Alexandre Duval-Stalla : « Le général de Gaulle avait trouvé en André Malraux un alter ego »

Alexandre Duval-Stalla est avocat et l’auteur de plusieurs biographies croisées. Il a publié trois livres dans la collection L’Infini, aux éditions Gallimard : André Malraux – Charles de Gaulle : une histoire, deux légendes » (2008), Claude Monet, Georges Clemenceau : une histoire, deux caractères (2010), François-René de Chateaubriand – Napoléon Bonaparte : une histoire, deux gloires (2015). Il évoque pour PHILITT la place centrale de la littérature dans la vie du général de Gaulle. 

PHILITT : Le père de Charles de Gaulle, professeur de lettres, érudit et lecteur de l’Action française eut-il un rôle majeur dans l’initiation à la littérature de son fils ?

Henri de Gaulle

Alexandre Duval-Stalla : « Homme de pensée, de culture, de tradition,[…] imprégné du sentiment de la dignité de la France », selon les termes de son fils, Henri de Gaulle est effectivement un professeur au collège de l’Immaculée Conception de la rue de Vaugirard, qui est, à l’époque, l’un des meilleurs établissements scolaires qui prépare aux grandes écoles. Il est reconnu et admiré de ses élèves, notamment de Georges Bernanos, du cardinal Gerlier, des généraux de Lattre et Leclerc. Catholique exigeant et monarchiste convaincu, il se définit lui-même comme un monarchiste de regret et un républicain de raison. À ses enfants, il va transmettre une culture non seulement littéraire, mais également historique et philosophique. Et surtout il leur lègue une certaine liberté d’esprit. Le général de Gaulle a toujours exprimé une immense admiration pour son père. Il lui était reconnaissant de ses enseignements en histoire et en philosophie. Il sera l’un de ceux, privilège rare, à relire et corriger ses premiers livres. Charles de Gaulle doit ses lectures et son initiation à la littérature à son père, qui était lui-même un grand lecteur. L’étendue et la profondeur de la culture du général de Gaulle sont le fruit de l’éducation de son père. Sans doute, pensait-il à son père en écrivant dans Le Fil de l’épée : « Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. »

Barrès et Maurras furent deux auteurs majeurs de son panthéon littéraire de jeunesse. Les deux écrivains nationalistes sont-ils essentiels pour comprendre sa conception de la France ?

C’est une erreur de penser que le général de Gaulle ait eu une admiration ou ait été influencé par Maurras. Bien au contraire, il n’a jamais été ni séduit, ni n’a adhéré aux idées de Maurras dont on retrouve d’ailleurs aucune trace dans ses écrits, notes et carnets. En revanche, la vraie influence déterminante est celle de Barrès. Revendiqué et assumé. À cet égard, le patriotisme du général de Gaulle est éminemment barrésien et non maurrassien. Il est primordial, mais non intégral. C’est une différence fondamentale. De la lecture de Barrès, le général de Gaulle adopte non seulement les accents, le style et le sens de la formule, mais il retire essentiellement une philosophie de l’action, une certaine idée de la continuité historique de la France, appréhendée comme une et indivisible, une réelle préoccupation sociale teintée de catholicisme chez Charles de Gaulle et surtout un souffle intérieur profond : « […] cette espèce de déchirement de l’âme, […] ce désespoir, qui m’a toujours entraîné dans Barrès, qu’il a habillé d’une splendide désinvolture, mais dont je ne crois pas que l’effet doive s’éteindre parce que la décadence ne se confondra pas toujours avec la médiocrité. »

Sans faire de De Gaulle un maurrassien, certains évoquent tout de même le fait que certains des essais de Charles Maurras aient pu l’influencer comme Kiel et Tanger par exemple sur sa vision de la politique étrangère qu’il appliquera en tant que président de la Ve République. N’êtes-vous pas d’accord avec cette idée ?

Maurice Barrès
Maurice Barrès

De Gaulle a lu Maurras, c’est un fait. Mais il n’en a rien gardé et toutes ses idées s’opposent à celles de Maurras. Sur son idée de la France, sur sa vocation, sur son génie. Sur le double héritage monarchique et républicain dont le gaullisme est la synthèse. Il ne partage évidemment pas l’antisémitisme et la xénophobie de Maurras. Il condamnera Maurras d’avoir « jouer l’Allemagne ». Le désaccord est complet tant sur le plan politique que géostratégique. Sur sa vision de la politique étrangère, ils s’opposent encore : De Gaulle joue des atouts et des forces de la France, quand Maurras limite sa vision à une France seule et forte. À une conception ouverte sur le monde s’oppose celle d’une France repliée sur elle-même. Donc définitivement, tout oppose De Gaulle à Maurras. En revanche, de Gaulle s’accorde parfaitement avec Barrès et Péguy. C’est pourquoi, il ne sera jamais séduit dans les années 1930 par le fascisme. « Comment accepter que l’équilibre social se paie par la mort de la liberté ? », écrit-il dans une lettre du 13 novembre 1937.

