À la faveur des nouvelles éditions et de traductions de ses œuvres parues au cours de ces dernières années, Chesterton fait l’objet d’un net regain d’intérêt en France. Souvent commentée et citée, parfois hors contexte, sa riante pensée est si foisonnante qu’on en oublierait presque le point de départ de son cheminement intellectuel. Pour la retrouver, il faut se plonger dans la lecture d’Orthodoxie, un ouvrage où se trouve concentrée la source religieuse de sa pensée.
En 1908, dans Orthodoxie, Chesterton répond au reproche principal qui lui fut fait à la parution d’Hérétiques trois ans auparavant : celui d’avoir formulé des critiques sans rien proposer en retour. Cependant, quoi de plus normal que de définir l’hérésie avant d’approfondir l’orthodoxie ? L’orthodoxie de Chesterton, qui n’a pas encore rejoint l’Église, n’en demeure pas moins profondément catholique, mais d’un catholicisme du « croyant évangélique » et non pas du « croyant politique » comme l’aurait sans doute défini Maritain.
Alors qu’en ce début de XXe siècle le catholicisme français, empêtré dans son histoire politique portée par des siècles de monarchie, peine à faire la différence entre la foi et les structures qui l’ont soutenue, Chesterton, isolé en pays protestant, semble absolument libre de repenser le rapport entre le christianisme et le monde moderne. Et celui qui considère que les valeurs chrétiennes sont devenues folles se fait alors défenseur le plus absolu de la démocratie. Chesterton est fondamentalement antimoderne et c’est paradoxalement – comme tout chez lui – en tant qu’antimoderne, occidental et chrétien qu’il explique que la démocratie ne peut être défendue que par un chrétien et qu’un chrétien ne peut que défendre la démocratie.
Tout le propos de Chesterton sur la démocratie se résume peut-être à cette idée que « les choses les plus terriblement importantes doivent être laissées aux hommes ordinaires : l’union des sexes, l’éducation des jeunes, les lois de l’État. C’est cela, la démocratie ». En effet, il y a certes des choses telles que jouer de l’orgue, peindre ou être astronome dont on veut qu’elles ne soient effectuées que par des gens qui savent le faire bien. Mais pour ce qui est d’écrire ses lettres d’amour ou de se moucher, le sens commun – notion chère à Chesterton – entend bien qu’elles ne soient réalisées que par chaque homme individuellement, même s’il le fait mal.
Chesterton précise alors que le gouvernement des hommes appartient à cette dernière catégories de choses. Tout au long de l’ouvrage, il s’évertue à défendre cette conviction de manière diffuse. Cette manière apparemment désordonnée de procéder, si symptomatique de l’ensemble de son œuvre, ne permet pas forcément de comprendre l’importance absolue de sa défense de la démocratie, élément pourtant primordial de son livre et sans doute même de son œuvre.
Le matérialisme comme pensée antidémocratique
Avant toute autre considération, Chesterton écarte la critique naturaliste qui viendrait lui affirmer qu’observer la nature permet de voir à quel point celle-ci n’est pas démocratique. Face à celui qui lui fait cette objection, l’auteur d’Hérétique admet la pertinence relative de l’argument tout en expliquant que celui qui l’émet « ne voit pas ce qui en découle logiquement : s’il n’y a pas d’égalité dans la nature, il n’y a pas d’inégalité dans la nature. L’inégalité, tout comme l’égalité, implique une échelle de valeurs. Voir de l’aristocratie dans l’anarchie des animaux est tout aussi sentimental que d’y voir de la démocratie. Aristocratie et démocratie sont toutes deux des idéaux humains : l’une disant que tous les hommes ont de la valeur, l’autre, que quelques hommes ont plus de valeur ».
