Les termes « cosmisme russe » ne désignent pas une école de pensée qui serait structurée par des thèses, des institutions ou un programme précis. Les cosmistes constituent bien plutôt une nébuleuse d’auteurs russes des XIXe et XXe siècles, qui ont en commun d’imaginer une union de l’esprit et de la science, à travers des visions utopiques et grandioses. Deux d’entre eux ont particulièrement marqué l’histoire russe : Constantin Tsiolkovski et Nicolas Fedorov.
Le 4 octobre 1957, les radio-amateurs du monde entier purent, pour la première fois, recevoir un signal venant de l’espace. Il ne s’agissait pas d’extraterrestres en goguette, mais de Spoutnik 1, le premier satellite artificiel de l’histoire, mis en orbite par les Russes. Cette réussite indéniable de la technoscience soviétique fut bien évidemment également présentée comme un triomphe du matérialisme dialectique. C’était toutefois oublier au passage tout ce que l’aérospatiale soviétique devait à un homme aux conceptions très éloignées du marxisme-léninisme : Constantin Tsiolkovski.
Constantin Tsiolkovski (1857-1935) a passé l’essentiel de sa vie en Russie, dans la région reculée de Kaluga (on le surnommera d’ailleurs « l’excentrique de Kaluga »). C’est là, dans une petite maison en bois fort modeste, qu’il jettera les bases théoriques et techniques de l’aérospatiale. Aujourd’hui, tous les historiens des sciences (même américains) reconnaissent en Tsiolkovski celui qui a posé les fondements scientifiques du voyage spatial. Il écrira également plusieurs romans de science-fiction, dans le but avoué de faire naître chez les nouvelles générations le désir d’aller dans l’espace. Il aura d’ailleurs parmi ces lecteurs Valentin Glouchko (qui sera, avec Serge Korolev, un pilier du programme spatial soviétique), ainsi que Youri Gagarine, le premier homme à être allé dans l’espace.
Pour faire de Tsiolkovski un héros en tant que « scientifique génial issu du peuple » (on érigera même un monument à sa gloire à Moscou), la propagande soviétique devra cependant au préalable rendre totalement tabous bien des aspects de la pensée de ce dernier. C’est que, pour Tsiolkovski, le voyage spatial n’est pas un but en soi, mais un moyen au service d’un projet encore plus démesuré : la perfection de l’humanité.
Un univers rempli d’anges
Tsiolkovski pensait que Dieu avait créé un univers dans lequel toute matière est également esprit (pour être exact, Tsiolkovski affirmait ne pas croire en Dieu, mais en un être suprême parfaitement bon, omniscient et omnipotent, qui avait créé le monde ; ce qui fait penser à la plaisanterie bien connue des hellénistes : ce n’est pas Homère qui a écrit l’Iliade, mais quelqu’un qui avait le même nom que lui). Cette conception (qu’il qualifie de panpsychiste) signifie que la matière présente partout dans l’univers est dotée en elle-même d’une force spirituelle, d’une forme de conscience qui la fait évoluer vers des formes de plus en plus élevées : minérale, végétale, animale, humaine, puis…
Tsiolkovski estimait que se répandre dans l’espace était la seule manière pour l’humanité d’assurer de façon certaine sa survie, d’éviter une extinction de l’espèce humaine en cas de catastrophe terrestre (une position que partagent certains scientifiques très médiatiques aujourd’hui). Mais il rajoutait que l’homme ne pourrait se répandre dans l’espace que s’il prenait en main sa propre évolution et modifiait radicalement son propre corps, afin de s’adapter à des conditions extraterrestres (un concept que la science-fiction contemporaine appelle la panthropie). S’émanciper de la Terre impliquait ainsi pour Tsiolkovski de s’émanciper aussi de notre animalité (sexualité, mortalité, nécessité de se nourrir et de boire…) À terme, les êtres humains doivent se répandre dans l’univers entier, et devenir des êtres « éthériques », magnifiques et immortels (cette transformation impliquant par ailleurs d’éliminer toutes les formes de vie terrestres n’atteignant pas ces standards de perfection…).
