Augustin Berque est géographe, philosophe et orientaliste. Spécialiste du Japon, ses travaux se concentrent sur l’étude des milieux humains, science appelée « mésologie ». Traducteur et commentateur de l’ouvrage Fûdo de Watsuji Tetsurô, il est depuis des années attentif aux évolutions des villes nippones et aux concepts qui définissent la spatialité japonaise.
[Cet article est paru initialement dans PHILITT #9]
PHILITT : Votre travail s’inscrit dans un champ disciplinaire encore peu connu, la « mésologie ». Pouvez-vous définir ce terme ?
Augustin Berque : Le terme « mésologie » (science des milieux) a un destin curieux. C’est à la séance inaugurale de la Société de biologie, le 7 juin 1848, que Charles Robin l’a proposé comme science des rapports entre l’organisme et son milieu, définition qui figure dans la première édition du Petit Larousse, en 1906, preuve que cette discipline avait pignon sur rue dans la seconde moitié du XIX e siècle ; mais dans le courant du XXe siècle, le terme finira par disparaître des dictionnaires. C’est que entretemps, l’écologie s’était imposée. Le terme écologie est entré en français en 1874, à partir de l’allemand Ökologie, créé par Haeckel en 1866. Pourquoi n’a-t-on pas traduit Ökologie par mésologie ? Parce qu’en fait, la mésologie couvrait un champ trop vaste pour une seule science positive, grosso modo ce qui correspond aujourd’hui à l’écologie, la sociologie et la physiologie. Mieux définie, l’écologie s’est imposée comme science de l’environnement. Or tandis que la mésologie disparaissait en France, elle renaissait en Allemagne dans les travaux du naturaliste Jakob von Uexküll, sous un autre nom : Umweltlehre (science des milieux), et surtout d’un autre point de vue. Il ne s’agit désormais plus seulement, comme en écologie, d’étudier le vivant comme un objet dans le fonctionnement des écosystèmes, mais, comme en phénoménologie, de savoir comment la réalité de son milieu se manifeste à tel ou tel être vivant, considéré comme un sujet ; car cette réalité diffère selon les espèces. Cette condition en entraîne une seconde, à savoir la nécessité de distinguer entre le milieu (Umwelt) et le donné environnemental (Umgebung) ; car il y a une élaboration réciproque de l’espèce et de son milieu, à partir de la matière première qu’est l’environnement. La même perspective a été reprise par le philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960), la différence étant que sa mésologie (fûdogaku) s’applique spécifiquement aux milieux humains (fûdo en japonais). Et c’est dans ce double sillage que s’inscrit ma propre mésologie, comme je l’explique dans La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire ? (Presses universitaires de Paris Ouest, 2014).
Votre œuvre se construit en grande partie à travers l’exemple japonais. Pourquoi cet intérêt pour le Japon et qu’apporte la mésologie dans la compréhension des villes japonaises ?
Je suis géographe, et j’ai fait l’essentiel de mon terrain au Japon. Pourquoi ? Il y avait une tradition d’orientalisme dans ma famille, et comme étudiant, tout en apprenant la géographie, j’apprenais aussi le chinois ; mais la Révolution culturelle m’a empêché d’aller faire ma thèse en Chine, et je me suis donc tourné vers le Japon. C’est là que j’ai rencontré, d’emblée, la mésologie de Watsuji, dans un ouvrage que j’ai fini par traduire en français (Fûdo, le milieu humain, CNRS, 2011). Il y a là des passages pénétrants sur la spatialité japonaise, en particulier sur les villes, et en comparaison avec les villes d’Europe. C’est ce qui a guidé ma méthode, par exemple dans Du Geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon (Gallimard, 1993). Ce que cela apporte ? Sans doute de comprendre du dedans, à partir du vécu des intéressés, comment les formes urbaines adviennent à une certaine réalité. C’est une démarche de phénoménologie herméneutique, mais embrayant aux données de la géographie au sens habituel.
Dans Le Sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature (Gallimard, 1986), vous interrogeant sur la raison qui avait poussé les Japonais à vénérer la nature dans le même mouvement qu’ils la détruisaient pour étendre l’urbanisation, vous avanciez une thèse qui traversera ensuite vos différents travaux, à savoir que la quête de la nature détruit la nature elle-même. Pouvez-vous expliciter cette idée ?
Cette idée, je l’ai systématisée et généralisée dans un ouvrage postérieur, Histoire de l’habitat idéal. De l’Orient vers l’Occident (Le Félin, 2010), où je tire les conclusions d’un programme de recherche international, « L’habitat insoutenable / Unsustainability in human settlements » (2001-2010), dont l’idée m’était venue alors que j’enseignais à la faculté d’architecture de l’Université du Miyagi, à Sendai. Ce sont mes étudiants qui m’en ont donné l’idée, par réaction contre l’enthousiasme qu’il témoignaient pour le travail à distance rendu possible par l’informatique, qui selon eux allait enfin permettre de vivre en pleine nature, loin de la ville. Je leur avais donc concocté une parabole du livreur de tôfu, qui montrait bien que l’empreinte écologique du tôfu livré par camion à domicile au fond des bois était très supérieure à celle du tôfu acheté au coin de la rue, en ville et à pied. Ce fut le point de départ. Le point d’arrivée a été de montrer comment, après trois millénaires d’idéalisation de la nature par le mythe de l’Âge d’or en Occident, et par son équivalent en Asie orientale, le mythe du Datong, en passant par l’invention du paysage au IV e siècle en Chine, etc., la quête de « la nature » (comme paysage), dans l’urbain diffus qu’est devenu notre habitat, aboutit à détruire la nature (comme biosphère), notamment à cause de l’usage excessif de l’automobile qu’il entraîne.
