C.S. Lewis : petit manuel de résistance contre les démons

C.S. Lewis fut professeur de littérature à Oxford, et un apologète chrétien. Il fut le collègue et l’ami de J. R. R. Tolkien, sous l’influence duquel il se convertit au christianisme (Lewis rejoindra cependant l’Église d’Angleterre, au grand dam du très catholique Tolkien). Il est également connu comme l’auteur d’une œuvre romanesque d’une qualité variable, mais dont le chef-d’œuvre est incontestablement Tactique du diable. Dans ce roman épistolaire, Lewis présente ainsi, sous une forme non dénuée d’humour, un enseignement sur le combat spirituel, ses pièges et ses écueils.

Le roman Tactique du diable, sous-titré Lettres d’un vétéran de la tentation à un novice, se présente comme le recueil des lettres que « Sa Sublimité Abyssale le sous-secrétaire Screwtape », haut fonctionnaire de l’Enfer, adresse à son neveu Wormwood, jeune démon inexpérimenté, afin de le guider dans l’accomplissement de sa mission, qui est de damner un jeune homme anglais. Ces lettres cependant, sont loin d’être affectueuses et constitue surtout une longue suite de reproches, Screwtape rabrouant constamment Wormwood pour son incapacité à mener efficacement sa mission. À la lecture des lettres, on comprend vite que l’oncle et le neveu se haïssent en réalité, que Wormwood est un idiot arriviste rêvant de remplacer son oncle, et que Screwtape est un manipulateur cherchant surtout à se débarrasser de son incapable et encombrant neveu. Le fait d’inventer de tels personnages montre bien que la démonologie n’est pas le sujet de Lewis. Le contexte démoniaque sert bien sûr à apporter une touche comique, mais aussi et surtout, l’animosité entre les deux démons permet d’introduire une thèse capitale qui traverse le livre : l’essence même de l’Enfer est la négation de l’amour.

La damnation est un travail de patience

C.S Lewis

Screwtape voit l’origine des échecs répétés de son neveu dans la conception matérialiste du mal que ce dernier entretient, et tente de lui en enseigner une conception plus proprement spirituelle, plus à même de provoquer la damnation de l’homme. Il explique ainsi à Wormwood que sa conception du mal a le défaut d’être trop anthropomorphe : « Je me demande souvent si vous autres jeunes démons, vous n’êtes pas maintenus parfois trop longtemps à votre poste de tentateur, et si, de ce fait, vous ne courez pas le risque d’être influencés par les sentiments et les systèmes de valeurs des hommes parmi lesquels vous êtes appelés à travailler. »

Cette conception matérialiste et par trop anthropomorphe du mal se manifeste par exemple  dans la volonté acharnée de Wormwood à faire du jeune homme anglais une sorte de monstre. Screwtape ironise à ce sujet, se moquant au passage de l’ambition de son infernal neveu : « Sans doute, comme tous les jeunes tentateurs, es-tu impatient de pouvoir nous annoncer des perversions spectaculaires. » L’erreur de Wormwood est de penser que la damnation d’un homme est strictement proportionnée à ses mauvaises actions. Ce faisant, il oublie une donnée essentielle : la possibilité du repentir. Faire d’un homme un grand pécheur implique en effet un risque : le voir se transformer en grand pénitent, et, partant, le voir s’approcher de la sainteté. L’important pour Screwtape est donc bien plutôt d’ancrer le jeune homme anglais dans la banalité du péché, dans la séparation d’avec Dieu : « Peu importe que ses péchés soient véniels, pourvu que leur accumulation ait pour effet de l’écarter tout doucement de la lumière pour le conduire dans le néant. Un meurtre ne vaut pas mieux qu’une partie de cartes, si celle-ci peut faire l’affaire. » L’enjeu pour Wormwwod n’est donc pas de faire du jeune homme anglais un monstre ignoble, mais de lui faire gaspiller sa vie, de la faire sombrer dans l’insignifiance : « Il y a une grande force dans le néant, assez grande pour dévorer les meilleures années de la vie d’un homme, non par la jouissance de péchés délectables, mais par quelques mornes soubresauts de l’esprit au sujet d’un je ne sais quoi, par l’assouvissement de curiosités si peu éveillées qu’il n’en est qu’à moitié conscient. » C’est lorsqu’il est plongé dans la torpeur, englué en lui-même et abruti par l’ennui, que l’homme est alors engagé de façon sûre dans la voie de la damnation.

La guerre est-elle une alliée de l’Enfer ?