Aux yeux de « l’excentrique de Kaluga », cette transformation en êtres « éthériques » avait d’ailleurs déjà été accomplie par des extraterrestres. En explorant l’espace, l’humanité devait donc finir par rencontrer ces « anges » extraterrestres, vivant sur des planètes paradisiaques. En attendant ce jour, ces êtres « angéliques » maintiennent la Terre, planète pour l’instant peu évoluée, dans une sorte de quarantaine galactique. Mais ils essaient néanmoins de communiquer avec nous pour nous guider, malgré le fossé qui nous sépare. Tsiolkovski lui-même dira avoir communiqué avec ces « anges de l’espace » (dans les années 70, certains réutiliseront ces théories de Tsiolkovski pour imaginer une version russe de la « théorie des Anciens Astronautes », selon laquelle les anciennes religions sont inspirées de visites d’extraterrestres).
Constantin Tsiolkovski n’a jamais véritablement reçu de formation universitaire. Il est à tous les égards un autodidacte. Cela rend d’ailleurs d’autant plus impressionnant son travail proprement scientifique. Mais, lorsqu’il débarqua à Moscou à l’âge de 16 ans, il profita des conseils de lecture d’un obscur bibliothécaire, puis intégra rapidement le groupe de jeunes étudiants que ce bibliothécaire réunissait autour de lui. Cet homme, qui prit le jeune Tsiolkovski sous son aile, se nommait Nicolas Fedorov.
La résurrection des morts
Si Tsiolkovski est le cosmiste le plus reconnu au plan scientifique, Nicolas Fedorov (1829-1903) est le premier d’entre eux. Totalement inconnu de son vivant, il ne partageait généralement sa pensée qu’avec un cercle choisi de compagnons, deux de ses disciples éditeront ses écrits après sa mort dans un livre unique : La philosophie de l’œuvre commune. Contrairement à Tsiolkovski, Fedorov s’est toujours lui-même perçu comme un fidèle de l’Église Orthodoxe. À ses yeux, l’humanité avait un rôle eschatologique important et actif à jouer dans l’achèvement de la création initiée par Dieu. Il concevait ainsi sa pensée comme relevant du christianisme, mais d’un christianisme au sens radicalement réinterprété. Le Christ avait montré la voie en ressuscitant à Pâques : le christianisme devait donc être la religion de la résurrection des morts, de la résurrection des morts par des moyens proprement humains, scientifiques et techniques.
Pour Fedorov, la mort est soit une désintégration, c’est-à dire une dissolution dans la multiplicité, soit une fusion, c’est-à-dire une dissolution dans l’unité (il considérait du coup la Sainte-Trinité, le Dieu unique à la fois un et multiple, comme l’archétype de l’immortalité). Or, il estime également que désintégration et fusion sont des forces naturelles. Où que son regard se porte, il ne voit donc dans le monde naturel que le règne de la mort. Fedorov insiste sur le caractère national et typiquement russe de cette façon d’envisager la nature. La conception romantique de la nature est une fantaisie de bourgeois urbain et « hors-sol ». Le moujik, lui, sait que la taïga ne fait aucun cadeau, et que la survie se conquiert toujours sur une nature meurtrière. En prenant le contrôle des forces naturelles par des moyens scientifiques et techniques, l’humanité pourra ainsi vaincre la mort elle-même, et ressusciter tous ses ancêtres. Arrivé à ce stade, tous les êtres humains ayant vécu devront être ressuscités. C’est là pour Fedorov un devoir moral absolu, relevant de la piété filiale envers ceux qui nous ont précédés, et grâce à qui nous existons. Nous devons rendre la vie à ceux qui nous l’ont donnée. La reproduction, la sexualité, la mort, la souffrance, manger, boire, toutes ces choses naturelles disparaîtront lorsque les vivants et les morts seront ainsi régénérés dans des corps nouveaux et immortels, n’ayant que peu à voir avec notre corps animal actuel (ce rejet du « corps animal » de l’homme est commun à nombre de cosmistes). Cette humanité régénérée et invulnérable, et également fort nombreuse, pourra alors se répandre dans l’espace, s’installer sur d’autres planètes, et faire de l’univers un paradis (Fedorov envisage que la planète Terre elle-même puisse devenir un immense vaisseau spatial, grâce à la maîtrise des forces cosmiques). Telle est l’œuvre commune envisagée par Fedorov.
