Ludivine Benard est journaliste. Cofondatrice du Comptoir, elle a également travaillé pour Midi libre ou Ouest-France et collaboré au site Vice. Avec Simone Weil. La vérité pour vocation (éditions de l’Escargot, 2020), elle signe son premier livre, dédié à cette philosophe et femme de combat aussi fulgurante que passionnée.
PHILITT : Vous sous-titrez votre livre La vérité pour vocation. En quoi la recherche de la vérité, qui est une constante de la vie de Simone Weil, s’apparente-t-elle à une « vocation » ?
Ludivine Benard : La vérité est certainement la valeur qui, aux yeux de Simone Weil, surpasse toutes les autres. Dès son plus jeune âge, il est admis pour elle qu’il faut tout sacrifier à la vérité, le reste est accessoire. Or, pour cette jeune fille bien née, dont la famille appartient à la bourgeoisie parisienne, il n’est de pire obstacle à la vérité que le confort illusoire dans lequel elle vit, qui la prive du contact avec la « vraie vie », c’est-à-dire celle des moins bien lotis.
Si j’ai retenu le terme de « vocation » en particulier, c’est parce que la recherche weilienne est celle de toute une vie, c’est au nom de la vérité (et de la justice, qui correspond à la vérité dans les rapports sociaux) qu’elle se rapproche des syndicalistes révolutionnaires au début des années 1930, qu’elle se fait ouvrière à l’usine en 1935, qu’elle s’engage sur le front espagnol aux côtés des combattants républicains en 1936, qu’elle rejoint la Résistance puis la France libre en 1940, qu’elle critique férocement l’Église-institution… Toute action de Simone Weil semble mue par la recherche de la vérité et tout retrait de sa part, toute critique, toute condamnation, en est également le fruit. Ainsi de sa prise de distance avec le communisme, de son indignation (avec des années d’avance sur son époque) vis-à-vis de la colonisation, de son horreur absolue de tout endoctrinement de la pensée (par le totalitarisme nazi ou soviétique, qu’elle renvoie dos à dos, ou plus communément par les partis politiques) ou encore de son refus de l’empire de la technique, qui soumet la pensée des hommes aux machines.
Comme la vocation des religieux les prédestine logiquement à une vie hors du commun, placée sous le strict respect des Écritures et de l’amour de Dieu, la vocation de la vérité de Simone Weil fait d’elle un être véritablement à part. Bien qu’elle soit animée de francs élans de camaraderie, une distance s’installe toujours entre elle et les autres, son intransigeance effraie, tout comme sa volonté d’être systématiquement parmi les plus pauvres ou au plus près du combat – d’où le mot de De Gaulle à propos de son projet de parachutage en France en 1941 : « Mais cette femme est folle ! » Elle se retrouve donc le plus souvent solitaire, et incomprise.
La pensée sociale de Weil peut paraître paradoxale : socialiste revendiquée, elle en vient à critiquer la révolution et à se distancier de l’influence de Karl Marx. Pouvez-vous retracer l’évolution de cette pensée ?
Très jeune, Weil a lu Marx et a apprécié sa pensée. Elle a fait siens notamment le matérialisme historique et la théorie marxiste de l’exploitation.
Mais Weil, dès le début des années 1930, rejette la vision progressiste de l’histoire de Marx, selon laquelle le développement infini des forces productives aboutira à la libération des travailleurs. Pour elle, non seulement il ne faut pas accorder à la matière une « aspiration au mieux » (ce qui est le propre de l’esprit), mais surtout, ce développement infini est un leurre : elle anticipe ici les discours décroissants et écologistes selon lequel un développement illimité dans un monde aux ressources limitées n’est pas tenable. « De quelque manière que l’on interprète le phénomène de l’accumulation, il est clair que le capitalisme signifie essentiellement expansion économique et que l’expansion capitaliste n’est plus loin du moment où elle se heurtera aux limites mêmes de la surface terrestre », écrit-elle dès 1931.
