La foi romane de Simone Weil : un christianisme occitan

En 1942, Simone Weil écrit deux articles au sujet du pays occitan du XIIe siècle. Inspirée par la Chanson de la Croisade contre les Albigeois, elle ne présente pas tant des faits que l’esprit qui, selon elle, animait l’ancien pays d’oc dont la Toulouse romane était la nouvelle Troie. Selon elle, en détruisant le pays cathare, Simon de Montfort a amputé l’Europe d’une liberté spirituelle qu’elle n’a jamais réussi à retrouver.

Simone Adolphine Weil (1909-1943)

À cause des persécutions menées contre les Juifs par les nazis et leurs alliés, la Juive de naissance Simone Weil publie, dans les Cahiers du sud en 1942, deux articles sous le pseudonyme d’Émile Novis, que Claude Le Manchec a réuni en 2014 sous le titre de L’Inspiration occitane (éd. L’éclat). À cette époque, la civilisation moderne arrive au paroxysme de son inconscience matérielle : la force brute, ivre de ses nouvelles puissances techniques, se déchaîne devant les oriflammes de cette « araignée repue, gonflée de sang » dont parle Mauriac. Mais le Troisième Reich n’est que l’actualisation d’une même tendance qui corrompt l’humanité depuis qu’elle a choisi le péché contre Dieu : voici « l’empire de la force » qui se reproduit, celui des Grecs anéantissant Troie, celui de Rome anéantissant Toulouse la cathare, la chevaleresque, la courtoise. C’est de ce dernier grand affrontement dont parle Simone Weil, par la lecture du poème en 9578 vers écrits en langue d’oc : la Chanson de la Croisade contre les Albigeois.

Simone Weil ne regarde pas le conflit opposant la Rome catholique à la Toulouse cathare comme une guerre de religions, au pluriel. La Chanson de la croisade contre les Albigeois montre que les allusions aux controverses religieuses sont rares, trop rares quand on sait combien « les désastres qui s’abattirent sur ce pays auraient pu porter la population soit à s’en prendre aux cathares comme cause de son malheur et à les persécuter, soit à adopter leur doctrine par haine de l’envahisseur et à regarder les catholiques comme des traîtres ». Or il appert que « ni l’une ni l’autre réaction ne se produisit. Cela est extraordinaire ». Cela s’explique par le fait que dans l’Occitanie médiévale régnait « une liberté spirituelle » qui était celle d’une tolérance collective faite religion, imbibant tout le pays d’oc. Par contraste, la tolérance moderne héritée des Lumières « élimina seulement de la lutte des idées les formes les plus grossières de la force », sans éliminer la lutte même entre les idées. Cette impuissance spirituelle n’a eu d’autre effet que de logiquement conduire la mentalité démocratique à s’enfermer dans « la constitution de partis cristallisés ». La tolérance moderne « substitua aux contraintes matérielles les barrières spirituelles ».

Simon de Montfort par Louis Dejuinne (1786-1844)

Et pour cause, l’intolérance est le produit, non d’une fatalité, mais d’une « décision » historique et civilisationnelle. Depuis que « le père de saint Louis, comme le raconte le poème, crut servir Dieu en autorisant froidement le massacre d’une ville entière après qu’elle se fut rendue », l’Europe a fait le choix de la force, contre l’esprit. Faute de faire le choix de l’esprit, les Lumières n’ont pu que s’essayer à imaginer une tolérance dans la force. Avec la croyance manichéenne, Simone Weil estime que « l’alliance du trône et de l’autel » dont la tradition catholique affirme la possibilité n’est pas réalisable : une lutte oppose inéluctablement la logique du monde, qui est celle de la force, et la logique du Royaume, qui, n’étant pas de ce monde, ignore la force et ne connaît que l’esprit.

Les Occitans du XIIe siècle étaient en croisade contre la force même, dont ils n’ont pas usé au-delà de la nécessité que faisait sentir le désespoir. Alors seulement la population de Toulouse, « écrasée et sans armes, se souleva » contre le conquérant Simon de Montfort. Bien qu’elle perdit la guerre, « elle remporta des victoires répétées sur un ennemi puissamment armé et enflé par ses triomphes », et, comme dans la Bible David contre Goliath, « une pierre lancée par la main d’une femme tua Simon de Montfort ». Mais l’usage de la force n’allait pas au-delà de la nécessité du devoir. La décision cathare était celle de l’esprit, assure Simone Weil : c’est pourquoi la tolérance qui avait cours était bien celle d’une liberté spirituelle où « les idées ne s’y heurtaient pas », mais « elles y circulaient dans un milieu en quelque sorte continu », réussissant ce que les Lumières n’ont pas même désiré. C’est en tout cas ce que suggère superbement le poème épique dont nous parlons, où Simone Weil retrouve l’inspiration fondatrice de l’Iliade d’Homère. 