Quelle place eut la poésie et plus précisément le romantisme dans ses goûts littéraires ?

Le général de Gaulle est un amateur de poésie. Essentiellement la poésie classique en raison de son éducation et de ses goûts : Horace, Virgile, Racine, Corneille, Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Vigny, Alfred de Musset mais aussi Verlaine. Mais pas Baudelaire ! Il aime à se jouer de ses aides de camp en leur citant des vers classiques pour qu’ils les retrouvent ; tout en glissant, facétieux, ses propres vers. En revanche, le général de Gaulle est éminemment un romantique nourri de Chateaubriand. Un romantisme ardent qui ne fuit pas dans le rêve ou l’individualisme sans limite, mais, au contraire, cherche à changer le réel, a le goût des grandes entreprises et une certaine aversion pour le médiocre, le vulgaire et le routinier : « Si rudes que fussent les réalités, peut-être pourrais-je les maîtriser puisqu’il m’était impossible suivent le mot de Chateaubriand d’y mener les Français par les songes. » Face aux fracas du monde, la fréquentation des hauteurs et de la solitude est également la marque de son romantisme : « Dans le tumulte des hommes et des événements, la solitude était ma tentation. Maintenant elle est mon amie. De quelle autre se contenter quand on a rencontré l’Histoire ? » Àcet égard, il est nourri spirituellement de Chateaubriand, son auteur préféré.

À la Libération, le général de Gaulle refusa la grâce de Brasillach. Pourquoi cette sévérité à l’encontre des écrivains lors de ces années sombres ?

Robert Brasillach

Le général de Gaulle a été intraitable à l’encontre des rares écrivains qui s’étaient compromis dans la collaboration ou qui lui avait manqué pendant la Guerre et donc avait manqué à la France. Car, l’une des premières préoccupations du général de Gaulle à son retour à Paris tout juste libérée en août 1944 est de rencontrer les grands écrivains français (Gide à Alger, Mauriac, Bernanos, Malraux, …). Cette préoccupation n’a en fait rien de surprenant. Charles de Gaulle a longtemps hésité à devenir écrivain. Il a toujours eu une révérence particulière à l’égard des écrivains. Il considère qu’ils occupent une place élevée au service de la France. Pour le général de Gaulle, les écrivains ont une responsabilité morale, doublée d’une exigence d’action au service. C’est pour cette raison que le général de Gaulle a toujours tenu rigueur à Paul Morand de son attitude pendant la guerre : « Après Mers-el-Kébir, Vichy avait rompu les relations avec Londres et fermé l’ambassade. Les fonctionnaires sont habitués à obéir. Ceux-là ne sont pas plus blâmables que les autres. Mais Morand, Vichy lui demandait au contraire de rester à Londres ! C’est lui qui s’est précipité à Vichy, où on ne voulait pas de lui. Et puis, Morand était un grand écrivain, choyé comme tel à Londres. Il était très introduit dans la société anglaise, cette oligarchie dont se moquait Napoléon. Quelques centaines de lords et de grands patrons ou banquiers exerçaient le vrai pouvoir. Nous ne connaissions personne. Vous imaginez de quel prix aurait été son ralliement ! Il aurait pu apporter à la France Libre le faisceau des relations qu’il s’était faites par sa renommée littéraire, par ses succès auprès des dames. Il m’a manqué. […] Il a manqué gravement à ses devoirs envers moi. […] Sa femme avait du bien. Quand on a du bien, on le fait passer avant sa patrie. Les Français qui avaient du bien ne m’ont pas rejoint. Quand on a le talent et la notoriété d’un grand écrivain, on ne fait pas passer d’abord son bien. Morand est impardonnable. »