D’autant que ce développement, tel qu’il a lieu à l’époque et s’incarne dans les conditions de production, signifie avant tout le malheur de l’ouvrier, soumis aux ordres des bureaucrates et aux machines, privé d’un travail réalisé en toute conscience. Weil note que partout où la rationalisation du travail a été mise en place (et l’URSS stakhanoviste ne fait pas exception, bien au contraire), partout il y a exploitation. Marx a donc tort quand il estime que la collectivisation des moyens de production induit nécessairement la libération des travailleurs : ce n’est pas tant qui détient l’entreprise qui importe, car les bourgeois et les communistes y font régner le même ordre déshumanisant, mais c’est la façon dont le travail est organisé. De fait, tant que la révolution ne vise que la mise en commun des usines sans remettre en cause le régime de la grande industrie, elle est, aux yeux de Weil, inopérante.
En outre, force est de remarquer que le socialisme tel que le définit Weil est bien particulier : « La subordination de la société à l’individu, c’est la définition de la démocratie véritable, et c’est aussi celle du socialisme », écrit-elle. Pour Weil, la primauté doit être accordée à la pensée, et celle-ci est l’apanage de la personne, non du collectif. La pensée doit être libérée de toute emprise, de toute doctrine : seul est libre l’homme capable de penser par lui-même, d’exercer toute son « attention », dira-t-elle, c’est-à-dire de laisser son esprit disponible pour recevoir la vérité. Or, cette disponibilité de l’esprit est annihilée dans le carcan de l’usine, mais aussi dans toutes les structures mises en place par le « socialisme réellement existant », où la bureaucratie et le Parti communiste ont pour mission ultime d’empêcher toute contestation.
Le socialisme de Weil, comme celui d’un George Orwell, repose avant tout sur le sens du concret. C’est dans cette perspective qu’elle entre dans l’usine en 1934. Dans quelle mesure cette expérience a, comme elle l’affirme, bouleversé sa vie ?
Simone Weil rêvait depuis l’agrégation d’entrer à l’usine, mais ce n’est qu’en décembre 1934 qu’elle peut s’y rendre, après avoir terminé la rédaction des Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, où elle pense être allée au bout de sa réflexion théorique. Il est alors l’heure, pour elle, de se mettre « du côté des opprimés pour sentir avec eux ». Elle entre, presque sottement, avec joie à l’usine, empressée de partager le quotidien des travailleurs. Elle déchante rapidement : « Je suis entrée à l’usine avec une bonne volonté ridicule, et je me suis aperçue assez vite que rien n’était plus déplacé », écrira-t-elle.
Durant presque un an, elle se fait ouvrière chez Alsthom, aux forges de Basse-Indre et chez Renault, elle expérimente le travail à la chaîne, les ordres incessants, les cadences infernales, la fatigue, les machines qui broient le corps et l’âme, les arrêts maladie, le chômage – des épreuves qu’elle doit affronter en plus de ses migraines continuelles… Considérablement affaiblie, elle s’ouvrira de cette expérience auprès du père dominicain Joseph-Marie Perrin : « Après mon année d’usine […] j’avais l’âme et le corps en quelque sorte en morceaux. Ce contact avec le malheur avait tué ma jeunesse. […] J’ai reçu là et pour toujours la marque de l’esclavage », lui dit-elle.
Ce malheur qu’elle a touché du doigt, ce n’est pas seulement le sien propre, c’est aussi celui des autres. Elle a découvert comment l’emprise des conditions de travail dépassait l’unique souffrance physique pour détruire plus largement l’âme du travailleur, bien au-delà du seul temps de travail, jusqu’à lui faire oublier son statut d’être humain et les droits qui s’y rattachent. Weil, elle-même, a senti tout amour-propre la quitter, elle a réalisé à quel point l’image qu’elle se faisait d’elle-même dépendait des circonstances extérieures, des autres, des égards qu’on lui prêtait, et à quelle vitesse tout pouvait voler en éclats quand l’on n’est plus qu’un ouvrier anonyme et déshumanisé. Car le seul moyen de ne pas trop souffrir à l’usine est d’arrêter sa pensée, de suivre docilement la rapidité de la machine, d’effectuer inlassablement la même tâche sans barguigner ; privés de cette seconde d’attention qui leur permettrait d’avoir du recul sur la tâche effectuée, les travailleurs ne sont alors plus tout à fait hommes, leur cogito est nié, il n’y a plus de « je », seulement de la matière humaine, du bétail résigné, incapable, à terme, de se révolter de quelque façon que ce soit.