Dresde détruite

Screwtape reproche également à son neveu de se réjouir exagérément de la Seconde Guerre mondiale (le livre est paru en 1942), et du cortège de souffrance, de mort et de destruction qui l’accompagne. Mais là encore, Wormwood a le tort d’adopter le même point de vue que les humains : « Ceux-ci ont, bien sûr, tendance à considérer la mort comme la plus grande calamité et la vie comme le plus grand bienfait. Mais ceci est le fruit de notre enseignement. Ne nous laissons donc pas contaminer par notre propre propagande. »

Wormwood est donc ainsi mis en garde : bien que souffrance, mort et destruction soient un spectacle délectable, elles ne servent pas nécessairement la cause de leur maître, celui que Screwtape appelle « notre Père d’en bas ». En effet, il rappelle à Wormwood que pendant une guerre « personne ne croit plus qu’il restera éternellement sur terre ». Ce rappel constant de la précarité de l’existence humaine peut pousser les hommes à abandonner leurs préoccupations petites et égoïstes « pour défendre des valeurs et des idées qui leur sembleront plus dignes d’intérêt que leur moi », ou même, pire que tout, à se tourner vers « l’Ennemi » La guerre, la peur et la souffrance ne favorisent donc pas nécessairement les forces infernales, car elles peuvent empêcher les démons d’enchaîner les hommes dans des existences étriquées et médiocres.

La mort elle-même peut desservir la cause de l’Enfer. Screwtape rabroue ainsi Wormwood qui se réjouit des bombardements : « Le plaisir que tu prends à voir les hommes souffrir te fait facilement oublier l’essentiel. Ne sais-tu pas que les bombes tuent les hommes ? Ou n’as-tu pas compris que la mort de ton protégé est précisément ce que nous devons chercher à éviter ? » En effet, le jeune homme anglais n’est pas encore suffisamment ancré dans le péché, et s’il venait à mourir, il échapperait sans nul doute à l’Enfer. Une mort précoce n’est ainsi pas nécessairement une alliée du Diable, et une longue vie n’est inversement pas non plus nécessairement son ennemi. « La vraie mondanité est un véritable travail de patience » rappelle Screwtape à son neveu. Une longue vie, qu’elle soit remplie de déceptions ou à l’inverse de réussites et d’auto-satisfaction, peut facilement être exploitée par les puissances démoniaques. De plus, il note que les jeunes gens, à l’instar du « protégé » de Wormwood, sont souvent inconstants, impulsifs et assoiffés d’idéaux élevés. De ce fait, il est difficile pour les tentateurs de l’Enfer de les enchaîner à une existence dénuée de signification, de les fixer dans le péché. Le meilleur moyen étant encore, selon Screwtape, d’exploiter leur idéalisme juvénile à l’aide des idéologies matérialistes et progressistes : « Leur nostalgie du ciel est telle que notre meilleur tactique, à cet âge-là, pour les attacher à la terre, est de leur promettre le ciel sur terre, dans un avenir plus ou moins éloigné, grâce aux réalisations de la politique, ou de la génétique, ou de la “science”, ou de la psychologie, ou de je ne sais quoi encore. » Mais même ainsi, la mort précoce d’une jeune personne ne signifie que rarement une victoire pour l’Enfer.

Bien sûr, la guerre peut aussi être l’occasion de faire naître des sentiments de haine, et Wormwood se réjouit de voir grandir la haine du jeune homme anglais contre les chefs du peuple allemand, pensant que cela sert ses efforts. Mais, là encore, Screwtape le détrompe. Il rappelle à son neveu qu’il y aura toujours dans l’âme du jeune homme anglais un « mélange de bienveillance et de malveillance ». Que celui-ci dirige sa malveillance vers les lointains chefs allemands et sa bienveillance vers son prochain, n’aide en rien la cause de l’Enfer. Wormwood damnera beaucoup plus surement son « protégé » s’il parvient à le mener à la situation exactement inverse : « L’essentiel est de diriger toute sa malveillance contre ses voisins les plus proches, ceux qu’il rencontre chaque jour, et de l’amener à montrer de la bienveillance aux gens qui vivent à l’autre bout du monde et qu’il ne connaît guère. Sa malveillance en sera d’autant plus réelle et sa bienveillance d’autant plus illusoire. »