De l’autel shintô jouxtant une banque à la structure urbaine de Kyoto conditionnée par le Mont Hiei, montagne qui protège la ville des esprits, la spiritualité est un élément important pour comprendre l’urbanité japonaise. A l’heure d’une civilisation mécanique fondée sur l’automobile, quel est l’état de cet « esprit » qui structurait autrefois les espaces de vie ?
Il est dans un triste état. Pour avoir, après la défaite de 1945 et l’occupation qui l’a suivie, introduit des modèles américains dans l’urbanisme, l’aménagement et le mode de vie en général, alors que sa spatialité n’avait rien à y voir, le Japon a massacré son territoire. Certes, nous ne sommes plus dans les années soixante, quand le pays était devenu, comme on le disait alors, « le cobaye de la pollution » (c’est cette époque-là que j’ai étudiée dans Le Japon. Gestion de l’espace et changement social, Flammarion, 1976). Mais l’hyperconcentration focalisée par Tokyo continue de plus belle, de même que l’abandon des régions périphériques (phénomène appelé kaso, la désertion). Ce genre de problèmes se pose en France aussi, mais à bien moindre échelle. Alors, oui, le sens des lieux se maintient ponctuellement, grâce au shintô en particulier, mais c’est l’ensemble qui va mal. Un jour ou l’autre, un retournement drastique va s’imposer, car la tendance actuelle fragilise de plus en plus un territoire déjà exposé à des violences naturelles dont nous n’avons pas idée en France.
Vos travaux vous ont amené à étudier le parcours et l’œuvre de l’architecte japonais Ashihara Yoshinobu. En 1994, ce dernier dira que la « politique japonaise concernant l’architecture et l’urbanisme est beaucoup plus libérale et plus ambiguë que celle des pays européens ». Comment comprenez-vous cette comparaison entre les villes japonaises et le développement des villes européennes ?
À l’époque où en Occident, avec Thatcher et Reagan, s’imposait la dérégulation néolibérale, la même chose s’est passée au Japon avec le gouvernement Nakasone ; et c’est ce qui a provoqué la fameuse « bulle » dans la seconde moitié des années 80. Au Japon, paradoxalement, les options alternatives se sont exprimées beaucoup plus timidement qu’aux États-Unis, alors que les conditions du territoire (son exiguïté relative, en particulier) rendait l’option néolibérale bien plus néfaste que dans un pays aux proportions continentales, et bien moins densément peuplé, comme les États-Unis. Du reste, Ashihara lui-même a été l’un des premiers à exalter le kaosu (chaos) de la ville japonaise, sous le nom d’« ordre caché » (kakureta chitsujo, titre de l’un de ses ouvrages, qui a été traduit en français et que j’ai postfacé) ; mais cela en se cachant à lui-même l’ordre véritablement caché, qui au fond n’était et n’est toujours que l’ordre néolibéral. L’alibi de l’identité japonaise a bon dos…
Vous avez travaillé sur les concepts forts de la « spatialité japonaise », notamment sur le principe d’asymétrie qui définit jusqu’à aujourd’hui le fameux « chaos » tokyoïte, tranchant avec les grands axes clairs du modèle haussmannien. Comment expliquez-vous ce goût japonais pour l’asymétrie ?
