Kévin Boucaud-Victoire est journaliste et essayiste. Co-fondateur de la revue Le Comptoir, il dirige actuellement la rubrique idées de l’hebdomadaire Marianne. Après La guerre des gauches (Cerf, 2017) et George Orwell, écrivain des gens ordinaires (Première Partie, 2018), il publie son troisième livre, Mystère Michéa (L’escargot, 2019) dans lequel il analyse la réception de l’œuvre de Jean-Claude Michéa et présente les grandes lignes de sa critique du libéralisme.
PHILITT : Vous écrivez, en paraphrasant Michel Henry, que le « “michéisme”, surtout porté par la droite, ressemble de plus en plus à l’ensemble des contresens établis sur la pensée de Michéa ». Pouvez-vous détailler les contresens auxquels vous faites allusion ?
Kévin Victoire : Quand Eric Zemmour explique par exemple que la famille est la dernière cellule de résistance au capitalisme, en prenant appui sur Michéa, il commet une grosse erreur. Le philosophe ne dit jamais cela. Michéa s’inspire sur cette question des travaux de Christopher Lasch, pourfendeur des « familles alternatives » (familles monoparentales, notamment) défendues par la gauche américaine. Pour lui, ce n’est pas tant que la famille permettrait de résister au capitalisme, mais qu’elle serait détruite par ce système. « La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples rapports d’argent », rapportaient déjà Marx et Engels (Manifeste du Parti communiste). Enfin, pour Lasch, croire que la famille pourrait être un îlot de résistance est une illusion qu’il moque dans Un refuge dans ce monde impitoyable. Par contre, les familles « alternatives » sont sources de souffrances et de fragilité pour Lasch.
Quand Zemmour explique en 2013, lors du débat sur le « Mariage pour tous » que Marine Le Pen serait « plus marxiste que Mélenchon », en se basant sur Michéa, il vire carrément dans le grotesque. Pour rappel, l’ex-Montpelliérain perçoit Marine Le Pen comme une néo-boulangiste. Enfin, il explique à la revue Ballast qu’il refuse « la fétichisation du concept d’unité nationale (qui ne peut qu’entretenir l’illusion d’une collaboration « équitable » entre le travail et le capital) et sa nostalgie romantique des anciennes aristocraties guerrières (avec son culte du paganisme, de la hiérarchie et de la force brutale) ».
De manière plus générale, ceux qui voient en Michéa un réactionnaire ou un « authentique conservateur » (Lætitia Strauch-Bonart – qui se définit par l’expression ridicule de « michéiste libérale » – ou Chantal Delsol) ou pire l’inspirateur d’une génération conservatrice représentée dans la Manif pour tous est absurde. Non seulement Michéa pense qu’aucune société décente ne peut s’accommoder du racisme, du sexisme et de l’homophobie, mais il s’oppose à tout principe hiérarchique (ce qui ne signifie pas qu’il pense qu’une société peut s’organiser de manière purement horizontale).
Enfin, le penseur apparaît souvent comme un opposant à toute réforme « sociétale », qui serait forcément libérale. En réalité, sa position est plus complexe. Pour lui, elles peuvent être importantes, mais « il est clair qu’on ne saurait les imposer aux classes populaires sur les seules bases de l’idéologie libérale, c’est-à-dire en se plaçant au seul point de vue du droit abstrait et « axiologiquement neutre » de tous sur tout ». Dans Notre ennemi, le Capital, il explique : « Le problème n’est donc pas tant de rejeter a priori toutes les revendications qui émanent des « minorités » – quelles qu’elles soient – au prétexte de leur caractère supposé « secondaire » (comme si le fait même de prendre en charge ces revendications impliquait par là même l’oubli de la « contradiction principale »). Il est bien plutôt d’apprendre à discerner – dans l’agencement juridique concret sous lequel chaque nouvelle réforme « sociétale » – est à présent imposée au peuple – les multiples points d’entrée de l’idéologie dominante donc le mécanisme qui produira inexorablement, dans les faits, à renforcer encore un peu plus l’invasion de nos vies quotidiennes par la logique marchande. »
Pourquoi, d’après vous, la droite conservatrice du Figaro, dont on peut sérieusement douter qu’elle conteste sérieusement le consensus libéral, s’est-elle éprise de Michéa ? Ne retient-elle pas seulement sa critique du libéralisme culturel ?
Il faut être prudent. Je doute qu’il y ait une majorité favorable à Michéa au sein du Figaro. Ensuite, je suis bien placé pour l’affirmer, les journalistes ne sont pas toujours sur la ligne de leur journal. J’ai connu des gens de gauche qui sont passés par le Figaro. Il y avait par exemple des anciens du quotidien au Média. Enfin, je ne sonde pas les âmes, mais je vais apporter trois éléments de réponse.
