Le transhumanisme, une idée chrétienne devenue folle ?

Le christianisme est-il à la racine idéologique du transhumanisme ? La compréhension chrétienne du corps, de sa résurrection, a-t-elle favorisé le développement de l’idéologie d’une « mort de la mort » ? Constatant des similarités, des échos communs, mais aussi des différences essentielles, les lignes qui suivent visent à penser le transhumanisme comme une hérésie gnostique. Le christianisme serait certes une condition de possibilité du transhumanisme, mais non sa caution – ce que résume à merveille Chesterton que l’on peut paraphraser ainsi : « le transhumanisme est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles ».

Un questionnement sur les rapports qu’entretiennent christianisme et transhumanisme peut sembler a priori des plus simples, car les déclarations contemporaines de bon nombre d’extropiens comme celles de la plupart des représentants ecclésiastiques jouent sur l’opposition et la confrontation, comme en témoignent par exemple les réticences ecclésiastiques sur la plupart des sujets touchant aux modifications du génome.

Pourtant, loin d’une uniforme opposition, la question de la filiation entre christianisme et transhumanisme fait néanmoins débat, et la lecture des textes transhumanistes ne peut manquer de laisser parfois un arrière-goût de messianisme religieux. Si, de plus, les technologies de convergence et le débat transhumaniste explosent en particulier dans des pays de tradition chrétienne, force est de se demander si le christianisme n’est pas pour quelque chose dans le développement du transhumanisme. L’Évangile est-il un plaidoyer transhumaniste avant l’heure ?

Les GAFA

S’il est intéressant de s’attacher à une généalogie intellectuelle du transhumanisme, c’est notamment parce que saisir les ruptures et les continuités donne à voir où sont les viviers d’opposition possibles à ce mouvement en expansion : le christianisme peut-il être une force d’opposition et de résistance au transhumanisme – ou en est-il au contraire la préhistoire ? Une question dont l’importance se trouve relevée si l’on pense, encore une fois, que les promoteurs les plus ardents du transhumanisme – les fameux GAFA, i.e. Google, Apple, Facebook et Amazon – se développent dans un pays de culture chrétienne, au moment même, certes, où la déchristianisation s’y généralise.

Christianisme et transhumanisme : quelle filiation ?

A minima, il existe deux approches appuyant une pensée de la continuité entre christianisme et transhumanisme.

Un premier foyer se trouve dans la tradition de pensée de l’écologie profonde. Il s’agit alors de déceler dans les racines du christianisme – et en particulier dans les textes fondateurs, bibliques et patristiques – des ferments et des germes transhumanistes. Ainsi, dans une certaine perspective d’écologie radicale, christianisme et transhumanisme participent d’un même imaginaire démiurgique et techniciste. C’est notamment la thèse du célèbre article de White Lynn Townsend, « Les racines historiques de notre crise écologique » (1967), figure pionnière de l’écologie. Le christianisme, en ce sens, s’inscrirait dans une vision du monde qui serait à la source de la science moderne, de la technique et in fine du transhumanisme dans ce qu’il a de rébellion contre la nature et d’exaltation de la puissance et de la volonté. Il s’agit alors de déceler un millénarisme techniciste inhérent au christianisme – perspective que le philosophe Dominique Lecourt dit pouvoir être déjà perçue dans les couvents du XIIIe siècle.

La seconde approche continuiste invite à partir à la recherche de « chrétiens transhumanistes », ou plus précisément de pionniers chrétiens de l’idée transhumaniste – la difficulté étant évidemment de montrer que c’est précisément la « part chrétienne » de ces auteurs qui en fait des transhumanistes. Le millénarisme d’un Joachim de Flore (XIIe siècle) et les précurseurs de la science moderne que furent Roger Bacon et Francis Bacon, confirmeraient la compatibilité entre christianisme et transhumanisme, en particulier dans une commune volonté de combattre par l’intelligence et le progrès les souffrances humaines. Si le Christ guérit et secourt, c’est donc un devoir du chrétien de poursuivre cet objectif avec toute la puissance de son intelligence.

Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), prêtre et scientifique

Un des grands noms qui émerge dès qu’il est question de transhumanisme est Teilhard de Chardin, prêtre et scientifique dont les travaux mêlant théologie et étude de la théorie de l’évolution ont, les premiers (avant Julian Huxley), véhiculé le terme de « transhumanité ». Quant à la prétention d’en venir à « la mort de la mort » (un credo du transhumanisme), ce sont les mots mêmes de Paul, dans la Première lettre aux Corinthiens (« le dernier ennemi qui sera détruit, c’est la mort ») et des Pères grecs du christianisme primitif (Saint Irénée notamment) pour désigner la signification radicale de la kénose et de la résurrection du Christ. En d’autres termes, l’équivalent au moins verbal entre certains idéaux transhumanistes et la théologie chrétienne de la divinisation a de quoi rendre l’héritage complexe. Parler de congruence d’imaginaires n’est en tout cas pas dénué de sens.

Néanmoins, au-delà de toutes les nuances apportées dans les lignes qui précèdent, il faut bien dire que la position dominante au sein de la mouvance transhumaniste est l’idée d’une rupture avec le christianisme, dans tout ce qu’il représente de métaphysique de la finitude et de soumission à la limite perçue comme création divine (comme la loi naturelle par exemple). C’est en particulier la thèse défendue par l’éminent représentant du transhumanisme qu’est Ray Kurzweil, dans son ouvrage Humanité 2.0 : la bible du changement. À l’opposé de l’herméneutique écologique profonde, Max More, partisan « sextropien » (une sorte de transhumanisme extrême), déclare également dans « Essential Transhumanism » que « la religion chrétienne a constitué un frein au progrès social et technologique. Elle tend à séparer le monde sacré et spirituel du monde réel, considéré comme “déchu”, “corrompu” et “avili”, en dénigrant le progrès matériel, antithétique au salut spirituel ».

Raymond Kurzweil, auteur de Humanité 2.0

De leur côté, les Églises semblent en général déployer une méfiance envers le transhumanisme, y voyant non pas une poursuite des idéaux chrétiens mais une philosophie ultra-libérale et anti-naturaliste. On peut ainsi lire, dans le Document XXIV de la Commission théologique internationale, que les « développements accélérés des biotechnologies, qui menacent parfois l’identité même de l’homme (manipulations génétiques, clonage…), appellent d’urgence une réflexion éthique et politique d’ampleur universelle. (…) le législateur ne peut abandonner la détermination de ce qui est humain à des critères extrinsèques et superficiels, comme il le ferait, par exemple, s’il légitimait de soi tout ce qui est réalisable dans le domaine des biotechniques ».  Chargé en 2013 par l’épiscopat français de produire une réflexion sur cette question, le biologiste Jean-Guilhem Xerri pouvait avancer lui aussi que « le transhumanisme percute à la fois l’incarnation, la grâce et la résurrection, soit trois fondamentaux de la foi chrétienne ». En règle générale, dans un monde où les Églises entendent représenter le camp de la vulnérabilité et de l’humanité incarnée, la promesse transhumaniste fait office de repoussoir.

Une hérésie gnostique du christianisme

Il est possible de comprendre l’existence même de cette ambiguïté de filiation en faisant l’hypothèse que le transhumanisme est une hérésie du christianisme. Le principe de l’hérésie est de se développer au départ comme une interprétation de la foi chrétienne, interprétation jugée par la suite déviante. En ce sens, l’hérésie se nourrit du terreau chrétien, mais s’en sépare dans les interprétations données. Une hypothèse qui revient à affirmer que le christianisme est la condition de possibilité du transhumanisme, mais que le transhumanisme se trouve précisément « hérétique » en tant qu’il se fonde sur ce substrat chrétien (devenu occidental dans notre cas), mais s’en sépare sur les interprétations qu’il donne de ces idées chrétiennes.