Les deux renaissances

La Basilique Saint-Sernin, à Toulouse

Dans son article « En quoi consiste l’inspiration occitanienne ? », Simone Weil, dans la perspective de sa Lettre aux religieux, indique en quoi la religion de chaque civilisation a valorisé un des aspects complémentaires de la vérité surnaturelle. Elle cite Israël, qui adorait Dieu dans sa nature unitaire, ainsi que l’Inde, concentrée sur la sainte identification de l’homme à Dieu, mais aussi la Perse, la Chine et l’Égypte. Quant à la Grèce, c’est l’aspect de Médiation qui inspira son culte et ses activités, hantée qu’elle était par la « distance infinie entre Dieu et l’homme » qu’il s’agissait de combler. Ainsi naquirent la philosophie, la science et les cultes à Mystères grecs dans le but d’établir des ponts entre le fini et l’Infini. « C’est cette idée qui s’exprimait dans leur notion d’harmonie, de proportion, laquelle est au centre de toute leur pensée, de toute leur science, de toute leur conception de la vie. »

La conquête romaine brisa cette « vocation de bâtisseuse de ponts ». La renaissance de l’esprit grec ne pouvait donc se faire que par la renaissance du souci des médiations. Or « l’idée de médiation reçut la plénitude de la réalité, le pont parfait apparut, la Sagesse divine, comme Platon l’avait souhaité, devint visible aux yeux » : c’est la révélation de Jésus-Christ, Dieu incarné, le Médiateur entre le Ciel et la Terre. En baptisant l’héritage grec, le christianisme a redonné vie à son esprit. Cet esprit allait redonner lieu à une civilisation entière, une civilisation de liberté spirituelle, la seule tradition chrétienne vivante et libre, à l’occasion de la renaissance carolingienne :

« Après le Xe siècle, la sécurité et la stabilité étaient devenues suffisantes pour le développement d’une civilisation ; l’extraordinaire brassage accompli depuis la chute de l’Empire romain pouvait dès lors porter ses fruits. Il ne le pouvait nulle part au même degré que dans ce pays d’oc où le génie méditerranéen semble s’être alors concentré. […] Les richesses spirituelles affluaient de toutes parts sans obstacle. La marque nordique est assez visible dans une société avant tout chevaleresque ; l’influence arabe pénétrait facilement dans des pays étroitement liés à l’Aragon ; un prodige incompréhensible fit que le génie de la Perse prit racine dans cette terre et y fleurit, au temps même où il semble avoir pénétré jusqu’en Chine. Ce n’est pas tout peut-être ; ne voit-on pas à Saint-Sernin, à Toulouse, des têtes sculptées qui évoquent l’Égypte ? Les attaches de cette civilisation étaient aussi lointaines dans le temps que dans l’espace. »

En revanche, l’humanisme de la Renaissance du XVe siècle ne constitue que « la dernière pâle et confuse image que nous possédions de la vocation surnaturelle de l’homme », élaborée sur l’opposition du christianisme et de l’esprit grec, « alors qu’ils sont au même lieu ». Avec la conception moderne de la science, de l’art et de la philosophie, l’on a pris ces ponts pour des demeures permanentes ; l’on a pris ces médiations entre l’humain et le divin pour les hypostases même de la divinité. L’intelligence humaine s’est progressivement refermée sur elle-même, en s’interdisant l’accès réaliste à ce qui la transcende. La destruction de la « civilisation chevaleresque » de l’Occitanie médiévale a même emporté avec elle ce « sentiment civique intense » par lequel, « malgré certains conflits entre seigneurs, et en l’absence de toute centralisation, un sentiment commun unissait ces contrées ; on vit Marseille, Beaucaire, Avignon, Toulouse, la Gascogne, l’Aragon, la Catalogne, s’unir spontanément contre Simon de Montfort ». D’après la Chanson de la Croisade contre les Albigeois, les Occitans médiévaux « avaient même un mot pour désigner la patrie ; ils l’appelaient langage ». C’est un langage commun, un tissu commun de représentations et de manières de conduire l’existence que défendaient ces contrées disparates contre les armées de Rome.