D’abord, il n’est pas impossible d’apprécier et respecter intellectuellement un ennemi politique. À titre personnel, j’aime beaucoup Raymond Aron, Benjamin Constant, ou Friederich List, alors que je partage peu de choses avec eux. Ensuite, Michéa est autant un pamphlétaire qu’un penseur, ce qui parfois nuit à la bonne compréhension de ses thèses. Il faut avouer qu’il réserve la grande majorité de ses flèches assassines à la gauche, d’Olivier Besancenot à Najat Vallaud-Belkacem, en passant par Clémentine Autain ou Manuel Valls. Michéa permet à la droite de « troller » la gauche assez facilement, puisqu’il révèle souvent avec humour leurs incohérences. Mais du coup, cette droite libérale doit toujours cacher une partie de la critique de Michéa. C’est par exemple le cas quand elle reprend ses analyses sur Mai 68. Elle doit d’un côté cacher que le philosophe n’attaque pas que les conséquences sociétales, mais d’abord l’ordre libéral qui en est issu. D’un autre côté, elle doit taire le fait que l’ex-Montpelliérain rend hommage à une partie des soixante-huitards, ceux qui reprenaient la critique situationniste de la société du Spectacle. Michéa ne fait pas de Mai 68 un bloc ou un événement entièrement négatif. Le dernier élément, c’est qu’il est possible qu’une certaine droite conservatrice et antilibérale se retrouve plus dans les écrits de Michéa que dans ceux de la droite libérale. C’est un peu comme quand Guy Debord rend hommage à Léon Bloy, dont il ne partage pourtant pas les orientations politiques. La gauche et la droite ne sont pas des blocs.
La thèse de l’unité du libéralisme est problématique. Si elle s’applique parfaitement à la séquence française 1981-2019, elle semble incapable d’appréhender des penseurs libéraux comme Hayek (qui critique les droits de l’homme) ou Rawls (qui possède une forte dimension sociale). Ne doit-on pas relativiser cette thèse plutôt que d’essayer de faire entrer dans un même moule théorique Macron, Smith, Tocqueville, Hayek et Rawls qui ont tous des univers mentaux différents ?
Je ne connais pas la critique des droits de l’homme de Hayek. Mais il faut faire attention à ne pas faire de contresens sur sa théorie politique. Certes l’économiste s’opposait à la « démocratie illimitée », perçue comme une forme de « tyrannie de la majorité ». Certes, il a affirmé, afin de défendre Pinochet : « Personnellement je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme. » L’Autrichien défendait néanmoins le démocratie. Reste qu’elle n’était pour lui qu’un moyen. Enfin, Hayek n’était pas un conservateur, comme il l’expliquait dans « Why I Am Not a Conservative ». Pour lui, le conservatisme s’adapte mal à la réalité, faites de changements. Enfin, il défend l’égalité en droit des individus, qui garantit l’efficience du marché (Droit, législation et liberté).
Michéa affirme bien que les droits de l’homme sont un des fondements de l’idéologie libérale. Hayek, en bon héritier de Burke et au nom d’une forme de darwinisme social, estime qu’une trop grande extension des droits conduit à l’égalitarisme, chose qu’il rejette. Hayek appartient bien à la tradition libérale mais ne s’appuie en aucun sur les droits de l’homme. N’est-ce pas une contradiction insurmontable ?
Michéa n’affirme néanmoins pas que tout libéral défende le libéralisme dans sa totalité. Tout libéral n’est donc pas nécessairement droit-de-l’hommiste. Ce qu’il explique, c’est que les droits de l’homme – que Marx dénonçait comme « les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté » – représentent le langage du libéralisme. Si bien, que la gauche droit-de-l’hommiste a souvent fini par défendre le libéralisme économique, tout en prétendant encore militer pour l’égalité. Il faut néanmoins là encore prendre des pincettes. Le penseur estime que « parler sans plus de précaution de la “fable des droits de l’homme” » pourrait « réintroduire les fables stalinienne, fasciste ou islamiste ». Mais pour lui, il faut fonder idéologiquement autrement la défense des libertés individuelles indispensable.
Pour revenir à votre question précédente : oui, il existe des sociaux-libéraux, des libéraux-conservateurs, des libéraux purs, etc. Difficile de toute manière de trouver une famille homogène. Le socialisme par exemple est très divers entre Proudhon, Leroux, Marx, Jaurès, Luxemburg, etc. Michéa ne fait pas non plus des libéraux un bloc. Il explique même qu’Adam Smith ou Benjamin Constant seraient effarés devant le néolibéralisme s’ils revenaient à la vie. En fait sa démarche est elle aussi souvent mal comprise.
Plutôt que de s’intéresser au système économique de son temps, Marx a préféré analyser la logique du mode de production capitaliste, dans Le Capital. Il évacue notamment la majorité des classes sociales, pour ne retenir que l’affrontement entre la bourgeoisie et le prolétariat. La démarche de Michéa est sensiblement la même, sauf qu’il analyse la « logique libérale » ou le « logiciel libéral » – le capitalisme étant finalement « le libéralisme réellement existant ». C’est ainsi qu’il estime qu’il y a une unité logique entre le libéralisme économique « de droite » et le libéralisme politique et culturel « de gauche ». Il s’agit d’un « tableau à double entrée ».