Pour Brasillach, les biographes se sont interrogés sur les raisons ayant poussé le général de Gaulle à le laisser exécuter. Dans le fonds de Gaulle déposé aux Archives nationales, il existe une note relative à l’affaire Brasillach qui dresse la liste des charges pesant sur l’écrivain. L’une d’elles a, sans doute était déterminante. Brasillach était présenté comme « un des responsables de l’assassinat de Georges Mandel » dont il demandait régulièrement la mise à mort dans son journal Je suis partout. Or, le général de Gaulle avait non seulement beaucoup d’estime et de respect pour Mandel, mais aussi une dette. En effet, en juin 1940, alors que de Gaulle désapprouve la position de Paul Reynaud de discuter d’un éventuel armistice et envisage alors de démissionner, Georges Mandel le convainc de rester : « Nous ne sommes qu’au début de la guerre mondiale. Vous avez de grands devoirs à remplir, général ! Mais avec l’avantage d’être, au milieu de nous tous, un homme intact. Ne pensez qu’à ce qui doit être fait pour la France et songez que, le cas échéant, votre fonction actuelle pourra faciliter les choses ». Et le général de Gaulle de confier : « C’est à cela qu’à peut-être tenu, physiquement parlant, ce que j’ai pu faire par la suite. » Enfin, le général de Gaulle a écrit dans ses Mémoires que « le talent est un titre de responsabilité », faisant de ce talent une circonstance aggravante quand il a manqué à la France dans l’une de ses plus tragiques pages d’histoire.

Comment expliquez-vous cette fidélité inébranlable entre Malraux et de Gaulle, relation à laquelle vous avez consacré une biographie comparée ?

André Malraux

Le général de Gaulle avait trouvé en André Malraux un alter ego, un être à sa hauteur et à sa mesure et qui, en même temps, le gardait contre les tentations du renoncement. Face à André Malraux, Charles de Gaulle ne pouvait être et agir qu’en général de Gaulle. « En André Malraux, a expliqué l’amiral Philippe de Gaulle, le général avait trouvé le seul homme avec qui il respirait à la même hauteur. Qui comme lui avait le don de vision, l’intuition de l’histoire, le vrai sens de la grandeur. André Malraux était plus qu’un témoin. Il était au niveau du génie où le dialogue s’instaurait entre l’homme de l’Histoire et le voyant. C’est à ce niveau seulement qu’il faut chercher leurs rapports… » Et pourtant, quels êtres plus dissemblables comme le soulignait le général de Gaulle lui-même : « Il m’est aussi dissemblable que possible : agnostique, c’est-à-dire qui déclare l’absolu et par conséquent Dieu inconnaissable, aventurier dans sa vie personnelle et matérielle, exalté en politique, passionné par l’art, grand romancier… Mais c’est sans doute cette grande dissemblance qui a permis que je m’entende bien avec lui parce que les gens différents peuvent être complémentaires. » Et André Malraux de préciser : « Ce qui l’intriguait surtout en moi, c’étaient mes rapports avec la religion. Pour lui, il appartenait encore à cette génération où on ne pouvait être agnostique sans être anticlérical. » Leur relation était telle dans les premiers temps du RPF que Madame de Gaulle s’en plaignait : « Ce soir, André Malraux débarque. Il va l’entraîner encore jusqu’à quelle heure de la nuit ! » « Il est toujours à le relancer avec ses idées. Qu’il le laisse tranquille. »

En réalité, ils admiraient en l’autre la part d’eux-mêmes qui leur avait échappé et qu’ils avaient en vain poursuivi : le Verbe pour l’un et l’Histoire pour l’autre. Et Gaston Palewski, à l’origine de leur rencontre, de souligner les points communs de ces deux êtres exceptionnels : « C’est la même sensibilité ardente et profonde qui se cache derrière un mur d’érudition, de connaissances, de pensées fulgurantes sur les êtres et sur les œuvres. Ces deux sensibilités anormalement développées, ce même besoin d’un climat de grandeur et d’altruisme dans la réalisation quotidienne, se rejoignent, et le courant s’établit entre ces deux êtres d’exception. […] Tout de suite, [de Gaulle] discerne un être de la même famille, c’est-à-dire un intellectuel dont le devenir ne résiderait pas seulement dans les livres, mais dans une pensée génératrice d’action. Ces deux êtres destinés à progresser si longuement côte à côte apparaissent étrangement semblables, et dissemblables à la fois. L’un se distingue par la certitude, l’autre par la recherche. Le général de Gaulle aborde l’action en professionnel ; André Malraux s’y aventure. » Dans une lettre du 12 janvier 1958, en remerciement de l’envoi par André Malraux de son livre La métamorphose des dieux, le général de Gaulle lui écrit : « Grâce à vous, que de choses j’ai vues, ou cru voir, qu’autrement je devrais mourir sans avoir discernées. Or ce sont justement, de toutes les choses, celles qui en valent le plus la peine. » C’est cette part d’indicible qui liait les deux hommes.

À propos de Charles Péguy qu’il admirait, de Gaulle écrivit cette phrase surprenante :  « L’esprit de la Ve République, vous le trouverez dans les Cahiers de la quinzaine » Qu’entendait il par là selon vous ?