Le roman contre le gothique

Vue intérieure de l’église romane Santa Maria di Portonovo, Italie (XIe siècle)

La chrétienté traditionnelle comporte deux esthétiques, et avec elles, deux manières d’ordonner le monde humain au Principe divin : l’art roman, élaboré durant le haut Moyen Âge, et l’art gothique, plus tardif, qui accompagne le grand mouvement de construction des cathédrales. Nous voyons là deux représentations complémentaires de la relation de l’humain au divin. Mais le jugement de Simone Weil est dur : ces deux styles incarnent pour elle deux options religieuses antithétiques au sein du monde chrétien.

Dans l’art roman resplendit la même inspiration que celle de l’amour courtois. L’amour courtois désigne cet amour surnaturel qui, par opposition à l’amour naturel, n’est pas fondé sur la force de la possession passionnée et égocentrique, mais, libéré de la convoitise, il « n’est qu’une attente dirigée vers l’être aimé et qui en appelle le consentement. […] Un tel amour dans sa plénitude est amour de Dieu à travers l’être aimé ». Les troubadours utilisaient un mot pour désigner cet amour : Merci. L’amour courtois dénote la gratitude. Comme lui, l’art roman se libère de l’empire de la force pour assentir à l’esprit : « l’architecture, quoique ayant emprunté une forme à Rome, n’a aucun souci de la puissance ni de la force, mais uniquement de l’équilibre ». Cet équilibre, comme sur la Croix « le corps du Christ fut le contrepoids de l’univers », se vérifie aussi bien dans les « églises romanes », les « êtres sculptés », le sublime « chant grégorien » et dans la « poésie occitanienne » : partout cette sorte de gaucherie délibérée qui est « une nudité », la marque sensible de la pure présence de l’Être qui, à la différence de la religion moderne, ne cherche pas à combler une pauvreté intérieure par un épanchement extérieur de représentations grandiloquentes.

Au contraire, selon Simone Weil, « il y a quelque souillure de force et d’orgueil dans l’élan des flèches gothiques et la hauteur des voûtes ogivales ». Le gothique reste encore l’art sacré du christianisme, mais déjà une dégradation spirituelle est manifeste, car le domaine sacré ressent alors besoin de dominer et d’exclure pour se prouver sa supériorité. « Le Moyen Âge gothique, qui apparut après la destruction de la patrie occitanienne, fut un essai de spiritualité totalitaire » écrit durement Simone Weil, et d’ajouter, de façon fort contestable, que « le profane comme tel n’avait pas droit de cité », tandis que dans l’Occitanie romane, « le surnaturel ne se mélangeait pas au profane, ne l’écrasait pas, ne cherchait pas à le supprimer. Il le laissait intact et par là même demeurait pur. Il en était l’origine et la destination. »

Simone Weil meurt catholique, baptisée à l’instant de la mort, le 24 août 1943 à Ashford où elle a rédigé sa dernière profession de foi. Mais elle était, chose singulière, une catholique romane plutôt que romaine ; tolérante, elle considérait qu’exiger « plus de foi » dans la « rigueur incorruptible » du dogme catholique n’aurait pas dû se traduire par une « extermination » des cathares. Pis, elle discernait la valeur et la grandeur de la foi chrétienne selon un double critère, non d’originalité et de force, qui font la fierté de la religiosité gothique, mais au contraire d’archaïcité et d’amour, qui faisaient la fierté de la piété romane. Archaïcité, d’une part, puisque c’est l’« aptitude à combiner des milieux, des traditions [antérieures] différentes » qui séduisait Simone Weil au sujet de « la civilisation chrétienne [qui] est la civilisation romane ». D’autre part, sa vie et son saint dévouement pour la condition ouvrière sont commandés par une éthique de « l’amour humain » qui, comme dans le pays d’oc, est chrétiennement regardé comme « un des ponts entre l’homme et Dieu ». Alors, la tâche de l’homme contemporain n’est certes pas de restaurer ce qui a « prématurément disparu après un assassinat », mais d’irriguer ses projets d’avenir à la source inspiratrice de la foi romane. « Dans la mesure où nous contemplerons la beauté de cette époque avec attention et amour, dans cette mesure son inspiration descendra en nous et rendra peu à peu impossible une partie au moins des bassesses qui constituent l’air que nous respirons. »

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Crédits photo : Église Santa Maria di Portonovo / ©Archives Alinari, Florence, Dist RMN ; ©CPF Studio, Studio fotografivo.