Plus précisément même, en fouillant dans l’histoire des hérésies chrétiennes, il semble possible d’avancer l’idée que le transhumanisme est une hérésie moderne gnostique – un gnosticisme immanentisé (i.e. matérialiste, ramené à cette vie là). La gnose, ou plus précisément le gnosticisme en tant que pseudo-gnose – car les Pères de l’Église considéraient qu’il y avait une bonne gnose –, peut se définir par l’alliance d’un dualisme métaphysique radical et d’une exaltation du rôle du savoir dans le salut. Dualisme métaphysique et élitisme de la connaissance donc, parties intégrantes d’une sotériologie héroïque, d’une science du salut à la force de l’intelligence et du poignet. Le dualisme métaphysique gnostique, blâmant la matière au bénéfice de l’intelligence, se constitue en une exaltation désincarnée du savoir, dans une certaine haine de la matière et du corps, principes du mal. Face à ce poids de la matière, c’est au savoir (la gnose) que revient la responsabilité du salut – salut difficile, ascétique, et de ce fait réservé à une petite élite.

Victor Mottez (1809-1897), « La Résurrection des morts » (1870), Lille, palais des Beaux-Arts

Toutes proportions gardées, on trouve dans le transhumanisme les deux caractéristiques énoncées du gnosticisme : le savoir (cette fois scientifique) exalté vient briser la logique pesante et mortifère de la matière. En particulier – et c’est là qu’il rejoint la dévalorisation gnostique de la matière –, le transhumanisme développe un refus de la chair et de la vulnérabilité, que la raison scientifique et technique se doit d’annihiler, comme le montre le passage d’une médecine thérapeutique à une médecine améliorative. Autrement dit, et c’est ici que l’on peut parler d’immanentisation, le transhumanisme distingue l’humain et le transhumain, là où le gnosticisme antique distinguait l’homme charnel et l’homme spirituel. Le dualisme est donc maintenu, mais immanentisé, placé sur un plan uniquement matérialiste.

En d’autres termes, le transhumanisme s’inscrit dans un rapport hérétique en tant qu’il réinterprète des pensées issues du christianisme dans une perspective uniquement matérialiste : c’est alors que la « mort de la mort » devient un idéal biologique (et non spirituel), et que le rôle de la volonté dans l’ascèse chrétienne (comme tension vers Dieu) se transforme en exaltation du savoir technico-scientifique. D’où l’importance de la question : de quoi parle-t-on en effet lorsqu’on parle d’un transhumain ?

Dualisme, rôle du savoir et de la connaissance : à ces deux éléments autorisant un rapprochement entre gnosticisme et transhumanisme, il faut en ajouter un troisième pour terminer, à savoir l’influence historique des spiritualités orientales sur le mouvement gnostique et l’influence contemporaine des spiritualités orientales sur le mouvement transhumaniste – une similitude qui interroge et qui pourrait encore confirmer notre hypothèse.

Dans La Perte des sens, Ivan Illich écrivait : « Il n’est pas possible d’expliquer [le régime de la technique] si on ne le comprend pas génétiquement comme une résultante du christianisme. […] Parmi les caractères distinctifs et décisifs de notre âge, beaucoup sont incompréhensibles si l’on ne voit pas qu’ils sont dans le droit fil d’une invitation évangélique, à chaque homme, qui a été transformée en un but institutionnalisé, standardisé et géré ». Tenter de penser le transhumanisme comme une hérésie gnostique peut étonner. Pourtant, en parlant d’hérésie chrétienne, il s’agissait de suggérer que le transhumanisme a trouvé un terreau fertile au sein du christianisme, avant de s’en séparer sur bien des points. En effet, le transhumanisme serait-il pensable sans une conception de l’individualité et de la subjectivité héritée du christianisme ? Serait-il pensable sans une philosophie de l’histoire pensée comme progrès, elle aussi issue du judéo-christianisme ?

Il est peu question, dans les débats transhumanistes, des pays comme la Chine, le Japon ou l’Inde, qui sont pourtant eux-aussi à la pointe des nouvelles technologies. Comment le comprendre ? Ne peut-on voir s’y jouer par contraste le rôle de la culture chrétienne dans le transhumanisme ?

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