L. F. Céline : la maladie de l’enfance

Le magasin de dentelles de la mère, le père employé d’assurance, le Passage Choiseul, l’odeur du gaz, celle des grandes marmites de nouilles… Ce tissu d’anecdotes n’aurait pas autant de valeur si le docteur Destouches n’avait su en transcender la substance grâce à son style singulier et son indéniable talent de conteur.

[Cet article est paru initialement dans PHILITT #8]

Le numéro 64 du Passage Choiseul aujourd’hui

Au pied de la lettre, le deuxième roman de Louis-Ferdinand Céline raconte l’histoire d’un adulte qui se remémore son enfance. C’est en effet à l’occasion d’un délire, d’une fièvre semblable à celles souvent décrites par les écrivains russes, que le narrateur, un médecin du bassin parisien, est subitement assailli et submergé par ses souvenirs infantiles. Aussi succinct soit-il par rapport à la totalité du livre, ce prologue ne va pas sans pertinence puisqu’il permet de justifier, en partie du moins, le caractère hallucinatoire de certaines des descriptions qui parsèmeront le récit à sa suite. Du reste, dans ce deuxième roman, s’il ne s’embarrasse pas de réalisme, Céline n’hésite pas à grignoter un peu plus la frontière, déjà fort poreuse, entre roman et autobiographie. Le patronyme de son alter ego, Bardamu, n’est plus mentionné. Il n’est plus dénommé que Ferdinand. Ce détail n’est pas négligeable, puisqu’il marque davantage encore la confusion d’identité entre l’auteur et son narrateur. Cette confusion, dorénavant, à une moitié de prénom près, est revendiquée.

Mort à crédit est une œuvre foncièrement et résolument anti-proustienne. Ce n’est en rien un hasard, là encore, si l’enfance de Ferdinand lui revient en mémoire non pas en dégustant une madeleine dans un petit coin douillet, mais dans la souffrance, par le délire, par la maladie. En miroir de l’idéal littéraire qui voudrait qu’enfance soit synonyme d’innocence, de candeur ou de félicité, celle-ci est dépeinte dans Mort à crédit à la fois comme une tare et comme une succession ininterrompue de traumatismes. La mort à crédit, d’ailleurs, si l’on s’attarde un instant sur ce titre énigmatique, peut sous-entendre, entre autres interprétations, que l’enfance elle-même constitue une maladie mortelle et incurable, une mort à petit feu. Quoi qu’il en soit, dans les souvenirs de Ferdinand, il ne subsiste de cette période de sa vie que l’idée d’une plaie purulente, d’une croupissure infâme, d’un horizon infini de malheur, de vide et d’agonie. Rien ni personne ne surnage dans cet océan de tristesse et de douleur, excepté l’oncle Edouard peut-être, et deux femmes, sa grand-mère Caroline (qui, en réalité, s’appelait Céline !), et la jeune Nora Merrywin, rencontrée au pensionnat lors d’un séjour forcé à Rochester en Angleterre. Mais même ces deux anges gardiens aux visages féminins ne feront que passer, ne resteront que des apparitions. Leur perte prématurée, en fin de compte, ne fera qu’ajouter des nuances de chagrin à la désolation générale.

