproche de la compréhension de ce qu’est vraiment l’esprit. » L’âme, selon les termes du penseur chrétien Jean Cassien, peut aussi être comparée à un fin duvet ou à une plume légère : « Si les vices et les soins du monde ne viennent l’appesantir, soulevée en quelque sorte par le privilège inné de sa pureté, au plus léger souffle de la méditation spirituelle elle s’élèvera vers les hauteurs et, désertant les choses d’ici-bas, passera aux célestes et aux invisibles. »
La légende du Mont Rose
Le vœu de Julius Evola pour les jeunes générations est de partir à la conquête des sommets, et par conséquent de dépasser « les limitations étouffantes de la vie standardisée, embourgeoisée et intellectualisée des plaines ». Ainsi, et à travers l’effort physique et le contrôle lucide des forces élémentaires, se rallumeront progressivement les « sensations profondes qui sont à l’origine des anciennes divinisations mythologiques de la montagne ». Ailleurs, Julius Evola évoque la tradition impériale de Rome. La grandeur muette des sommets lui révèle ce qu’était l’esprit légionnaire : ces phalanges d’hommes purs, lancées à la conquête du monde sans véritable motif, sans plan préétabli, mais avec « la pureté, la fatalité et l’inhumanité des forces élémentaires ». L’idée d’imperium exprimait selon lui une « irrésistible force d’en haut, qui impose la marche en avant, renversant toute motivation matérielle ou rationnelle ». D’où l’idée d’un « front invisible », formé par « tous ceux qui mènent aujourd’hui sur des terres différentes une même bataille, vivent une même révolte et sont les porteurs d’une même tradition intangible ». Ceux-là, indique le penseur italien, seront chargés de « garder l’idéal absolu de l’imperium et d’en préparer l’avènement, lorsque le cycle de cet âge sombre sera parvenu à son terme ».
Dans sa préface à la deuxième édition italienne, Renato Del Ponte rappelle le destin particulier de Julius Evola, et notamment son destin post mortem. En 1974, suivant ses dernières volontés, les cendres d’Evola sont portées par ses amis au sommet du Mont Rose et glissées dans une crevasse, à plus de 4000 mètres d’altitude. Dans ce dernier voyage, Evola réalise en définitive la conception virile classique du post mortem : l’ascension du héros et sa « disparition » dans les montagnes.