Vico, pour un retour aux héros et aux poètes

De Giambattista Vico est essentiellement restée, en France, suite à la traduction de Michelet, la réputation d’un pionnier de la philosophie de l’histoire. Mais ce titre de précurseur occulte la spécificité de sa pensée qui, en s’opposant à Descartes, en revalorisant l’imagination, et en refusant tout progrès linéaire, constitue pourtant une des premières critiques radicales des grands principes de la modernité.

En dépit de l’importance de son œuvre, qui concerne autant la philosophie et l’histoire que la politique, le droit et la linguistique, Giambattista Vico (1668-1744) demeure encore aujourd’hui trop méconnu en France. Maistre l’avait certes lu, et Michelet surtout le diffusa en traduisant plusieurs de ses ouvrages (quoique la traduction fût tronquée et peu fidèle). Plus récemment, c’est l’écrivain royaliste et maurrassien Pierre Boutang qui tira de l’oubli « le grand, le sublime Vico » et s’insurgea contre ce qu’il jugeait « le plus bel exemple d’occultation spirituelle, puis d’amnésie chez les philosophes »[1]. Un tel manquement vient sans doute de l’originalité même de cette pensée foisonnante échappant aux catégories usuelles.

Giambattista Vico (1668-1744)

Après des études en philosophie, en droit et en histoire, Vico est nommé professeur de rhétorique à l’Université de Naples en 1699. Ce poste est assez modeste, mais son titulaire a le privilège de tenir un discours inaugural au début de chaque année. De ses allocutions, la plus célèbre est la dernière, prononcée en 1708, et publiée un an plus tard sous le titre La méthode des études de notre temps. C’est l’occasion pour lui d’exposer sa conception de l’enseignement et, plus profondément, de s’opposer à la théorie de la connaissance alors très en vogue de Descartes. Il y récuse l’exercice du doute hyperbolique et l’exigence d’une vérité première. Cette attitude critique vaut pour un esprit déjà éduqué et aguerri, mais « c’est le sens commun que l’on doit former en premier lieu chez les jeunes gens ». Ici se fait jour déjà ce qui deviendra un élément central de son œuvre : la revalorisation de l’imagination, et des disciplines qui en découlent, la poésie et les arts en général. Ainsi qu’un second point : son refus de négliger la politique devant la métaphysique. « Le plus grand inconvénient de nos études modernes, c’est qu’elles cultivent les sciences naturelles aux dépens des sciences morales ».

Vico ne rejette pas entièrement la méthode cartésienne, mais il devine le mal qu’elle porte en germe, le danger de ce que l’on n’appelle pas encore l’individualisme. « On s’apercevra trop tard que Descartes a fait comme ceux qui se sont frayés un chemin à la tyrannie en se déclarant les défenseurs de la liberté, et qui, une fois sûrs du pouvoir, ont fait peser sur le peuple une tyrannie plus insupportable que celle qu’ils avaient renversée. Il a fait négliger la lecture des autres philosophes en professant que par les seules lumières naturelles chaque homme peut savoir autant que les autres »[2], écrira-t-il dans un article postérieur. Ni émancipation du sujet, ni retour à la rigueur scolastique, il prône un moyen terme : « suivre le jugement individuel, mais avec les égards dus à l’autorité ».

Verum est factum

Ce débat pédagogique avec Descartes s’enracine dans la divergence de leurs théories de la connaissance. L’épistémologie vichienne, esquissée dans les discours inauguraux précédemment cités, est développée plus avant dans De l’antique sagesse de l’Italie, un livre publié en 1710 où l’auteur se sert d’analyses philologiques pour reconstituer la vision du monde de ses ancêtres Romains. « J’ai résolu de retrouver, dans les origines de la langue latine, la sagesse antique de l’Italie ». Or le premier résultat de cette enquête, et le plus fondamental, c’est que verum et factum sont synonymes, que « le vrai est le fait même », c’est-à-dire que la « la science est la connaissance de la manière dont la chose se fait ». Cette définition de la vérité comme action, comme praxis, rompt radicalement avec celle de Descartes, selon laquelle est vraie l’idée claire et distincte qui apparaît à une conscience pour ainsi dire passive. La vérité ne se dévoile pas, elle se construit.

René Descartes (1596-1650)

Le corollaire immédiat de cette affirmation est que l’homme, qui est créature et non Créateur, ne peut atteindre la vérité absolue. Dieu connaît tout, car Il a tout créé. L’esprit humain, en revanche, est irrémédiablement limité, « il participe à la raison, mais ne la possède pas ». En particulier, l’homme n’étant point le créateur de lui-même, il ne peut se connaître. Contrairement à ce que soutient Descartes avec son cogito, la conscience de son existence ne fonde pas une science. Doit-on alors se ranger du côté des sceptiques qui, constatant l’absence de causes premières, en viennent à nier toute forme de connaissance ? Pas davantage, car l’homme est créateur, au moins dans un cas, celui des mathématiques. En arithmétique comme en géométrie, il crée lui-même les objets sur lesquels il travaille (approche constructiviste et non platonicienne des mathématiques), de sorte que « nous y démontrons le vrai parce que nous le faisons ». Ce qui ne s’applique pas aux objets physiques, créés par Dieu, que nous ne pouvons par conséquent connaître avec la même certitude. La raison n’est donc ni omnisciente ni démunie. Se démarquant du dogmatisme comme du scepticisme, Vico propose « une métaphysique convenable à la faiblesse humaine, qui n’accorde pas à l’homme toutes les vérités, et qui ne les lui refuse pas toutes ».