Charles Péguy

Le général de Gaulle est un inconditionnel de Charles Péguy :  « Je lisais tout ce qu’il publiait. J’admirais son instinct, son style, son sens des formules, fulgurantes et répétitives. Il ne se trompait pas et je me sentais proche de lui. […] Aucun auteur n’a eu autant d’influence sur moi dans ma jeunesse que Péguy ; aucun ne m’a autant inspiré dans ce que j’ai entrepris de faire.  » Cet esprit auquel fait allusion le général de Gaulle est celui de l’ordre, de la liberté et d’une certaine idée de la France. À la phrase de Péguy : « L’ordre, et l’ordre seul, fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude. » répond celle du général de Gaulle : « Construire un ordre tel que la liberté, la sécurité, la dignité de chacun y soient exaltées et garanties, au point de lui paraître plus désirables que n’importe quels avantages offerts par son effacement. […] Assurer en définitive la victoire de l’esprit sur la matière. » Il faut bien comprendre que de Gaulle n’est ni un nationaliste, ni un patriote. Il considère que la France incarne un idéal de liberté et de dignité de la condition humaine qui est sa raison d’être. C’est cette mystique gaullienne que Péguy a inspirée et nourrie de ses écrits.

De Gaulle ne serait pas à ranger parmi les patriotes selon vous ?

Le terme patriote est trop connoté aujourd’hui pour ranger le général de Gaulle dans cette catégorie qui l’aurait étonné lui-même. En effet, de Gaulle est en fait Français. Il ne sublime ni la nation, ni la patrie en tant que telle, mais la France, la nation française, la patrie française parce qu’elle incarne à ses yeux les idéaux de liberté et de justice. Il faut lire le début des Mémoires de Guerre sur sa « certaine idée de la France », sur « la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs » pour comprendre cette relation si sensible avec la France. C’est bien le contresens de beaucoup de monde qui le récupère de vouloir le classer comme nationaliste ou patriote. Ses adversaires, comme ceux qui ont voulu ou veulent l’instrumentaliser. Son respect des autres nations n’est pas celui d’un nationalisme, mais la reconnaissance du génie des autres nations dans ce qu’elles ont de plus élevé et non dans leurs ressentiments, leurs haines ou leurs velléités guerrières.

Une fois au pouvoir à partir de 1958, quelles furent ses relations avec les écrivains de son temps et trouvait-il le temps de les lire ?

Jean-Marie Gustave Le Clezio

Si les relations avec les écrivains contemporains étaient compliquées en raison du poids de l’intelligentsia de gauche qui était viscéralement opposée à la personne et à la politique du général de Gaulle, il n’en reste pas moins que beaucoup d’auteurs adressaient leurs livres au général de Gaulle qui les lisait et leur répondait. À cet égard, il a adressé ses remerciements à un jeune auteur prometteur, qui sera couronné par le prix Nobel de littérature, Jean-Marie Gustave Le Clezio : « Votre livre, Le Procès-Verbal, m’a entraîné dans un autre monde, le vrai, probablement. Comme tout commence pour vous, cette promenade aura des suites. Tant mieux! Car vous avez bien du talent. À moi, qui suis au terme, vous écrivez que « le pouvoir et la foi sont des humilités ». À vous, qui passez à peine les premiers ormeaux du chemin, je dis que le talent, lui aussi, en est une. » À l’époque, l’activité de « distraction » essentielle du général de Gaulle reste la lecture. Les seules exceptions sont la télévision avec les jeux Intervilles et le journal de 20 heures.

Est-ce avec l’idée de se mettre dans les pas de Chateaubriand, son modèle littéraire, qu’il commença la rédaction de ses mémoires ?

Le général de Gaulle a une longue intimité avec Chateaubriand qui est à la fois son modèle littéraire et son enchanteur politique. Dans ses carnets, il note de nombreux éléments biographiques sur Chateaubriand et des citations tirées des Mémoires d’outre-tombe. Il se nourrit des réflexions de Chateaubriand sur le génie de la France, sur le caractère des Français, sur le rôle de la France en Europe et dans le monde, sur le sens de l’histoire et sur les libertés.  À cet égard, le général de Gaulle n’a pas caché qu’il avait relu les Mémoires d’outre-tombe et s’en était inspiré pour rédiger les siennes. Il y a deux Chateaubriand comme deux de Gaulle : « Dans l’existence intérieure et théorique, je suis l’homme de tous les songes. Dans l’existence extérieure et pratique l’homme des réalités. » Entre les songes et les réalités, Chateaubriand comme de Gaulle ont tracé leur destin laissant sur la France une marque profonde, sensible et éternelle.