Or, Chesterton estime justement que du matérialisme moderne ne peut que découler l’idée que les hommes ne se valent pas. À l’appui de cette idée, il écrit qu’il a « entendu assez souvent des socialistes, ou même des démocrates, nous dire que les conditions physiques des pauvres devaient nécessairement les rendre mentalement et moralement dégradés. [Il a] entendu des hommes de science – et il y a encore des hommes de science qui ne sont pas opposés à la démocratie – nous dire que si nous donnions aux pauvres des conditions plus hygiéniques, le vice et le mal disparaîtraient ». À ces affirmations, la modernité politique voit peu de choses à redire et elles persistent d’ailleurs sous une forme à peine différente à notre époque.
En effet, si l’on observe le monde avec un regard que seule oriente l’idée de causalité, et à plus forte raison à l’époque de Chesterton, l’idée d’accorder le droit de vote aux masses pauvres et non éduquées paraît aberrante voire dangereuse. L’argument est facile ; il n’en est pas moins convaincant. Il apparaît dès lors impossible d’y répondre sans renoncer à une vision matérialiste du monde. « Si de meilleures conditions doivent rendre les pauvres plus aptes à se gouverner, pourquoi de meilleures conditions ne rendraient-elles pas, dès maintenant, les riches plus aptes à les gouverner ? », s’interroge Chesterton, empruntant la voix du matérialiste, dont la logique ne peut conduire, selon lui, qu’à la défense de l’aristocratie, ici entendue comme une défense des plus riches. Les lois de la causalité sur lesquelles repose cette logique affirment en effet que l’environnement définit l’homme, et donc qu’un environnement sain produira un homme sain tandis qu’un environnement pollué produira un homme de piètre qualité.
Le christianisme, seul fondement réel de la démocratie
Face à cette impasse matérialiste, qui semble empêcher toute défense de la démocratie, Chesterton ne voit qu’une réponse : « Autant que je le sache, il n’y a qu’une réponse, et cette réponse, c’est le christianisme. Seule l’Église chrétienne peut fournir une objection rationnelle à cette confiance absolue dans les riches. » Seule, « depuis le commencement [l’Église chrétienne] a soutenu que le danger n’était pas dans l’environnement de l’homme, mais dans l’homme » puisque non seulement il dispose du libre arbitre, mais que par conséquent il est individuellement marqué par le péché originel, et ce quelles que soient sa naissance ou sa classe sociale.
Chesterton va même plus loin et affirme que si le chrétien désire se prononcer sur ce qui constitue un environnement malsain, il sera obligé d’admettre que l’environnement malsain est « l’environnement spacieux ». En effet, le message du Christ sur la question est sans appel : les riches ne sont pas plus dignes de confiance que les autres, ils le sont même moins. « Le christianisme, même attiédi, est encore assez chaud pour faire bouillir jusqu’à la corde toute la société moderne. L’exigence minima de l’Église serait un ultimatum mortel au monde. Car tout le monde moderne est entièrement basé non pas sur le postulat que les riches sont nécessaires – ce qui est défendable – mais sur le postulat que les riches sont dignes de confiance, ce qui, pour un chrétien, est indéfendable. » Le Christ n’a-t-il pas dit qu’il était plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux ?
