Au mitan du XXe siècle, alors que le matérialisme domine la philosophie de l’histoire, Pierre Teilhard de Chardin imagine une téléologie qui, fondée sur la méthode scientifique, révèle le devenir spirituel de l’homme. Dans notre modernité où le matérialisme l’a résolument emporté, la fécondité de sa philosophie invite à reconsidérer les rapports de la science et de la religion.
L’œuvre philosophique de Teilhard de Chardin est une œuvre de synthèse qui réunit, dans un système téléologique cohérent, la foi du prêtre jésuite et le positivisme scientifique du paléontologue et géologue de haut rang. En tentant de réconcilier l’essence de l’eschatologie catholique avec les progrès de la recherche scientifique, par une lecture rationnelle du processus divin à l’œuvre dans le monde, Teilhard de Chardin propose une philosophie unique, lumineuse et féconde, dont il faut se garder de prononcer l’usure en se laissant prendre au piège d’un langage parfois daté, conséquence inéluctable d’une méthode attachée à se fonder sur les derniers progrès scientifiques et d’un enthousiasme passionné. En effet, la synthèse qu’il opère, offrant dans le contexte intellectuel du XXe siècle une troisième voie entre la dogmatique romaine et la philosophie matérialiste de l’histoire, démontre la fécondité d’une interprétation mystique du devenir humain. Indépendamment de l’adhésion aux présupposés théologiques de son œuvre, la perspective et nombre des analyses qu’elle permet, se révèlent séminales pour un lecteur moderne.
Le système philosophique de Teilhard de Chardin, théorisé notamment dans Le Phénomène humain (1955), se fonde sur l’identification d’une tension de fond qui traverse la longue histoire du vivant. Inspiré par la biologie, il postule une loi de complexité croissante des éléments, dont le développement conduit du simple atome à la société humaine : de l’atome à la molécule, de la molécule à la cellule, de la cellule à l’animal, la vie se complexifie sans cesse, par arrangement et combinaison d’éléments plus simples. Cette complexification croissante s’accompagne d’une émergence progressive de la conscience à travers les différents degrés de la spontanéité du vivant et de la sensibilité végétale et animale. Avec l’esprit humain, devenu conscient de lui-même, l’arrangement des corps simples poursuit sa trajectoire dans le social et le développement de la biosphère se prolonge dans la « noosphère », couche d’esprit qui, par la communication des hommes étendus à la surface du globe, couvre l’ensemble de la Terre. Cette continuité du biologique et du social est un point radial de la démonstration de Teilhard de Chardin, pour qui biologie et sociologie, nature et culture se suppléent spontanément : « dans leur essence, et pourvu qu’ils maintiennent leurs connexions vitales avec le courant montant des profondeurs passées, artificiel, moral et juridique ne seraient-ils pas tout simplement du naturel, du physique, de l’organique hominisés ? »
Cette mise en évidence de la logique du vivant permet à Teilhard de Chardin de formuler une hypothèse sur son devenir : poursuivant son raisonnement et refondant dans la pensée scientifique le messianisme chrétien et l’idée du Royaume de Dieu, il imagine l’unification de tous les êtres au sein d’un corps ou d’un esprit cosmique situé au plus haut degré de la complexité-conscience, point ultime de l’évolution qu’il nomme « Omega cosmique ». L’originalité de l’aboutissement téléologique de Teilhard de Chardin repose dans sa résolution de la dialectique essentielle de l’unique et du multiple. Quand la plupart des systèmes téléologiques projettent la subsomption du multiple dans l’unique, Teilhard de Chardin imagine un unique dont la possibilité même réside dans la préservation de la singularité du multiple. Comme les cellules infiniment spécialisées de l’organisme permettent l’homme, la réalisation transcendante de l’unité du vivant sera le fruit de la confluence des êtres à l’optimum de leur développement individuel : « il serait donc faux de se représenter simplement Oméga comme un Centre naissant de la fusion des éléments qu’il rassemble ou les annulant en soi. Par structure, Oméga, considéré dans son dernier principe, ne peut être qu’un Centre distinct rayonnant au cœur d’un système de centres. Un groupement où personnalisation du Tout et personnalisations élémentaires atteignent leur maximum, sans mélange et simultanément, sous l’influence d’un foyer d’union suprêmement autonome ».
