Dans Le Règne de la quantité et les signes des temps (1945), René Guénon décrit la descente cyclique vers la solidification du monde qui se traduit par le meurtre de l’espace par la ville, préfiguré dans le mythe biblique du meurtre d’Abel par Caïn.
[Cet article est paru initialement dans PHILITT #9]
Ainsi que l’indique son titre, l’ermite de Duqqi livre, dans Le Règne de la quantité et les signes des temps, un enseignement métaphysique général et les clés de compréhension de l’histoire humaine dont il estime, à l’instar de beaucoup de ses contemporains ayant connu la guerre, vivre les derniers soubresauts. À côté de l’industrialisation, un autre phénomène, en particulier, a achevé de transformer la face du vieux continent au moment où Guénon publie son maître-ouvrage : l’urbanisation. Irrémédiablement, le monde ancien disparaît, absorbé par les lumières froides de la ville. Urbanisation et modernité apparaissent à maints égards comme les deux faces d’un seul phénomène qui ne cesse de se développer.
Or, l’une des originalités de l’œuvre guénonienne consiste à prendre systématiquement le contrepied du matérialisme historique comme explication de ces phénomènes historiques. Guénon récuse alors implicitement à la fois la dialectique hégélienne, dont Charles Taylor a démontré qu’elle était au fondement de la pensée moderne, et le matérialisme des forces sociales influençant les événements, auxquels il oppose une conception toute métaphysique de l’histoire : les phénomènes observables ne sont pas le fruit de l’évolution de l’homme, ni de son milieu, mais l’action de lois métaphysiques intrinsèques à ce monde sublunaire comme à toute la manifestation : « L’ordre humain et l’ordre cosmique, en réalité, ne sont point séparés comme on se l’imagine trop facilement de nos jours […] ils sont au contraire étroitement liés, de telle sorte que chacun d’eux réagit constamment sur l’autre […]. »
Les différents mythes bibliques et de plus anciens encore ne font donc qu’exprimer ces lois cosmiques qui gouvernent le monde du devenir et se réduisent somme toute à une seule loi : le passage cyclique du règne de la qualité, ou « pôle essentiel », au règne de la quantité, « pôle substantiel ». Le degré d’urbanisation, en tant que phénomène de multiplication et de dilatation de la ville, apparaît alors comme la manifestation de cette loi cyclique en même temps qu’un signe des temps permettant à l’homme de se situer dans l’histoire : « […] les villes, qui représentent en quelque sorte le dernier degré de « fixation », prennent une importance prépondérante et tendent de plus en plus à tout absorber ; et c’est ainsi que, vers la fin du cycle, Caïn achève véritablement de tuer Abel. »
La ville comme symbole de la solidification du monde
Pour Guénon, l’histoire n’est pas linéaire mais cyclique et fractale. Elle est une descente, une chute : le pôle essentiel, représenté par le Ciel, constitue le pôle spirituel de la manifestation et le pôle substantiel, représenté par la Terre, le pôle corporel. Cette descente ne constitue donc pas une pure allégorie de la condition humaine après la chute : « Dans le cours du développement cyclique, la manifestation cosmique toute entière, et la mentalité humaine, qui d’ailleurs y est nécessairement incluse, suivent à la fois une même marche descendante, dans le sens que nous avons déjà précisé, et qui est celui d’un éloignement graduel du principe, donc de la spiritualité première qui est inhérente au pôle essentiel de la manifestation. Cette marche peut donc être décrite […] comme une sorte de « matérialisation » progressive […]. » Il s’ensuit que c’est autant l’être que son milieu qui subissent cette descente vers la « matérialité ». L’environnement humain autant que l’homme lui-même se matérialisent. Mieux, ils se solidifient, puisque les corps solides sont « ce qui donnent le plus l’illusion de la matérialité ».