Il s’agit fondamentalement de la précédence du concret sur l’abstraction, donc de la singularité des situations locales sur l’universalité de la règle géométrique. On ne peut manquer d’être frappé par ce « situationnisme » quand on étudie la spatialité japonaise. La méthode, qui m’avait été inspirée par La Production de l’espace, de Henri Lefebvre (1974), consistait à chercher des analogies entre espace physique, espace social et espace mental. Le situationnisme en question se remarque en particulier dans l’expression linguistique de la personne. Alors qu’en français le locuteur se désigne, quelle que soit la situation, par l’invariable pronom « je », il y a en japonais des dizaines de façons de le faire, suivant la situation. Cela implique une ontologie non pas substantialiste, mais relationnelle ; laquelle se manifeste, en architecture et en urbanisme, dans une spatialité guidée par des repères locaux et concrets, plutôt que par des principes universels et abstraits. Historiquement, cela s’est traduit par l’adaptation aux conditions locales des principes qui avaient été introduits à partir de la Chine. Il est très intéressant de suivre, par exemple, la manière dont le modèle des capitales chinoises a évolué au Japon. Dans l’Antiquité, ce modèle, d’une géométrie orthogonale, a été appliqué à peu près tel quel, notamment à Heian-kyô (l’ancien nom de Kyôto). Son repère de base, ce sont les quatre points cardinaux, d’où le croisement orthogonal des deux axes cosmiques nord-sud et est-ouest. À cela s’ajoutent les principes sitologiques du fengshui, par exemple d’avoir le mont Funaoka au nord, direction symbolique de la chimère Genbu, du noir, de l’hiver, de l’eau. Or quand, huit cents ans plus tard, fut construite la capitale du shôgun, Edo (l’actuel Tokyo), c’est bien le modèle de la capitale impériale, Kyôto, qui a été transposé, mais en même temps radicalement transformé par son adaptation au site, qui est un fond de baie et non pas un bassin intramontagneux. L’axe cardinal nord-sud a tourné de 90° pour devenir ouest-est, en allant du château du shôgun vers la baie, par l’avenue d’Ôtemachi. Du côté de la ville haute (Yamanote), le relief a guidé un lacis de ruelles sans plus de rapport avec l’orthogonalité. Dans la ville basse (Shitamachi), à l’échelle des quartiers, l’orthogonalité a été respectée, mais d’un quartier à l’autre, elle tourne pour respecter la courbure générale du littoral. Et les repères fondamentaux ne sont plus les quatre points cardinaux, mais les principales montagnes visibles selon les quartiers ; notamment, vers l’ouest, le mont Fuji. On a là en somme une spatialité dominée par la contingence des situations concrètes, une spatialité casuelle et dynamique qui n’a que faire du principe statique et régulier de la symétrie. Et cela vaut à toute échelle…
Ignoré en Occident, le premier mouvement avant-gardiste non-occidental en architecture est le mouvement dit des « métabolistes », pourtant fondé sur l’idée du progrès, de la production en série, des infrastructures urbaines. Marqué par la reconstruction d’Hiroshima, le jeune architecte Arata Isozaki critiquera d’ailleurs l’optimisme important de ce mouvement, opposant à cette idée la possibilité constante d’une catastrophe (humaine ou naturelle). Que vous inspire cette idée de la « Japan-ness » qui vise à conserver son identité culturelle en étant sans cesse conduit à reconstruire la ville ?
La japonité pousse en effet très loin le principe de l’impermanence (mujô), qu’elle tient du bouddhisme, mais pas seulement. Mujô a traduit un concept sanskrit, anityatā, même sens ; mais dans le milieu nippon, celui-ci a pris toutes sortes de connotations et d’expressions qui dépassent de loin le concept original. C’est le cas notamment de l’expression ukiyo, littéralement « monde flottant », qui en est arrivée à signifier les choses de ce monde en général. C’est ce qui a donné naissance au genre pictural des ukiyoe, littéralement « images du monde flottant », alors qu’il s’agit de scènes de la vie ordinaire. Fondamentalement, cela ne vient pas du bouddhisme, mais du fait que le milieu nippon tient, de la nature elle-même, le caractère éphémère de toute chose. Cela non seulement dans le sens négatif – les catastrophes de toutes sortes, séismes, tsunamis, typhons etc. –, mais aussi dans le sens positif, avec par exemple le caractère tranché des quatre saisons, qui sont bien plus nettement marquées qu’en Europe. Ces caractéristiques ont été accentuées par la culture. Le haïku, par exemple, se caractérise entre autres par l’obligation de comporter des « mots de saison » (kigo), qui sont recensés dans des « saisonniers » (saijiki) comportant plusieurs milliers d’entrées. Comme le haïku est toujours massivement pratiqué, cela entraîne que les Japonais sont devenus particulièrement sensibles aux faits saisonniers, et plus généralement à l’idée que tout passe, rien ne dure, mais aussi que tout reviendra. En somme, que c’est en cessant toujours que les choses durent toujours. Voilà explicitement ce que dit Watsuji à propos de l’existence humaine, qui est à la fois individuelle et sociale : c’est en cessant toujours (individuellement) qu’elle dure toujours (socialement). D’où la formule qu’il emploie pour la caractériser : « être vers la vie (sei e no sonzai) », par opposition à la formule heideggérienne de l’« être vers la mort (sein zum Tode) », laquelle se borne à l’horizon individuel. Cette conception de l’existence s’est manifestée en tout domaine, par exemple dans la reconstruction périodique, tous les vingt ans, du temple primatial d’Ise. On est là aux antipodes de la monumentalité de nos cathédrales, ne serait-ce que parce que de telles reconstructions seraient impossibles avec nos techniques architecturales. La pierre n’est pas le bois. Mais cette impermanence foncière de l’architecture, au Japon, n’est pas qu’une question technique ; c’est le rapport au temps lui-même qui est autre. De même que la spatialité, au Japon, se caractérise par son situationnisme, de même la temporalité se caractérise par son présentéisme. On n’hésitera pas plus à rebâtir des bâtiments anciens qu’à démolir des bâtiments que nous autres, substantialistes, aurions classés au patrimoine… Mais, bien sûr, tout cela est relatif.
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