En ces temps de crise écologique et de domination des GAFA, la critique de la technique, autrefois confinée à certains cercles, a le vent en poupe. Celle-ci n’a cependant pas attendu d’être à la mode pour exister. En réalité, elle est au moins aussi vieille que la révolution industrielle elle-même. De nombreux philosophes ont ainsi réfléchi à la technique, à ses bienfaits et méfaits : Hans Jonas, Gunther Anders, Martin Heidegger, ou encore Jacques Ellul. À cette liste, nous pouvons rajouter Nicolas Berdiaev qui, tout au long de son œuvre, s’interroge fréquemment sur la nature du phénomène technicien. Il y consacre même spécifiquement un petit essai en 1933, intitulé sobrement L’homme et la machine, récemment réédité aux éditions R&N.
Dès la première page de son livre, Berdiaev note que « la seule foi que l’homme de la civilisation moderne conserve est celle dont il entoure la technique, sa puissance et son progrès infini ». Alors que s’épuisent ces vieux adversaires que sont la foi chrétienne et la foi humaniste, la foi dans les miracles de la technique apparaît toujours de plus en plus forte, comme en témoignent aujourd’hui les croyances transhumanistes. L’un de ces miracles techniciens attendu depuis fort longtemps est la fin de la pauvreté, le progrès technique devant fatalement ne faire qu’améliorer les conditions d’existence, et permettre finalement à chacun de vivre dans l’abondance. Si Berdiaev note que « la substitution de la machine à l’effort séculaire du travail humain correspond à une conquête positive », il note cependant également que celle-ci a échoué à « anéantir l’esclavage et la misère ». La rationalisation de la société, dont le remplacement de l’homme par la machine est une espèce, engendre en effet paradoxalement « de nouveaux phénomènes irrationnels dans la vie sociale ». Berdiaev relève par exemple que « la rationalisation de l’industrie engendre le chômage, cette calamité de notre époque ». Dans le même ordre d’idée, il note que la technique s’est révélée plus efficace pour créer des moyens de mort que pour lutter contre les maladies : « […] il a été plus aisé de découvrir des gaz asphyxiants, que de trouver un traitement pour le cancer ou la tuberculose. »
C’est que, tel Adam se rebellant contre son créateur, la technique a cessé d’être au service de l’homme, car c’est l’homme qui est aujourd’hui écrasé par la technique qu’il a lui-même créée (chose déjà pressentie par Mary Shelley dans son livre Frankenstein, écrit au début de l’ère industrielle). Berdiaev voit cet écrasement à l’œuvre par exemple dans le taylorisme, qui réduit l’ouvrier à n’être qu’un maillon dans le système technicien de production. Mais la dynamique profonde du processus technicien va bien au-delà de tout cela. Elle cherche à écraser le monde lui-même, à créer une nouvelle réalité, un nouveau cosmos dans lequel la vie organique pourrait être devenue impossible. L’atmosphère sera « électrisée et radioactive ». Berdiaev rajoute que nous ignorons si l’homme pourra « vivre dans cette nouvelle réalité froide et métallique, dépourvue de toute chaleur animale. Nous ignorons encore combien peut nous être nocive cette atmosphère créée par nos propres découvertes et inventions ; certains médecins l’affirment dangereuse voire mortelle ». De plus, dans ce nouveau monde créé par la technique, « les machines ayant atteint la perfection fonctionneraient par elles-mêmes ». Et finalement : « quant aux derniers humains, après s’être transformés eux-mêmes en machines, ils auraient disparu, à cause de leur inutilité et parce que la respiration et la circulation du sang seraient devenues impossibles ». Aux yeux de Berdiaev, tout cela relève d’« une terrible utopie » qui « hante notre esprit » : le « non-être dans la perfection technique », qui est précisément ce vers quoi nous entraîne « la puissance exclusive de la technique et de la machine ».