Weil connaît une expérience mystique avec le Christ le 15 septembre 1935, date à laquelle on peut situer sa conversion. Pourtant, son christianisme semble à bien des égards paradoxal, entre réintégration des cultures païennes et refus d’adhérer à une Église. Comment résoudre le paradoxe de cette « étrange chrétienne » ?
Dès 1935, Simone Weil connaît en effet plusieurs expériences mystiques, qui iront jusqu’à une véritable rencontre avec le Christ, où Celui-ci est « descendu et [l]’a prise », lors d’un « contact réel, de personne à personne » détaillera-t-elle. À partir de là, la jeune femme, originellement juive agnostique, se convertit au christianisme, la « religion des esclaves » selon ses propres mots. Mais hors de question, évidemment, de renier toutes ses principes et surtout, de se plier à un dogme en mettant sa faculté de penser de côté, impossible pour elle de faire siens tous les préceptes enseignés par l’Église sans les avoir pensés et remis en question.
Encore une fois, il est difficile de suivre Weil sur la voie qu’elle emprunte, son premier réflexe après son expérience mystique ayant été de se lancer dans de vastes recherches sur les origines des religions, pour trouver la source de la Vérité. Ces lectures la mèneront vers la Grèce antique, l’hindouisme, le taoïsme, le catharisme… Elle y retrouve des signes, des concordances, un esprit qui serait passé de l’un à l’autre, notamment entre l’Iliade d’Homère et les Évangiles, dit-elle dans son texte « L’Iliade ou le poème de la force ». Forte de ses « intuitions pré-chrétiennes », Weil va jusqu’à appeler Dieu alternativement Osiris ou Krishna. La jeune philosophe refuse donc toute originalité du fait chrétien ; pour elle, le message des Évangiles est tout entier contenu dans des croyances qui l’ont précédé.
En outre, elle est fondamentalement opposée au Dieu de l’Ancien Testament, qu’elle juge cruel et assoiffé de puissance – en stricte opposition avec le Dieu de bonté et de faiblesse qu’elle prie. De fait, elle entre alors en contradiction avec le message porté par l’Église catholique, à laquelle elle reproche également un certain attrait pour l’argent, mais aussi les croisades, l’Inquisition et la persécution des hérétiques. Pour elle, rien n’est plus insupportable que ces missionnaires armés, ces prêcheurs de la bonne parole qui déracinent les hommes qui ne croient pas comme eux, qui les obligent à renier leurs croyances, leurs traditions, leur passé… Et lorsque l’Église condamne les mauvais croyants, brûle les hérétiques, rivalise de formules comme « anathema sit » ou « hors de l’Église, point de salut », elle révèle selon Weil un « malaise de l’intelligence dans le christianisme », et « partout où il y a malaise de l’intelligence, il y a oppression de l’individu par le fait social, lequel tend à devenir totalitaire ».
Weil est définitivement un esprit libre, qui se refuse à tout dogme, y compris religieux. Finalement, cette étrange chrétienne n’est pas si paradoxale, c’est tout simplement qu’il n’y a pas de différence entre la Simone Weil agnostique et celle éprise du Christ, toutes deux demeurent assoiffées de vérité et refusent toute compromission. En ce cas, impossible pour elle de se plier aux dogmes de l’Église qui lui semblent contredire les Évangiles, c’est trahir la vérité deux fois, puisque le Christ est la Vérité ultime.