Pour résumer, le libéralisme politique se fonde sur l’idée que chacun devrait pouvoir vivre « comme il l’entend » sous la seule réserve qu’il ne « nuise pas à autrui ». De ce point de vue, il est déjà inséparable du libéralisme culturel, puisque chacun doit être entièrement libre de choisir le mode d’existence qui lui convient. Cette logique conduit donc inévitablement à la « désagrégation de l’humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière » et « l’atomisation du monde » selon les mots d’Engels. Les défenseurs de ce libéralisme se retrouvent alors confrontés à l’obligation philosophique de chercher ailleurs que dans la sphère du droit abstrait un principe d’entente minimale qui, seul, pourra éviter aux individus, que le libéralisme culturel ne conduise mécaniquement à isoler les uns des autres et débouche au retour, sous une forme inédite, de la vieille « guerre de tous contre tous » par la judiciarisation des rapports humains. Pour Michéa, il n’existe alors qu’une seule solution : adopter le langage commercial (« Dès qu’il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion » dixit Voltaire). C’est pour cela que l’échange marchand (le « doux commerce » de Montesquieu) finit par apparaître, comme le seul fondement anthropologique possible d’une société qui, au départ, se proposait seulement de protéger les libertés individuelles et la paix civile. À l’inverse, le libéralisme exige l’extension sans fin du marché et donc la levée de tous les tabous moraux et culturels qui l’entravent. Pour Hayek, « il est nécessaire en premier lieu que toutes les parties sur le marché soient libres de vendre et d’acheter quel que soit le prix auquel elles peuvent trouver un partenaire pour réaliser la transaction, et que chacun soit libre de produire, vendre et acheter toute marchandise quelle qu’elle soit ».
Quelque part, la critique de Michéa est autant philosophique qu’anthropologique. Pour lui, le libéralisme implique une vision particulière de l’homme. Ce dernier n’est plus un « animal social » comme chez Aristote, il est « un loup pour l’homme ». Sauf que contrairement à ce que pense Hobbes, l’humain serait parfaitement rationnel et guidé uniquement par ses intérêts personnels. C’est l’homo œconomicus si cher aux néoclassiques, religieusement enseigné dans toutes les facs d’économie de la planète. Finalement, ce qu’explique Michéa c’est que le libéralisme culturel et politique rapproche l’homme de ce modèle par son individualisme. De l’autre côté, défendre le libéralisme économique revient à favoriser l’individualisme et l’atomisation de la société. Il faut enfin prendre une dernière précaution. Michéa n’explique pas non plus que les libéraux le défendent nécessairement en bloc. Il ne déclare pas non plus que les deux libéralismes avancent simultanément ensemble, mais qu’à terme, ils se rejoignent. Pour lui, il faut attendre l’après-Mai 68 et l’apparition du « libéral libertaire », dont Dany le bourge est le plus beau symbole, pour que le libéralisme chimiquement pur apparaisse. Selon moi, mais je pense que Michéa ne serait pas d’accord, cette parenthèse est aujourd’hui refermée. Certes, nous sommes dans un double mouvement de libéralisation économique et de libération progressive des mœurs, mais il semble que le libéralisme prenne simultanément un tournant autoritaire et identitaire. C’est, d’après moi, dû à une réaction populaire au libéralisme libertaire, qui provoque un fort sentiment d’insécurité (physique, culturel et évidemment social). Marx et Engels constataient déjà dans Le Manifeste : « La Bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner sans cesse les instruments de travail, ce qui veut dire le mode de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux. […] Ce bouleversement continuel des modes de production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles, distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. »
La dimension pamphlétaire de Michéa qui a pris de l’importance, surtout dans ces derniers ouvrages, ne compromet-elle pas la qualité intrinsèque de ses analyses ? Finalement n’est-il pas plus efficace pour se moquer des contradictions de la gauche PS que pour véritablement établir l’unité du libéralisme, unité qui semble sans cesse remise en question par les différences de point de vue des penseurs majeurs de cette tradition sur des sujets cruciaux (droits de l’homme, individualisme, économisme) ?
Elle est aussi présente au départ. Impasse Adam Smith (2002) est d’abord, selon moi, une satire de la gauche. Ce n’est qu’à partir de L’Empire du moindre mal (2007), que Michéa devient réellement un théoricien, même si les prémisses de sa pensée étaient déjà largement présentes dans Impasse Adam Smith et L’Enseignement de l’ignorance (1999). Effectivement, dans mon livre, je me suis surtout concentré sur le penseur que sur le pamphlétaire. Certes, ce dernier est très fort et très drôle pour moquer le PS, mais aussi l’extrême gauche, en commençant par le NPA, mais il peut, selon moi brouiller le message principal de Michéa. J’ai surtout voulu montrer que Michéa propose une critique intéressante et originale du capitalisme, qu’on soit d’accord ou pas avec elle. Surtout que cette analyse explique très bien à la fois l’évolution du capitalisme depuis 50 ans, les déconvenues de la gauche depuis bientôt 40 ans et la recomposition politique actuelle.