Une outrance à rebours des lieux communs

L’originalité de l’approche célinienne tient à ce que l’enfant lui-même y est représenté comme un être pervers, prenant une part active aux persécutions dont il est victime. Pervers, car attiré vers toutes les formes de larcins comme un papillon vers la lumière. Une perversité qui conduit à l’injustice, parce que les adultes, impuissants à canaliser ces mauvais penchants autrement que par des avanies, créent un cercle vicieux qui raffermit les mauvais penchants en question. Pervers, et très sale, qui plus est. « J’ai eu de la merde au cul jusqu’au régiment », « je ne m’essuyais pas, j’avais pas le temps », nous dit Ferdinand, jamais avare en détails sordides. Le vomi et les matières fécales occupent dans son existence une place des plus considérables. Il ne s’y passe quasiment pas un événement important sans que celui-ci soit ponctué de quelque diarrhée ou de quelque régurgitation. D’abord il y a ce trajet en ferry jusqu’en Angleterre, où tous les passagers de l’embarcation, sous l’effet du mal de mer, se mettent à rendre leur repas. Pendant cette scène, Ferdinand va jusqu’à préciser la consistance exacte de son dégueulis : « C’est les crêpes !… Je crois que je pourrais produire des frites… en me donnant plus de mal encore… En me retournant toute la tripaille en l’extirpant là sur le pont… » Puis il y a cette fois où, le jour de la remise du certificat d’études, Ferdinand ne peut s’empêcher de se faire dessus, obligeant sa mère à le ramener prématurément chez lui afin d’éviter que quiconque soit alerté par le parfum fétide émanant de son mouflet ou par la coloration soudaine de son pantalon. Le père, Auguste, d’abord ravi de l’obtention du diplôme par son fils, finit par le rejeter violemment quand il s’aperçoit du forfait qu’il a commis. Aussi, le stade suprême de cette déviance est-il atteint dans une autre scène d’anthologie après que Ferdinand, exaspéré par les brimades incessantes de son paternel, tabasse ce dernier avec une machine à écrire, le laissant inconscient sur le sol, accomplissant ainsi un parricide symbolique. Horrifié par son propre geste, Ferdinand s’enferme dans une pièce qu’il ne tarde pas à repeindre de tous ses fluides en se vidant tel un geyser par les deux bouts de son tube digestif. Sous la plume d’un autre, ce comique de répétition, cette insistance scabreuse produiraient sans aucun doute un effet de mauvais goût. Mais Céline appartient à cette élite d’écrivains capables de transformer la poussière en constellation d’étoiles et les étrons en boutons de rose. En immense génie qu’il était, il jouissait de ce luxe qu’offre cette condition, c’est-à-dire de pouvoir transformer les aspects les plus bas et les plus triviaux de l’existence en sources de rire, d’émotion, et, osons le mot, de plaisir pour son lecteur.

Une noirceur presque intégrale

Henry de Gaffigny, l’homme qui a inspiré le personnage de Courtial des Pereires

Dans Mort à crédit, écrivais-je, tout le monde ou presque en prend pour son grade. Personne n’en réchappe. Personne n’est épargné par la verve du narrateur, dans cet univers où règnent noirceur et pessimisme, où plane à chaque instant l’ombre de la mort et du suicide. Pas les adultes, évidemment. Pas le père, brutal, sévère, autoritaire, ni même la mère, sourde, aveugle, soumise. Pas Berlope, la « crème des salopes », ni Lavelongue le sadique, ni Mme Gorloge, la sirène boursicoteuse, ni, cela va de soi, Courtial des Pereires, le grotesque inventeur, rafistoleur, charlatan, fermier tellurique de son état. Mais que dire alors des enfants ? Qu’il s’agisse des pensionnaires du Meanwell College, de la bande du Familistère, ou même de Popaul, ce sont dans leur ensemble des affreux mioches, de petits chapardeurs, vils, indisciplinés, profondément amoraux. Le seul qui apparaisse comme étant un tant soit peu honnête, Jonkind, le seul enfant qui ne soit pas vicieux, qui soit à peu près pur, est aussi – ironie mordante – un handicapé mental. Les malades, en conclura-t-on sans difficulté, ne sont pas forcément ceux que l’on croit.

Pour Céline, l’enfance est une sorte de maladie incurable. Il est possible d’en contenir les symptômes, mais impossible d’en éradiquer le germe. Cette maladie est un fardeau dont l’adulte ne peut se délester. Céline en est un bon exemple. Sans pour autant verser dans la psychanalyse de comptoir, comment ne pas déceler dans sa narration, à travers ce goût curieux pour la scatologie, mais aussi son sens de l’exagération, de la facétie, sa mauvaise foi, sa paranoïa, ses emportements, toutes les facettes du caractère d’un gamin turbulent ? Comment ne pas deviner, derrière la vénération de certaines femmes, l’expression d’un manque d’amour maternel ? Comment ne pas sentir poindre, également, entre toutes ces lignes, un peu d’affectation, de complaisance dans le malheur, voire de masochisme ? Qu’importe, après tout. Ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est bien l’objet, le résultat, la forme assignée par l’artiste à ses névroses. Avec Mort à crédit, Céline s’empare d’un thème universel et érige, par les larmes, les rires, par son audace grammaticale, par la richesse de son lexique, par la puissance poétique de sa ponctuation, un monument littéraire. Prenez-en bonne note : il n’est point de lecteur averti qui ne l’ait lu ou de bonne bibliothèque qui ne le compte sur une de ses étagères.

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