À l’aune de cette lecture, la modernité apparaît à Teilhard de Chardin comme une période essentielle de « mue de la Noosphère », d’accélération sensible du développement humain : les progrès de la Science qui confèrent aux Hommes la responsabilité de diriger la marche du destin dont ils ont grâce à elle désormais conscience ; la mondialisation et la montée en puissance des structures de médiation sociale – au premier rang desquelles, les outils de communication et les transports – qui permettent à la « noosphère » d’atteindre un degré d’intégration unique… apparaissent à ses yeux comme les prodromes de l’unité à venir. À certains égards, la technophilie dont il fait preuve le rapproche indéniablement des perspectives transhumanistes contemporaines, à condition de bien comprendre que la sur-humanité espérée par Teilhard ne repose pas tant sur l’accroissement de puissance de l’individu que sur la démultiplication des interactions sociales et leur orientation vers un progrès spirituel.
Critique du conservatisme et du matérialisme
Dans le contexte intellectuel du milieu du XXe siècle, où le matérialisme domine la philosophie de l’histoire, tandis qu’une large part de l’Église romaine se retranche dans un conservatisme hermétique, la philosophie de Teilhard de Chardin dissout les frontières entre science et religion et invite chaque camp à reconsidérer ses positions. Aux conservateurs catholiques, il ouvre la voie de la réconciliation avec, d’une part, la pensée scientifique dans laquelle il retrouve l’eschatologie chrétienne, démontrant par là même qu’elle n’évacue pas la possibilité d’une interprétation mystique ; et, d’autre part, avec la modernité toute entière, puisque l’époque participe positivement d’un progrès qui coïncide aisément avec l’eschatologie chrétienne. La pensée de Teilhard de Chardin invite ainsi à un indéfectible optimisme vis-à-vis du siècle – « la chance, et l’honneur, de nos brèves existences à nous-mêmes, c’est de coïncider avec une mue de la Noosphère… » – qui encourage la participation des catholiques à leur temps. Au-delà de l’optimisme, cette conviction vis-à-vis du présent permet à Teilhard de Chardin de rompre avec le dédain habituel qui lui est souvent réservé, tout en le restituant à la fois dans le long passé du paléontologue et dans la perspective lointaine du mystique : cette hauteur de vue rare et cette attention bienveillante aux phénomènes du présent se révèlent souvent fécondes.
L’opposition au matérialisme historique est plus radicale. Là où le marxisme notamment se borne à proposer une philosophie de l’histoire où le progrès ne se conçoit qu’à l’aune du politique, Teilhard de Chardin oppose une philosophie de l’homme, transcendante dans sa finalité et personnaliste dans sa méthode. Transcendante, car l’horizon d’attente ne se cantonne pas à la réalisation de la société mais se rapporte bien, en deçà et au-delà du social, à la réalisation de l’homme lui-même et du cosmos tout entier. Personnaliste, car si la convergence vers l’unité passe par la multiplication des liens sociaux et la réunion des individus dans un « corps » collectif, elle n’est pleinement possible que par la réalisation des personnes, réalisation qui implique un détachement radical vis-à-vis de tous les déterminismes, y compris sociaux. La rationalisation sociale de son époque lui apparaît alors comme une indicible régression : « Mais « le Million d’hommes », comme on a si bien dit, scientifiquement assemblé. Le Million d’hommes en quinconces, sur les champs de parade. Le Million d’hommes standardisé à l’usine. Le Million d’hommes motorisé… Et tout ceci n’aboutissant, avec le Communisme et le National-Socialisme, qu’à la plus effroyable des mises en chaîne ! Le cristal au lieu de la cellule. La termitière au lieu de la Fraternité. » La « personnalisation » qu’il oppose à l’uniformisation des masses ne saurait, a contrario, se confondre avec un individualisme égoïste : le développement de l’individu ne peut pas être atteint dans l’isolement et implique une totale ouverture à l’autre, sur tous les plans.