La vertu de l’imagination

Si Vico limite nos certitudes rationnelles aux mathématiques, il ne limite pas la connaissance à la raison. Et c’est en cela, aussi et surtout, qu’il se distingue de son rival Descartes. Sa position est d’autant plus originale qu’elle ne complète pas la raison par les sens, comme le font les empiristes, selon une épistémologie qui est tout aussi passive que la cartésienne (où la vérité est perçue et non faite, où l’on omet que « la vision est un acte »). La troisième voie ouverte par le Napolitain est celle de l’imagination. Annoncée dans ses premiers écrits, elle n’est vraiment développée que dans son œuvre maîtresse, mûrie pendant de longues années, d’abord parue en 1725, remaniée en 1730, et rééditée dans sa version définitive en 1744, la Scienza nuova. Méditant sur l’histoire des civilisations, il observe que les hommes, avant de parvenir à la connaissance rationnelle et scientifique, cultivent le savoir imagé des fables et des mythes. Constat banal, si l’on n’y voit que de vulgaires superstitions condamnées à être dissipées par les lumières du progrès. Mais thèse bien plus audacieuse si l’on y discerne une authentique connaissance, que n’invalide pas celle qui lui succède.

Pierre Boutang (1916-1998)

La théorie vichienne de l’imagination s’articule autour du concept clé d’« universaux fantastiques » (universali fantastici). Les universaux fantastiques, ou encore « caractères poétiques », sont des images, des personnages ou des histoires, porteurs de signification. Ils permettent de dépasser le particulier, d’atteindre l’universel, par l’imagination plutôt que par l’entendement. Au lieu de rassembler une idée en un concept, on l’incarne dans un exemple ou dans une figure. Achille représente la bravoure guerrière plus éloquemment qu’un simple concept ou qu’une longue démonstration, comme Ulysse représente la ruse et la sagesse ou Homère le père des poètes[3]. Les universaux fantastiques sont le fruit de l’imagination des poètes et des enfants qui, seuls, savent « prendre des choses inanimées dans leurs mains et, en jouant, leur parler comme si elles étaient des personnes vivantes ». Boutang, qui les définit comme des « généralités sans abstraction », en fait le fondement de la vérité des proverbes et des fables. Si La Fontaine peut être considéré comme « notre Homère français » selon le mot de Sainte-Beuve, ce n’est pas uniquement en raison de sa popularité, c’est parce que ses fables à la fois résument et transmettent une culture, parce qu’elles enseignent par l’exemple et l’imagination ce que sont l’oisiveté et la prévoyance (La cigale et la fourmi), la liberté et l’obséquiosité (Le loup et le chien) ou l’aveuglement de l’amour (Le lion amoureux), comme les héros épiques témoignaient des vertus et des vices de leur temps. Cette perception imaginative est-elle inférieure à une compréhension rationnelle ? Vico semble ici lui-même partagé. Les universaux fantastiques relèvent de l’enfance des peuples, mais cette enfance est qualifiée de « sublime ». Et si la vérité est dans le faire, l’homme crée davantage par l’imagination que par la raison. « Lorsqu’il comprend, il déploie son esprit et se saisit des choses, mais, lorsqu’il ne comprend pas, il fait les choses à partir de lui-même, et, en se transformant en elles, il devient ces choses mêmes ».

Les ricorsi de l’histoire

La dialectique entre imagination et raison devient plus claire lorsqu’elle est replacée dans cette fameuse philosophie vichienne de l’histoire, dont nous parlons depuis le début, et qu’il est bien temps désormais d’expliciter. Le Napolitain, nous l’avons vu plus haut, regrette que la métaphysique oblitère les phénomènes moraux et sociaux. Si l’on cherche à connaître Dieu, il importe aussi de Le connaître « provident dans les choses morales publiques, c’est-à-dire dans les coutumes civiles, avec lesquelles sont venues au monde et se conservent les nations ». Tel est précisément le projet de cette science nouvelle que Vico entend bâtir, et dont une des définitions possibles est « une théologie civile raisonnée de la providence divine »[4]. Cette branche inédite de la théologie n’est pas moins noble ni plus incertaine, au contraire. Là encore, si verum est factum, l’histoire humaine doit être plus accessible que le mystère d’un Dieu transcendant. « Ce monde civil a certainement été fait par les hommes, et par conséquent on peut, parce qu’on le doit, trouver ses principes à l’intérieur des modifications de notre propre esprit humain ».