Il estime ainsi que la grande force de la civilisation occidentale, empreinte de christianisme, est de s’être toujours méfiée de l’aristocratie qu’elle n’a pu considérer que comme une faiblesse nécessaire. Afin de démontrer cela, le Britannique appelle son lecteur à sortit du christianisme ne serait-ce qu’un instant pour comparer les classes sociales européennes avec celles d’autres civilisations. Il prend ainsi l’exemple indien et souligne à quel point « là-bas, l’aristocratie est beaucoup plus redoutable, parce qu’elle est beaucoup plus intellectuelle. On y éprouve l’impression profonde que l’échelle des classes est une échelle de valeurs spirituelles ; que le boulanger, en un sens invisible et sacré, est meilleur que le boucher. » Un lecteur de René Guénon tendra sans doute à être d’accord avec cette observation de Chesterton, puisque tous deux, avec la même lucidité, soulignent à quel point le système indien des castes ne dépend pas tant de l’hérédité que de la nature de l’être. Cette nature, Guénon la croit réellement différente entre les hommes, tandis que Chesterton, purement chrétien, nie l’existence de cette prétendue différence ontologique. C’est ce qu’il affirme quand il écrit qu’« aucun christianisme, pas même le plus ignorant ou le plus pervers, n’a jamais laissé entendre qu’un baronnet était supérieur à un boucher, dans ce sens sacré. […] Aucun christianisme, si ignorant ou extravagant qu’il fût, n’a jamais laissé entendre qu’un duc ne pourrait être damné. »
Pour Chesterton, le lien profond entre la démocratie et le christianisme est absolument inverse à celui qu’identifie Thomas Carlyle sur la question du gouvernement. Pour Carlyle, il faut réussir à trouver l’homme exceptionnel qui sait qu’il peut gouverner. Au contraire nous dit Chesterton, l’homme le plus à même de gouverner est justement celui qui sait qu’il ne le peut pas, qu’il en est incapable. « Le héros de Carlyle peut dire : “Je serai roi” ; mais le saint chrétien doit dire : “Nolo episcopari” : je ne veux pas être évêque ». Or n’est-ce pas justement cela la mécanique du vote démocratique ? Cette mécanique est totalement chrétienne « en ce sens pratique qu’elle est une tentative pour connaître l’opinion de ceux qui seraient trop modestes pour la soumettre. »
Pour Chesterton, le vote est parfaitement chrétien puisqu’il consiste à aller chercher le plus modeste, qui possède ontologiquement la même valeur que le plus riche, et à lui demander de donner son avis qui aura la même valeur que l’avis du plus riche. Cette idée qui, lorsqu’on l’ausculte philosophiquement, ne peut paraître que folie aux yeux du moderne, apparaît sensée à celui qui croit véritablement que Dieu s’est incarné et est mort pour tous les hommes et particulièrement pour les pauvres et les pécheurs.
La tradition ou la démocratie du passé
Dans Orthodoxie, Chesterton ne s’attarde pas une seconde sur la manière dont il conçoit une application chrétienne de la démocratie. Celui qui chercherait un mode d’emploi politique chez Chesterton resterait sur sa faim. Malgré tout, il déploie une très profonde réflexion sur le lien entre la démocratie et la tradition. On ne peut comprendre sa défense de la démocratie que si l’on comprend qu’elle est consubstantielle à la défense de la tradition. D’une certaine manière, démocratie et tradition sont les deux faces d’une même pièce : l’une répandue dans le présent, l’autre plongée dans l’histoire. Il écrit notamment que la tradition n’est rien d’autre que « la démocratie étalée dans le temps. » La tradition « consiste à faire confiance au consensus des voix humaines ordinaires plutôt qu’à quelque témoignage isolé ou arbitraire ». Avec la verve taquine qu’on lui connaît, Chesterton explique pourquoi il est bien plus logique de faire confiance à toute la tradition de l’Église plutôt qu’à la parole d’un historien allemand. Pour lui, celui qui ferait appel à ce dernier face à « la redoutable autorité de la foule » que constitue la tradition de l’Église catholique serait dans un comportement purement aristocratique.
À l’heure où tradition et démocratie sont attaquées de toutes parts, et souvent par des camps politiques opposés, la pensée de Chesterton apparaît d’autant plus intéressante qu’elle défend l’une et l’autre, fondant sa défense de la démocratie sur une défense de la tradition, et vice versa. Il conçoit ainsi l’union des deux : « La tradition peut se définir comme une extension du droit de vote. La tradition signifie que l’on donne le droit de vote à la plus obscure de toutes les classes, celle de nos ancêtres. C’est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à la petite oligarchie arrogante de ceux qui viennent tout juste d’apprendre à marcher. Tous les démocrates s’opposent à ce que des hommes soient disqualifiés par l’accident de leur naissance ; la tradition s’oppose à ce qu’ils soient disqualifiés par l’accident de leur mort. La démocratie nous dit de ne pas négliger l’opinion d’un homme sensé, même s’il est notre valet de chambre ; la tradition nous demande de ne pas négliger l’opinion d’un honnête homme, même s’il est notre père. »
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