Si la politique peut bien avoir un rôle à jouer dans la promotion d’une unité des consciences, pour autant qu’elle évite ce double écueil du totalitarisme et de l’individualisme, de la « termitière » et du « mouvement brownien », elle ne peut en tout état de cause se priver d’un projet spirituel : seul l’amour du Christ cosmique (le point Omega), bien personnel ultime qui transcende à la fois les individus et les institutions, tout en donnant sens et direction aux relations interpersonnelles et à leurs multiples incarnations (comme le sentiment national), peut empêcher la politique de dégénérer dans un culte de la force. Pour Teilhard de Chardin, en effet, toute unification qui se ferait à l’inverse par l’attachement à un idéal impersonnel (la République, la société sans classe, le grand Reich…) serait tôt ou tard pervertie par l’usage de la force : on ne peut en effet aimer un but impersonnel, moins encore se sacrifier pour lui.
Complémentarité de la science et de la religion
Adhérer totalement à la philosophie de Teilhard de Chardin implique un acte de foi : son relatif oubli s’explique sans doute par les faibles dispositions de la modernité à de tels engagements. Cependant, ne pas adhérer totalement à une philosophie ne doit pas empêcher d’en mesurer l’intérêt, l’intelligence et la richesse. Outre le vif plaisir de la rencontre avec une pensée sans pareil, nombre des réflexions qui s’y trouvent sont particulièrement séminales, à l’instar de celles sur la mondialisation et l’universalisation à l’échelle individuelle qui invitent à réfléchir sur une évolution de la société humaine dont le coeur ne serait pas dans le politique mais dans les structures de médiation sociale. Teilhard de Chardin aurait sans doute vu dans le développement des réseaux sociaux une mutation tout à fait captivante.
Mais surtout, la vie et l’œuvre de Teilhard de Chardin invitent à constater que la mystique n’est pas inconciliable avec la pensée scientifique et, quoique le positivisme moderne tende à condamner tout acte de foi, que l’un et l’autre ne sont pas exclusifs. Au contraire, pour Teilhard de Chardin, religion et science sont inéluctablement liés : « Après bientôt deux siècles de luttes passionnées, ni la Science ni la Foi ne sont parvenues à se diminuer l’une l’autre ; mais, bien au contraire, il devient manifeste que l’une sans l’autre elles ne pourraient se développer normalement : et ceci pour la simple raison qu’une même vie les anime toutes les deux. Ni dans son élan, en effet, ni dans ses constructions, la Science ne peut aller aux limites d’elle-même sans se colorer de mystique et se charger de Foi ». Cet enseignement, dans notre époque de rationalisme radical, est sans doute le plus « inactuel », au sens nietzschéen du terme, et, partant, le plus précieux de la lecture de Teilhard de Chardin. Ainsi, l’articulation de la science et de la religion qu’il propose dans la toute fin du Phénomène humain garde une profonde actualité : « Lorsque, dans l’Univers mouvant auquel nous venons de nous éveiller, nous regardons les séries temporelles et spatiales diverger et se dénouer autour de nous et vers l’arrière comme les nappes d’un cône, nous faisons peut-être de la Science pure. Mais lorsque nous nous tournons du côté du Sommet, vers la Totalité et l’Avenir, force nous est bien de faire aussi de la Religion ». Dans un sens comme dans l’autre, elle contient une idée précieuse : penser le devenir est impensable sans une part de foi ; à l’inverse, les doctrines qui, sous couvert de rationalité, prétendent prédire l’avenir sortent nécessairement de la stricte objectivité scientifique.
Cette évocation de l’œuvre de Teilhard de Chardin ne peut se clore que sur une invite à l’arpenter soi-même. Si la lecture de Teilhard de Chardin pourra sembler à bien des lecteurs modernes déroutante – mais n’est-ce pas là, après tout, tout son sel ? – il faut pour en mesurer la richesse garder à l’esprit le conseil fort juste de Raymond Aron : « Nous avons perdu le goût des prophéties, n’oublions pas le devoir de l’espérance ».
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