Le premier écueil que doit franchir cette jeune science est celui de « la vanité des nations » et de « la vanité des doctes » : chaque nation se croit plus civilisée que les autres, et tous les savants croient que leurs Anciens détenaient la même sagesse qu’eux. Dans le premier cas, on sous-estime la nature commune qui unit les différents peuples ; dans le second, on ignore qu’il existe d’autres sagesses, et que la pensée évolue au fil des siècles. L’objectif est donc double : montrer ce qu’il y a de commun parmi les nations, et ce qu’il y a de divers au sein de chacune de ces nations. Le but est de mettre au jour « les principes universels et éternels, comme doivent l’être ceux de toute science, sur lesquels tout s’est élevé et tout se conserve chez les nations ».

Gravure réalisée par Vico, placée au début de la Scienza nuova et illustrant la lumière de Dieu réfléchie par la métaphysique jusqu’aux hommes

Les premiers principes que cette science découvre sont trois coutumes que toute nation semble respecter : « toutes ont quelque religion, toutes contractent des mariages solennels, toutes ensevelissent leurs morts ». L’autre grand principe est que le destin de ces nations suit un cours cyclique en trois stades : « l’âge des dieux, l’âge des héros, l’âge des hommes ». À chacun de ces âges correspondent un type de régime politique (théocratie puis aristocratie puis démocratie ou monarchie — la démocratie conduisant généralement à la monarchie) et un type de langue (muette et gestuelle puis symbolique et poétique, enfin vulgaire et technique). Ces trois âges, cependant, ne doivent pas être conçus comme des paradigmes successifs et incompatibles. Certaines propriétés de l’un peuvent subsister dans l’autre, notamment le langage poétique qui se poursuit dans la vulgate trop humaine « comme les grands fleuves rapides se répandent loin dans la mer et gardent douces leurs eaux poussées par la violence du courant ».

Si les âges apparemment révolus ne le sont pas irrémédiablement, c’est également car l’histoire se répète, car elle est faite de corsi et de ricorsi[5]. On peut ainsi considérer la chrétienté européenne comme une récurrence, un ricorso de l’Antiquité romaine. Revinrent en effet la théocratie des rois catholiques, l’aristocratie féodale, et la monarchie à la fois populaire et absolue. Il ne s’agit certes pas d’une reproduction à l’identique, la révélation chrétienne creusant un abîme entre les deux civilisations. Mais il ne s’agit pas non plus de deux civilisations indépendantes, puisque la seconde s’est édifiée sur la première. Le ricorso n’est pas un nouveau corso, mais la reprise du corso précédent. L’histoire n’est ni linéaire ni cyclique, elle est, si l’on peut dire, hélicoïdale : elle avance en tournant. L’âge des hommes est aussi bien l’accomplissement d’un cycle que sa dégénérescence. Si Vico admet volontiers que les commencements étaient tant barbares que poétiques, il affirme en outre que la maturité de l’âge des hommes se paie d’une perte de créativité, d’un isolement des individus et d’un relâchement moral. « Au milieu de la plus grande affluence et de la foule des corps, ils vivent comme des bêtes farouches dans une profonde solitude des sentiments et des volontés, (…) des bêtes rendues encore plus cruelles par la barbarie de la réflexion que n’avait été cruelle la première barbarie des sens ». Face à cette décadence, « contre cette grande maladie des cités », on peut espérer soit la restauration d’un pouvoir autoritaire, soit un temporaire retour à l’état primitif depuis lequel un ordre se reconstruirait. Pour sortir du si ennuyeux âge de raison, il faut revenir à l’âge d’imagination, celui des enfants et des héros. Face à la si justement nommée « barbarie de la réflexion », seul peut véritablement s’imposer, d’une manière ou d’une autre, un recours au poème. Pour conclure avec Boutang, « si le dernier Jugement ne vient pas tout résoudre, il y aura encore des ricorsi, au moins un de ces retours et recours. Or nous sommes visiblement au terme d’un des âges de l’homme. (…) La renaissance sera héroïque. Elle le sera d’abord dans la langue, par le refus de la laisser dissoudre, dans la rigueur de sa prose, mais aussi par le retour à son chant originel ».

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[1] La Fontaine politique

[2] Lettres et opuscules divers (traduits par Michelet)

[3] Vico est un des premiers, à l’époque moderne, à douter de l’existence d’un auteur unique de L’Iliade et L’Odyssée, considérant que ces œuvres sont l’invention d’une succession d’aèdes, et qu’Homère est un personnage imaginé a posteriori, figure idéale du poète pauvre et errant, aveugle mais clairvoyant, « une idée ou un caractère héroïque d’hommes grecs racontant, en chantant, leur histoire ».

[4] On remarquera que l’histoire pour Vico n’est en fin de compte qu’une partie de la théologie (comme elle a pu l’être pour Bossuet, ou le sera pour Bloy). Point de sécularisation, seulement un enracinement de l’éternel dans le temporel.

[5] Alain Pons, actuel traducteur et commentateur de Vico, conteste l’usage au pluriel du terme sous prétexte que Vico ne mentionne qu’un seul ricorso. Les réflexions sur la décadence d’une nation et sur les remèdes à y apporter, que nous allons présenter plus bas, nous semblent malgré tout suffisantes pour justifier l’extrapolation, fréquente, du concept.