Loin de ses amis, de sa famille et de Rome, Ovide découvrit en exil un territoire désolé et un peuple barbare, sur les rives de la mer Noire. Trouvant refuge dans l’écriture, il prit peu à peu conscience de la nécessité de renoncer à certaines illusions, à mesure que grandissait en lui une certitude qui l’obséda jusqu’à sa mort : un nouveau monde était en train de naître.
Exilé de Rome par « la colère d’un dieu offensé », Ovide embarque en l’an 8 pour la ville de Tomes, l’actuelle Constanta en Roumanie, sur les bords de la mer Noire, qui s’appelle alors Pont-Euxin. Loin de ses amis et de son épouse, il caresse encore le vague espoir que celle-ci parvienne à apaiser le courroux d’Auguste, auquel elle est apparentée. Ignorant qu’il mourra dans « ce pays de barbares occupés seulement de meurtre et de rapine, de carnage et de guerre », le poète aborde ce séjour qu’il espère provisoire avec désarroi. « Cet endroit a été inventé pour mon supplice », constate-t-il amèrement dans l’une des lettres éplorées qu’il adresse à Rome.
Car l’empereur ne lui a pas interdit de communiquer avec ses proches, et Ovide ne renonce pas à l’écriture, en dépit de son état d’abattement profond. Tout au long de son exil, il écrit, outre des œuvres poétiques dont l’influence principale reste la nature, deux recueils de lettres en vers, les Tristes et les Pontiques, dans lesquelles il livre de nombreux détails sur son quotidien, adresse des flatteries appuyées à Auguste ou promet à ses détracteurs de se venger. De même que la tempête qu’il a dû traverser pour gagner les rives du Pont-Euxin ne l’a pas empêché d’écrire, ni la solitude, ni la peur, ni le désespoir ne le détournent de la poésie : « Il semble que l’ouragan s’exaspère de me voir écrire, il veut me faire céder sous la menace, plus j’écris plus il rugit ; j’arrêterai d’écrire quand le vent cessera. » Ovide conçoit d’emblée l’écriture comme un défi adressé aux éléments déchaînés de ces confins arides et hostiles, et donc contre la fatalité de sa condition.
Puisqu’il entend braver le destin par l’écriture, Ovide mobilise naturellement les mythes sur lesquels il a déjà en grande partie construit son œuvre. Il choisit la figure d’Ulysse, qui lui semble le mieux refléter sa propre condition d’exilé, en prenant soin d’aussitôt brouiller la comparaison ; le sort qui est le sien lui semble en effet plus cruel encore que celui du héros d’Ithaque : « Vainqueur joyeux, il cherchait sa patrie ; vaincu et banni, je fuis la mienne. » Autre différence majeure, qu’il prend soin de souligner : la patrie d’Ulysse était certes chère à son cœur, mais la privation en était supportable. Ovide, lui, doit vivre loin de Rome, « séjour des dieux ». Si les Tristes et les Pontiques brillent par leur ton pathétique et les exagérations multiples qu’elles contiennent, la comparaison que le poète établit à son avantage entre Ulysse et lui-même n’est pas une simple hyperbole. Elle révèle une subtile évolution de son rapport au monde.
En effet, dans ces lettres du bout du monde, Ovide semble se détacher progressivement de sa propre culture, même s’il continue jusqu’à sa mort à lui témoigner un amour inconditionnel. A force d’entendre parler la langue des Gètes, qu’il fera d’ailleurs l’effort d’apprendre, il en vient à redouter d’oublier le latin : « Je finirai par écrire en sarmate .» Les mythes eux-mêmes perdent de leur réalité face à la dure réalité elle-même. Ainsi, il n’hésite pas à écrire qu’il préférerait croire au sphinx, à la gorgone ou aux géants qu’à la possible trahison d’un ami – aveux de scepticisme lourd de sens de la part de l’auteur est celui des Métamorphoses.
Les Tristes et les Pontiques contiennent d’ailleurs de nombreuses allusions au caractère illusoire des mythes. Les souffrances des héros, qu’Ovide a lui-même chantées avec une emphase parfois terrifiante, lui apparaissent désormais plus fades. Il semble découvrir qu’elles sont finalement inférieures à la véritable douleur, celle qu’il éprouve désormais — non pas parce que le supplice infligé à Ulysse serait moins pénible que son exil à Tomes, dans lequel vit par ailleurs dans un certain confort entouré de ses esclaves, mais parce qu’à la différence de celui des héros, son supplice à lui est bien réel. Il laisse par-là entendre une terrible vérité, qui contredirait presque ce qu’il a pourtant toujours professé : il existe bel et bien une différence entre la vie et la poésie.
L’impuissance de l’écriture
Faut-il en conclure que l’exil à Tomes signe pour Ovide le début d’une rupture désabusée avec la poésie ? Sans doute pas. Il la considère toujours comme la possibilité de persister dans l’éternité ; comme il le rappelle, sous forme de menace, à l’un de ses ennemis, « [ses] vers iront par les peuples immenses, on entendra [sa] voix sur tous les continents, du Levant au Couchant, l’Orient et l’Occident se feront l’écho de tous [ses] récits », au-delà même « des frontières du temps ». L’enseignement orphique n’est donc pas remis en cause par les douleurs qui l’accablent.