Si dès le XVIIIe siècle « les facultés de conception et de perception qui permettaient à l’homme d’atteindre autre chose que le monde le plus grossier et inférieur de la réalité étaient totalement atrophiées », c’est d’abord dans le milieu humain immédiat que se manifeste cette solidification. Et en effet, quoi de plus solide, de plus matériel, de plus quantitatif, de plus froid que la ville moderne ? Partant, il ne reste plus au lecteur attentif, armé de cette clef de compréhension, qu’à rechercher « les signes des temps » dans le degré de solidification de la ville. Cette clé de compréhension se fait d’autant plus séduisante qu’elle s’avère opérante épistémologiquement autant qu’ontologiquement, en prenant le contre-pied total de la pensée contemporaine : les avancées scientifiques ont-elles permis le développement de villes plus grandes et plus solides ? Non pas, mais « la solidification est la raison pour laquelle la science moderne réussit ». Le développement de l’instruction publique et du positivisme dans les villes n’a-t-il pas accru la connaissance et la compréhension rationnelles du monde connu ? Bien au contraire, « jamais ces limites n’ont été si étroites » car « jamais le monde ni l’homme ne s’étaient retrouvés ainsi rapetissés » à de simples entités corporelles ! Mais la vie dans la ville n’apporte-t-elle pas au moins le confort d’une vie ordinaire bien réglé ? Plutôt « la mécanisation de l’homme » et « l’illusion de la vie ordinaire ».
Guénon renverse ainsi continuellement les postulats épistémologiques de ses contemporains. Il pourrait presque affirmer, avec Rousseau (dont il critique par ailleurs le sentimentalisme) que « plus les hommes se rassemblent, plus ils se corrompent ». Le développement de la ville apparaît ainsi non pas comme le sommet de la civilisation mais bien plutôt comme la plus vile barbarie. Caïn, à cet égard, apparaît dans la bible comme le symbole de la barbarie : il est le premier meurtrier de l’histoire.
Mais c’est surtout au niveau de la description de la ville moderne que l’analyse guénonienne se fait chirurgicale. Quel que soit l’angle sous lequel on l’envisage, la ville moderne répond bien au règne du pôle substantiel (comme matérialité, forme ou étendue). Du point de vue quantitatif, la ville accroît sans cesse sa population, ce qui correspond à une augmentation en nombre et en étendue. Du point de vue de sa forme, elle se présente de plus en plus comme une succession d’immeubles cubiques. Or, le cube, en tant que forme la plus stable et immobile, « se réfère donc au pôle substantiel de la manifestation ». Il n’est pas jusqu’à la « matière » des villes qui n’obéisse à ce principe de solidification car « si l’on observe que, à notre époque, le métal tend de plus en plus à se substituer à la pierre elle-même dans la construction, comme la pierre s’était autrefois substituée au bois, on est tenté de penser qu’il doit y avoir là un symptôme caractéristique d’une phase plus « avancée » dans la marche descendante du cycle ».
La remarque est d’autant plus intéressante que Guénon écrit ces lignes en 1945, soit avant le grand conflit larvé qui achèvera de développer l’urbanisation de tous les peuples de la planète : la Guerre froide. Celle-ci, par son nom-même, marque bien l’inscription dans la solidification (par condensation), de même que les termes « rideau de fer » ou « mur de Berlin ». Et l’on sait le rôle joué par le capitalisme comme le communisme dans l’urbanisation, puisque la ville est, à cet égard, le lieu de la production industrielle comme celui de l’échange monétaire de la marchandise, qui ne sont aussi que deux aspects du règne de la quantité. Néanmoins, si la solidification du monde par les villes envisagées par Guénon s’est manifestement prolongée bien après la parution du Règne de la quantité, celle-ci semble aussi s’être assez brutalement freinée. La guerre froide est terminée, le mur de Berlin s’est effondré et, surtout, les villes, comme les États, tendent à se faire moins solides, plus poreux, alors qu’on assiste même à un début d’exode urbain. C’est que « la solidification du monde, si loin qu’elle soit poussée effectivement, ne peut jamais être complète, et il y a des limites au-delà desquels elle ne saurait aller ». Avec le principe de solidification, Guénon reconnaît un autre principe actif, celui de la dissolution. C’est là un autre symbole du meurtre d’Abel par Caïn.
La ville comme forme ultime du sédentarisme
La ville, si elle représente l’archétype de la solidification du monde et de la descente cyclique n’est pas, pour Guénon, à opposer à la campagne. En effet, la ville n’est qu’un aboutissement de la campagne ; « ce sont naturellement les peuples agriculteurs qui, par là même qu’ils sont sédentaires, en viennent tôt ou tard à construire des villes ; et, en fait, il est dit que la première ville fut fondée par Caïn lui-même ». L’urbain ne s’oppose ainsi pas au rural ; plutôt, c’est le nomadisme, représenté dans le mythe biblique par Abel, dont il est dit qu’il fut pasteur, qui s’oppose au sédentarisme, représenté par Caïn décrit comme un agriculteur.