Le philosophe Vladimir Soloviev (1853-1900) notera, avec une ironie certaine, que le projet de Fedorov n’est pas un plan pour les mille prochaines années, mais bien plutôt un plan pour les dix mille prochaines années. Mais si Fedorov se doutait bien que ses contemporains ne prendraient jamais ses idées au sérieux, il n’avait en revanche aucun doute sur leur faisabilité à long terme. Il estimait que nombre de peuples dispersaient et gaspillaient leurs énergies créatrices dans la guerre, la démocratie ou le capitalisme. La réalisation de l’œuvre commune nécessitait que l’humanité canalise ses forces et s’unisse dans le cadre d’un régime autocratique. Tel était, pour Fedorov, la vocation messianique du trône impérial de la Sainte-Russie. Le tsar, monarque élu de Dieu, devait unir sous son règne tous les pays et tous les peuples, en vue de l’accomplissement eschatologique de l’œuvre commune.
Le désert redeviendra jardin
Quelques années avant sa mort, Fedorov fut invité par l’un de ses disciples à se rendre dans les montagnes du Pamir. Cette région extrêmement désolée lui fera une forte impression. Il verra dans le Pamir un symbole à la fois du Mont Meru (le centre sacré du monde dans l’hindouisme) et du jardin d’Éden (pour Fedorov, toutes les religions dérivaient d’une même sophia perennis : le culte des ancêtres), une terre d’origine des Indo-Européens, transformée en désert par l’ignorance et la barbarie des hommes. La première tâche de l’œuvre commune devait donc être de refaire du Pamir un jardin, de faire fleurir à nouveau la vie là où règne la mort, de la même façon qu’en se dispersant dans l’espace, l’humanité régénérée remplirait de vie un univers jusqu’alors rempli de mort. Ce Pamir revivifié, triomphe de la vie et de la science sur la mort et l’ignorance, devait devenir ainsi le centre d’un monde uni et dédié à la réalisation de l’œuvre commune sous la direction du tsar.
Après avoir ainsi passé en revue la pensée des deux cosmistes les plus importants historiquement, une question se pose naturellement : que penser de cet improbable magma d’idées au moins étonnantes, si ce n’est franchement bizarres, voire même parfois un peu malsaines ? Tsiolkovski et Fedorov sont assurément de « doux rêveurs », mais ce ne sont certainement pas des « doux cinglés ». En tant que pionnier de l’aérospatiale, Tsiolkovski est sans aucun doute l’un des scientifiques les plus importants du XXe siècle. Fedorov, quant à lui, a su impressionner certains des plus grands esprits de l’âge d’argent russe : Tsiolkovski bien sûr, mais aussi Dostoïevski, Soloviev, Tolstoï, Florensky, Vernadski, Boulgakov, Berdiaev… Cependant, parmi tous ces éminents scientifiques, philosophes et romanciers, aucun ne reprendra véritablement à son compte l’étrange philosophie de l’œuvre commune de Fedorov. Nous l’avons déjà dit, le « cosmisme » n’est pas une école de pensée, et il n’existe rien de tel que le « fedorovisme ». Ce que ces brillants esprits admireront chez Fedorov, ce n’est donc pas un système de pensée ou des thèses précises, mais bien plutôt cette volonté de repenser le progrès humain en général, et le progrès scientifique en particulier, dans un cadre spirituel. Fedorov estimait que la science sans spiritualité et la spiritualité sans science mèneraient l’une comme l’autre l’humanité à la catastrophe. Sa philosophie de l’œuvre commune, une fois ramenée à son intuition fondamentale, peut ainsi être comprise comme une vision utopique visant à éviter la catastrophe annoncée. C’est cela qui, chez Fedorov (ainsi que chez les autres cosmistes), a frappé ses contemporains, et continue à être frappant aujourd’hui : cette vision d’une union de l’esprit et de la science, dans un acte de synthèse créateur et utopique, donnant sa légitimité et sa place à l’activité, au génie et au progrès humain, dans la réalisation eschatologique de la transfiguration divine du cosmos. Les cosmistes sont assurément des penseurs bien étranges, mais ils ont sans nul doute plus à nous dire que les transhumanistes et les fondamentalistes qui déferlent aujourd’hui sur nous.
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