Certains militants politiques, ayant tout récemment appris que telle statue, devant laquelle ils étaient si souvent passés sans la voir, était celle de Colbert, en même temps qu’ils découvraient probablement ce nom, se sont mis en tête de la déboulonner. Leur principal argument est simple : le ministre de Louis XIV ayant été un ardent promoteur de l’esclavage, l’honneur que lui rend la nation en laissant trôner sa statue en place publique est injustifié. Leurs opposants y répondent par un argument tout aussi simple : puisque l’esclavage était une pratique courante et globalement acceptée à l’époque, ce n’est pas l’esclavagiste mais l’homme d’État qu’une telle statue honore.
On pourrait dire que le débat n’est pas nouveau si débat il y avait. Or, de part et d’autre, les arguments sont si émoussés que la bataille d’idées, pourtant intéressante, ressemble davantage à une bagarre de chiffonniers. Comme toujours à l’occasion de ces parodies de controverses, historiens, sociologues et journalistes se précipitent sur les plateaux télévisés en espérant devenir le champion d’un camp ou de l’autre, à grand renfort de sophismes et de lieux communs. Rapidement, la double alternative s’impose, interdisant toute mesure : « la grande, riche et complexe histoire de France VS le terrorisme révisionniste d’une extrême-gauche inculte » ou « la nécessaire réévaluation de nos symboles collectifs VS le racisme intériorisé d’un statu quo conservateur ».
Un élément pourtant fort révélateur semble passer inaperçu : chacun des deux camps tient à tout prix à invoquer la caution tutélaire de la science historique. Les uns veulent conserver la statue de Colbert au nom d’un esprit critique qui nous autoriserait, avec le recul dépassionné de nos connaissances actuelles, à ne pas verser dans l’anachronisme et à « recontextualiser » ses actes et ses discours. Les autres brandissent la même nécessité de « recontextualiser » lorsqu’ils considèrent que les évidences d’hier ne sont plus celles d’aujourd’hui et que, si l’esclavage ne posait pas problème lorsque cette statue fut érigée, nous avons désormais la distance nécessaire pour la déboulonner. Les uns contextualisent le passé, les autres le présent, mais tous appellent l’Histoire à arbitrer le conflit en leur faveur.
La vision de l’histoire entretenue par chacun de ces deux camps est-elle si différente ? Certains voudraient assumer toute l’histoire de France, « de Clovis au Comité de salut public », avec ses grandeurs et ses bassesses. Feignant de croire qu’on leur parle d’histoire quand il s’agit de politique, ils se refusent ainsi à distinguer parmi les innombrables faits et personnages dont regorge notre passé ceux qui mériteraient d’être célébrés de ceux qui le méritent moins. D’autres, feignant de croire qu’on leur parle de politique quand on leur parle d’histoire, font preuve du même acharnement à vouloir considérer en bloc tous les éléments de la vie d’un homme et toutes les facettes de sa personnalité. Refusant pour ainsi dire de « séparer l’homme de l’artiste », ils s’insurgent que l’on veuille distinguer les aspects négatifs des aspects positifs, ceux qui méritent d’être honorés et ceux qui ne le méritent pas.
L’ère des symboles
Cet empressement à convoquer l’histoire est un phénomène nouveau. Traditionnellement, l’iconoclasme ne se cherche pas de légitimité historique. Il est un acte politique qui se pense comme tel, avec l’évidence de la spontanéité. Lorsqu’ils abattirent la colonne Vendôme en pleine guerre civile, les Communards d’avril 1871 ne s’embarrassèrent pas de dissertations quant à la tyrannie meurtrière des règnes de Napoléon et de Napoléon III. Leur acte de révolte n’était accompagné d’aucune parole explicative, car leur parole était précisément leur acte. En renversant le monument, c’était l’Empire qu’ils renversaient. La chose et son symbole étaient indissociables.
De la même manière, les élus de la Convention qui condamnèrent les destructions matérielles pendant la période révolutionnaire ne le firent pas au nom de la complexité de l’histoire, pas davantage qu’ils n’accusèrent ceux qui les avaient commises d’être victime d’un aveuglement anachronique. Pour s’opposer à ce « vandalisme », terme justement forgé à l’époque, ils n’avaient nullement besoin d’avoir raison sur le plan historique. Ils lui opposèrent, par la même évidence que celle avec laquelle ces dégradations avaient été perpétrées, une volonté politique assumée comme telle – et qui fut à l’origine de l’invention de la notion de « patrimoine national ». Ils ne distinguaient pas le discours de l’acte : en s’en prenant à des meubles, des œuvres d’art ou des bâtiments français, c’était à la France que l’on s’en prenait. Le symbole et la chose étaient, là aussi, indissociables.
Or, la plupart de nos symboles n’entretiennent plus qu’un lien ténu avec ce qu’ils symbolisent. Si la statue de Colbert qui se dresse face à la gare de Reims incarnait réellement le pouvoir de l’État, il y a bien longtemps qu’elle aurait été détruite par ses innombrables opposants. Si elle incarnait réellement la grandeur de la France, les Allemands se seraient hâtés de la faire sauter au cours de l’une des trois occupations de la ville. Et si elle incarnait réellement l’esclavagisme, alors sans doute faudrait-il la déboulonner. Mais le seul événement qui ait provisoirement fait disparaître la statue est une restauration en 2019, destinée à estomper les outrages du temps et de la pollution… On peut certes conserver un attachement sentimental à ces statues qui n’ont plus d’autre valeur qu’esthétique ou patrimoniale, mais il serait aussi absurde de s’en faire le défenseur que de vouloir les abattre en tant que symboles.
Tout le monde sait bien que déboulonner une statue de Colbert n’effacera ni ses hauts faits ni ses méfaits. « C’est une question de symbole », rétorque-t-on dans un camp comme dans l’autre. Et c’est précisément là que réside le paradoxe d’une époque où la toute-puissance de l’image a entraîné une profusion de signifiants vidés de leurs signifiés : plus les symboles se multiplient, plus le sens disparaît. Les actes et les discours sont condamnés, comme des rites ou des incantations qui n’opéreraient plus, à se répéter inlassablement, toujours plus violemment, sans jamais parvenir à produire le moindre effet sur la réalité. Et nous sommes ainsi condamnés à déboulonner ou à ériger des statues creuses.
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