Le refus de la « réaction romantique »
Relevons une chose importante : pour Berdiaev, le problème n’est pas la technique en elle-même, mais bien sa « puissance exclusive ». Il rejette en effet les condamnations unilatérales de la technique que l’on trouve par exemple chez Léon Tolstoï et John Ruskin, qu’il juge excessivement romantiques. Il comprend néanmoins aisément leurs motivations : « Certes, cette nouvelle forme d’existence que présente la vie des masses organisées, cette technisation, détruit la beauté de l’ancienne culture, l’individualisation, l’originalité ; tout y devient uniformément collectif, toutes choses sont fabriquées sur un gabarit unique perdant ainsi l’empreinte de la personnalité. C’est l’ère de la production en série, de la production anonyme. Et non seulement le côté extérieur et plastique de la vie se trouve dépourvu d’individualité, mais la vie intérieure et émotionnelle subit le même sort. »
Si Berdiaev adhère à ce jugement, il affirme toutefois également que ce genre de critique romantique, « inspirée par des motifs aussi bien esthétiques que moraux », n’aboutit finalement jamais qu’à souhaiter un illusoire retour à la nature : « Nous sommes enclins à idéaliser les anciennes époques culturelles qui ignoraient la machine, et cela est fort compréhensible dans notre vie contrefaite et écrasante. » Mais pour Berdiaev, la nature appartient au règne de la nécessité et de la matière, ce n’est donc pas en elle que l’homme réalise la liberté de l’esprit. Ce genre de passéisme oublie ainsi « que la vie d’autrefois était liée à une terrible exploitation de l’homme et de l’animal, liée à l’asservissement et à l’esclavage ; nous oublions que la machine peut être un instrument de libération de cet état de servitude ». Nul doute que Berdiaev aurait rejeté les tendances panthéistes, pour ne pas dire new-age, d’une certaine écologie actuelle, aussi sûrement qu’il aurait été horrifié par le transhumanisme.
Mais surtout, Berdiaev ne croit pas possible de revenir en arrière, de faire comme si l’histoire n’avait pas eu lieu. L’homme ne peut nier sa propre vocation irréductiblement créatrice, à laquelle le progrès technique appartient. L’enjeu n’est donc certainement pas de revenir en arrière, à un passé quelque peu fantasmé, mais d’inventer un nouveau rapport à la technique. C’est là ce qu’appelle véritablement la vocation historique et créatrice de l’homme.
La spiritualisation de la technique
Le phénomène technicien se présente donc à nous sous la forme d’un paradoxe : « […] d’une part, il n’y a pas de culture sans technique, puisque les origines mêmes de la culture s’y rattachent, et d’autre part le triomphe définitif de la technique amorce le déclin de la culture. » Le défi pour Berdiaev est donc d’inventer un nouveau rapport à la technique qui évite son « triomphe définitif ». Comme nous l’avons déjà dit, le problème pour Berdiaev n’est pas la technique en elle-même, mais sa « puissance exclusive ». À ses yeux, il est « impossible de tolérer l’autonomie de la machine, de lui laisser une entière liberté d’action ». Il ne faut donc pas chercher à supprimer la technique, mais à la soumettre à certains principes. Elle « doit être subordonnée à l’esprit et aux valeurs spirituelles, comme d’ailleurs tout doit l’être dans la vie ».
Aux yeux de Berdiaev, c’est bien avant tout l’affaiblissement des principes spirituels qui a permis à la technique de libérer sa force de domination : « C’est à l’homme qu’il faut s’en prendre de la terrible hégémonie du machinisme, il a lui lui-même désagrégé son âme. » Ce n’est donc qu’en renforçant en lui-même, dans son âme, ses principes spirituels que l’homme pourra soumettre la technique à ces derniers : « […] l’esprit humain ne viendra à bout de cette tâche grandiose que s’il ne reste pas isolé, que s’il ne compte pas sur lui-même comme unique point d’appui, que s’il s’unit à Dieu. »
La technique peut donc ainsi pleinement être mise au service de l’homme. Et même plus, elle peut servir à sa vocation religieuse et créatrice. La musique, la sculpture ou la peinture, en transformant le chaos des sons, des formes et des couleurs en une harmonie, accomplissent la mission que Dieu a donnée à l’homme d’embellir le monde. De la même façon, la technique peut également, selon Berdiaev, transformer le chaos des forces naturelles et sociales en une harmonie, accomplissant ainsi la mission religieuse de l’homme de préparer la transfiguration du monde : « La voie de la libération définitive de l’homme, de l’accomplissement de sa vocation est la voie menant au Royaume de Dieu, qui n’est pas seulement le royaume des cieux, mais aussi le royaume de la terre et de l’univers transfigurés. »
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