Guénon, une fois de plus, prend le contre-pied du paradigme scientifique moderne en récusant la théorie de l’homme primitif chasseur-cueilleur, affirmant que « la distinction des peuples nomades (pasteurs) et sédentaires (agriculteurs), […] remonte aux origines mêmes de l’humanité terrestre ». En effet, les peuples sédentaires sont « fixés dans l’espace à un domaine strictement délimité, ils développent leur activité dans une continuité temporelle qui leur apparaît comme indéfinie » à l’inverse des peuples nomades qui sont fixés dans le temps mais « ont devant eux l’espace, qui ne leur oppose aucune limitation, mais leur ouvre au contraire constamment de nouvelles possibilités ».
Ce point fondamental livre une autre clef de compréhension, non plus historique mais géographique, des signes des temps. La ville, ici, n’apparaît plus seulement comme un objet manifestant la descente cyclique, mais comme un sujet de préférence anthropologique. Ainsi peut-on mieux comprendre que la notion de progrès, qui postule un temps indéfini et un changement incessant, soit plus adaptée aux peuples sédentaires dont fait partie, on l’aura compris, l’Occident chrétien, ainsi que le signale suffisamment le sacrifice végétal de l’eucharistie. On peut aussi comprendre que l’État, qui manifeste également ce principe de fixité spatiale (encourageant d’ailleurs l’urbanisation) a tant de mal à s’imposer à des peuples pour qui la fixité s’inscrit dans le temps et non dans l’espace. Pour le sédentaire fixé dans l’espace, la fuite en avant vers un monde meilleur ne peut se faire que dans le temps, donc dans la ville, aboutissement ultime du sédentarisme. Au contraire, pour le nomade, fixé dans le temps, l’espace apparaît comme seule échappatoire possible.
Or, nous dit Guénon, le temps représente « le principe de compression », en ce qu’il use et contracte alors que l’espace représente « le principe d’expansion », en ce qu’il développe et étend. Ainsi, « le temps use l’espace », tel Chronos (qui a pour symbole la faucille, l’inscrivant dans le symbolisme agricole) dévore ses enfants. Autrement dit, là où l’espace a une tendance à manifester la solidification, le temps a tendance à manifester son contraire, la dissolution. Si l’on transpose les principes cosmiques aux peuples qui les représentent, les peuples sédentaires, qui disposent du temps, finissent par absorber les peuples nomades, qui disposent de l’espace. La ville finit par tout engloutir, y compris les nomades ; c’est, nous dit Guénon, « un sens social et historique du meurtre d’Abel par Caïn ».
Il ne reste plus à Guénon qu’à tirer les conséquences de ces principes métaphysiques pour aboutir à la dernière conclusion : le temps, à force d’user l’espace, le réduisant à rien, finit par s’user lui-même ; ce principe de compression finit donc par « se réduire à un instant ». Il s’opère un renversement, le temps se change alors en espace, ce qui peut correspondre à la Parousie. C’est là la revanche finale d’Abel sur Caïn, qui a été maudit pour son crime. La ville finit alors non pas par se dissoudre, mais par se transmuer en Jérusalem céleste. C’est une ville faite de pierre, mais « ce sont des pierres précieuses ». Il a parfois été reproché à Guénon de faire du « Mal » le moteur de l’histoire. C’est oublier qu’en se plaçant dans une perspective métaphysique, il entend se situer au-delà du bien et du mal, au point de vue de la nécessité. C’est ainsi qu’il écrit à propos de la solidification que « considérée en elle-même, au cours du cycle, comme la conséquence d’un mouvement descendant vers la quantité et la « matérialité », elle a évidemment une signification « défavorable » et même « sinistre », opposé à la spiritualité ; mais, d’un autre côté, elle n’en est pas moins nécessaire pour préparer, bien que d’une façon qu’on pourrait dire négative, la fixation ultime des résultats du cycle futur.
Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.