Si Weil s’attache au christianisme, c’est notamment parce qu’elle voit en lui le meilleur antidote contre le « règne de la force ». Comment définit-elle cette dernière expression ? Comment cette force se manifeste-t-elle d’un point de vue social ?
Comme évoqué précédemment, Weil refuse le Dieu de l’Ancien Testament, qu’elle accuse, par ses vengeances et ses crimes, d’user de la force. Elle, au contraire, est séduite par le Christ, c’est-à-dire par la figure d’un Dieu fait homme, hurlant de douleur et de désespoir sur la croix. Un Dieu qui a refusé d’habiter sa création (donc qui a refusé d’exercer toute la puissance qu’Il avait) pour laisser l’homme advenir, un Dieu réduit à l’état de pain dans l’Eucharistie. Le christianisme de Weil est un éloge de la faiblesse, à rebours du « règne de la force » qui s’étend partout. Pour elle, le monde est soumis à la force, au désir de chacun d’exercer son empire partout où il le peut. Cela se retrouve à l’échelle des usines, qui font tout pour augmenter la production pour l’emporter sur la concurrence, dessinant un monde où l’économie est devenue reine ; à l’échelle de l’État, qui colonise (mal suprême à ses yeux car la colonisation signifie la disparition d’une culture), qui fait la guerre (jamais, dit-elle, la puissance de l’État n’est si grande que lorsqu’elle a le pouvoir d’envoyer les hommes à la mort), qui veut systématiquement déployer sa puissance vis-à-vis des autres pays.
Mais Weil ne se limite pas à ces considérations théoriques sur la force, elle est bien consciente que cette dernière annihile des hommes hic et nunc, et qu’il faut la combattre. Or, ses différentes expériences lui montrent bien à quel point disqualifier la force en usant soi-même des moyens de la force est vain : ainsi déplore-t-elle les massacres et l’injustice qu’elle a vus chez ses camarades anarchistes et républicains sur le front espagnol, face aux ennemis franquistes. Ainsi note-t-elle également le profond paradoxe entre les idées de liberté et de justice portées par les révolutionnaires russes et le régime autoritaire auquel la révolution a effectivement abouti.
Le rejet viscéral de la force par Weil peut sembler lourd de contradictions au vu de ses différents engagements : quelle est cette pacifiste acharnée qui s’engage volontairement dans la guerre d’Espagne ? Comme elle le confiera à Georges Bernanos, l’idée d’un combat pour la justice, où des innocents meurent sans qu’elle y participe, lui était insupportable, encore une fois, cette position confortable de l’arrière, de ceux qui ne sont pas exposés, n’est pas pour elle. Mais la déconvenue est immense : elle qui pensait œuvrer pour ses idéaux est confrontée aux meurtres, à la torture, à l’atrocité de crimes injustes perpétrés par son propre camp… De la même façon, quelques années plus tard, Weil est confrontée aux velléités guerrières d’Hitler : comment prôner un pacifisme radical quand l’ennemi ne respecte aucun de ses engagements, et va toujours plus loin dans la provocation ? Résolument opposée à toute guerre contre Hitler jusqu’en 1938, munichoise faisant au départ peu de cas de la situation des Tchèques envahis, Weil va peu à peu prendre conscience que la menace nazie est celle d’un déracinement total, d’une annihilation de notre culture jusqu’à la disparition de notre civilisation, remodelée sur le modèle du IIIe Reich. Ce déracinement est à ses yeux le danger ultime, aussi faut-il le combattre. Mais sans user des armes de la force, sans volonté de détruire l’adversaire : bien au contraire, il faut se souvenir des leçons de 1919, du traité de Versailles et de ses conséquences, et prendre les armes contre Hitler sans être enivré par notre volonté de puissance, en se conduisant de la façon la plus juste possible, y compris vis-à-vis des pays que nous avons colonisés. Le tout pourrait sembler une longue suite de contradictions, Weil en est bien consciente mais sans contradiction, assure-t-elle, il n’y a pas de philosophie.
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