L’amour : un mystère incompréhensible qui doit probablement cacher autre chose…

L’Enfer selon Jérôme Bosch

Comme nous le voyons, ni les grands péchés, ni la guerre, ni la mort, ni la haine ne sont nécessairement des armes de l’Enfer aux yeux de Screwtape. Pour damner le plus sûrement un homme, rien ne vaut en réalité une longue vie dénuée de sens, enchaînée à des préoccupations égoïstes et médiocres. À la lecture des lettres peu amènes que « Sa sublimité abyssale » adresse à son neveu, on comprend que ce que souhaitent finalement les démons, c’est rendre les hommes semblables à eux. Cette vie dénuée d’idéaux élevés et intégralement consacrée à des satisfactions égoïstes, c’est bien la vie démoniaque elle-même. En effet, le seul idéal que connaît l’Enfer est la loi du plus fort. Screwtape explique que la société des démons est fondée sur l’idée que « Ce que l’un gagne, l’autre le perd », et que « « Être » signifie « être en compétition ». » Seule compte ainsi aux yeux des démons la volonté de puissance, la volonté d’écraser les autres et de les dominer. C’est bien lorsque les hommes suivent cette même voie qu’ils se rendent semblables aux démons et se livrent d’eux-mêmes à l’Enfer.

Mais alors que le dogme le plus important de l’Enfer (car oui, même l’Enfer a des dogmes) est que l’amour n’existe pas, Dieu défend l’idée absurde et pernicieuse de l’amour, explique Screwtape. À ses yeux, l’amour est en effet une véritable et répugnante perversion. Et pire que tout, on peut découvrir cet amour à l’œuvre dans tout ce qu’il fait, et même dans tout ce qu’il est : « C’est pourquoi il ne se contente pas, en ce qui le concerne lui-même, d’être simplement une unité arithmétique. Il se pique d’être trois tout en étant un pour que ses idées biscornues sur l’amour soient enracinées jusque dans sa nature. »

L’amour de Dieu pour l’humanité apparaît ainsi comme un mystère incompréhensible pour les démons. Screwtape affirme que c’est d’ailleurs à ce propos que le « Père d’en bas » s’est fâché autrefois avec « l’Ennemi ». La ligne officielle de l’Enfer est que cet amour pour l’humanité n’est qu’une ruse, un stratagème cachant un projet forcément égoïste que les démons n’arrivent pas à percer. Là est finalement le drame des démons, qui sont prêts à damner le monde entier pour essayer de se convaincre que l’amour n’existe pas, et qu’ils ont eu raison de se détourner de leur Créateur, ne parvenant pas à comprendre que c’est précisément en reconnaissant leur erreur qu’ils trouveront le salut. Et pourtant, les démons savent bien que les hommes peuvent recevoir le pardon et ainsi leur échapper, mais ils ne peuvent comprendre que, eux aussi, ils pourraient être pardonnés. On le voit : celui qui renie l’amour ne peut véritablement croire en la rédemption, qu’il s’agisse de celle des autres ou, peut-être plus encore, de la sienne propre. Là est finalement l’origine de toute damnation, y compris celle du diable lui-même. Screwtape, qui tente de se rattraper après avoir affirmé dans une lettre précédente qu’il pensait que l’amour était réel, et craignant que Wormwood ne le dénonce pour hérésie, rappelle ainsi : « Je ne vois pas quel mal cela peut faire si je te confie que cette question a été la cause principale du conflit entre notre Père et l’Ennemi. Quand l’affaire de la création de l’homme a été mise la première fois sur le tapis, et quand, à ce moment-là déjà, l’Ennemi a reconnu ouvertement qu’il prévoyait un certain épisode autour d’une croix, notre Père a, tout naturellement, demandé un entretien pour recevoir des explications. L’Ennemi n’en a fourni aucune autre en dehors de cette histoire abracadabrante d’un amour désintéressé qu’il a fait circuler depuis lors. » Le Diable a bien sûr refusé de croire à cette histoire. Pour lui, l’amour de Dieu ne peut être totalement désintéressé, il cache forcément quelque chose. Demandant à Dieu quel secret le poussait à vouloir agir ainsi, le Diable reçoit cette réponse de Dieu : « Je souhaite de tout cœur que tu le découvres. » Et Screwtape de conclure : « Depuis lors, nous avons commencé à comprendre pourquoi notre Oppresseur est tellement cachotier. Son trône dépend de ce secret. Des gens de son bord ont souvent avoué que si jamais il nous arrivait de comprendre ce qu’il veut dire par “amour”, la guerre serait terminée et nous réintégrerions le ciel. C’est donc là qu’est notre grande tâche. Nous savons qu’il ne peut vraiment aimer. Personne ne le peut. Cela ne rime à rien. Si seulement nous pouvions découvrir ce qu’il manigance !  »

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