Néanmoins, la poésie, à l’épreuve des douleurs de l’existence, entre dans une dimension nouvelle. Elle se révèle être « un moyen d’être parmi vous », comme l’écrit Ovide à ses amis – fonction éminemment modeste de l’écriture épistolaire, mais dont le poète semble subitement, en même temps qu’il la redécouvre, se rappeler le caractère essentiel. Elle lui permet de sentir le lien qui l’unit à la vie, celle d’ici-bas, celle du présent. Imparfaite, alourdie par les regrets, la crainte et l’incertitude, cette poésie-là est peut-être au fond la plus vivante des formes d’écriture : « C’est vrai, tout ce que j’écris est triste, mais ce que je vis est si triste, l’inspiration qui dicte ces lettres, elle vient de mon malheur et non de mon talent ; ma vie lugubre est la matière de mon art, et encore je ne dis pas tout. »
Ces derniers mots laissent à nouveau deviner une fêlure dans l’armure si épaisse dont Ovide avait jusque-là eu soin de revêtir la poésie, notamment lorsqu’il se plaisait à unir élégie et épopée, amour et guerre, dieux et hommes. Il revendique désormais de ne pas tout raconter. Il ne s’agit certes que de simples détails de son quotidien sur les rives du Pont-Euxin, mais il assume à présent, en l’écrivant, de renoncer à tout restituer. Lui qui voulait raconter l’histoire du monde, depuis le Chaos primordial jusqu’au règne d’Auguste, s’avoue vaincu devant le simple récit de ses sentiments et de ses actions. L’imperfection du langage, son échec à coïncider parfaitement avec la vérité, sont désormais actés.
On pourrait imaginer qu’Ovide en ressente un certain dépit pour l’écriture, ou à défaut une forme de découragement. Pourtant, ce constat tardif et salutaire semble tout au contraire renforcer son amour pour elle : « Ecrire m’a tué, mais j’écrirai encore, je bois avec bonheur le sang de ma blessure », avoue-t-il dans une véritable ode aux muses : « J’y retourne comme le gladiateur retourne dans l’arène. » La poésie n’est plus une élévation qui permet à Ovide de se soustraire à la médiocrité et à l’éphémère ; elle est désormais une descente dans la violence du monde, une confrontation avec la réalité si souvent méprisée.
Un homme nouveau pour un nouveau monde
En se confrontant à une civilisation que son éducation le portait à dédaigner, Ovide apprend peu à peu à discerner les grandeurs d’un peuple qui lui devient chaque jour un peu plus familier. Son nouveau rapport au monde n’abolit pas totalement le mépris qu’il ressent à l’égard de ces « hommes à peine plus éveillés que les bêtes », mais il lui permet d’entrevoir certaines grandeurs propres à la culture sarmate, et notamment sa langue. Plusieurs témoignages laissent penser qu’Ovide prononça même des discours publics en langue gète à l’occasion de festivités romaines.
S’il s’agit sans doute pour le poète de donner des gages de fidélité à Auguste et de se faire bien voir du pouvoir, dans l’espoir d’un éventuel retour, cet effort particulier pour s’intégrer dans une société étrangère est pour le moins frappant. En découvrant les mœurs des Sarmates, Ovide prend conscience de vérités qui lui avaient toujours échappé lorsqu’il vivait à Rome, au cœur du pouvoir et de la civilisation. En position d’exilé, il se retrouve désormais étranger dans son propre empire : « Le barbare ici, c’est moi », constate-t-il avec dépit. La désorganisation de la société est bien réelle, mais elle n’empêche pas les gens de vivre, ni de commercer, ni d’aimer.
C’est ainsi qu’Ovide, que sa nouvelle situation confronte à une nouveauté radicale, en vient à remettre en question le caractère absolu de la supériorité de Rome. Ce ne sont pas les qualités morales de la civilisation romaine, qu’il juge toujours éminemment supérieure, dont il doute, mais de son éternité. Si le poète a pu, du jour au lendemain, se retrouver exilé, au milieu des barbares, alors l’empire lui aussi pourrait bien connaître le même sort. A Tomes, aux confins du monde civilisé, c’est la civilisation elle-même qui voit se profiler à l’horizon sa propre fin.
L’écrivain roumain Vintila Horia, dans un chef d’œuvre oublié qui lui valut le prix Goncourt en 1960, Dieu est né en exil, imaginait qu’Ovide, retiré sur les lointains rivages du Pont-Euxin, dans une atmosphère pré-apocalyptique, pressent le déclin de l’empire et l’avènement d’une nouvelle ère. Obsédé par la quête d’une éternité que Rome ne peut plus lui garantir, le poète se tourne alors vers un nouveau dieu venu d’Orient, fils d’un homme et pourtant fils de dieu, et qui promet la vie après la mort. Derrière l’anachronisme de la fiction, l’idée est bien celle d’une profonde anticipation, permise par la sensibilité exacerbée d’Ovide, des grands bouleversements à venir.
Rome n’est plus le centre de ce nouveau monde, où les anciens dieux sont appelés à mourir. Sans parvenir à le formuler avec précision, Ovide l’a incontestablement senti. Évoquant le triomphe qu’il réservait à Auguste dans ses Métamorphoses, il se plait d’ailleurs à rappeler qu’il n’avait pas eu besoin de recourir à la divination pour voir juste : « Je ne consultais ni les entrailles des brebis, ni le tonnerre grondant à gauche, ni le chant ou le vol des oiseaux ; la raison seule et un heureux pressentiment de l’avenir furent mes augures. »
Dans ce nouveau monde, l’homme est donc un être à la fois rationnel et sensible. Il ne renonce ni à l’intelligibilité de la nature, ni à ses secrets et ses mystères. Pythagore et Orphée sont ses maîtres. L’amour de la poésie le porte à s’élever, sans le conduire à mépriser la vie. En tous points, il ressemble à ce qu’Ovide est peu à peu devenu, au gré d’une longue et constante métamorphose dont il s’est attaché à observer avec patience et fascination les effets. Arrivé au terme de son existence, le poète meurt seul, loin de chez lui. La ville de Rome lèvera officiellement la sanction d’exil prononcée contre lui en 2007.
Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.