Principalement connu pour ses œuvres romanesques, John Cowper Powys a pourtant développé une philosophie originale dont Une Philosophie de la solitude, republié par les éditions Allia, permet de mesurer le caractère résolument antimoderne. En célébrant la nature intrinsèquement solitaire de l’homme et le lien direct entre sa conscience et le monde, Powys entend prendre la relève d’une tradition philosophique à la fois ancienne et sans cesse renouvelée.
Ses admirateurs le savent : John Cowper Powys occupe dans le panthéon de la littérature anglo-saxonne une place qui est hélas loin d’être à la mesure de son génie. Ses œuvres romanesques les plus célèbres, parmi lesquelles Wolf Solent et Les Enchantements de Glastonbury, sont bien moins lues que celles de D. H. Lawrence ou Thomas Hardy. Quant à ses écrits philosophiques, sans doute plus méconnus encore, ils n’ont pas encore été intégralement traduits en français. La réédition par Allia d’Une Philosophie de la solitude, parue en 1933 et publiée pour la première fois en France en 1984, est le signe rassurant que l’intérêt pour la pensée philosophique de Powys demeure.
Cette pensée, originale par bien des aspects, ne s’inscrit pas moins dans une tradition revendiquée. Car si Powys explique d’entrée de jeu que l’objectif de son livre est d’« exprimer avec suffisamment de clarté des sentiments ressentis très tôt » dans sa vie, sa démarche n’est pas une démarche solitaire. Il s’attache en effet à identifier, depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, les esprits qui ont comme lui pressenti la nécessité d’un certain « art de demeurer dans la Solitude parmi la Foule ». Powys trace ici la généalogie d’une pensée dont il se pose en continuateur : elle apparaît avec les maîtres chinois Lao Tseu puis Kouang Tseu, se poursuit chez Héraclite, l’esclave Épictète et son double l’empereur Marc-Aurèle, puis avec Rousseau le sensualiste et l’élémentaliste Wordsworth.
De la pensée de ses devanciers, Powys se garde de vouloir dégager une unité a posteriori qui servirait à fonder un système de pensée. Il préfère au contraire débusquer, lorsqu’ils lui semblent manifestes, les signes d’un rapport à soi particulier chez ces penseurs, quitte à les réinterpréter à l’aune de ses propres conceptions. Il s’agit pour lui d’agir en lecteur solitaire, c’est-à-dire de se libérer des lieux communs et des habitudes d’interprétation, afin de voir ce que les autres n’ont pas vu. Ainsi, Powys retient avant tout de Marc-Aurèle qu’il était un « philosophe pour les malheureux ; car lui-même était inexprimablement malheureux » – quand des générations de commentateurs ont mécaniquement célébré l’empereur en tant que un stoïcien et uniquement en tant que cela.
Un égoïsme contre la philosophie moderne
Le « grégarisme absurde », dont Powys nous appelle à nous défaire, témoigne d’un « effort qui vise à se soustraire à cette solitude essentielle du soi ». Autrement dit, et contrairement à ce que l’on se figure souvent, l’homme ne chercherait pas à vivre en troupeau par réflexe ou par facilité, pour fuir l’angoisse de l’infini ou de la mort et trouver le réconfort parmi ses semblables. Bien au contraire, ce mouvement serait une fastidieuse bataille contre sa propre nature, à rebours de la solitude à laquelle l’inclinent son essence profonde, « son moi le plus intime ». Se détacher de la masse, c’est donc réaffirmer que « je suis je », renouer avec l’affirmation d’une volonté élémentaire, renoncer à s’opposer à ce que nous sommes profondément. Avec un certain lyrisme, Powys décrit à la perfection ce renouement avec soi-même et la façon dont notre conscience, soudain figée au beau milieu du vacarme et de l’agitation, semble parfois se rétracter, jusqu’à rentrer en elle-même, pour mieux discerner ce qui l’entoure.
Ce « retour à soi » ne se limite pas à l’expérience individuelle. Il doit en effet se prolonger sur le plan collectif. Dès lors, c’est l’un des dogmes fondateurs de la philosophie moderne que Powys appelle à rejeter : celui selon lequel l’homme serait une créature essentiellement sociale. À ceux qui affirment la « dépendance de l’individu à l’égard de la société », faisant de celle-ci l’horizon indépassable de l’existence humaine, il objecte que « c’est au contraire le seul acte de cultiver la solitude, au milieu de vies encombrées, qui rend supportable la société. Powys concède qu’il peut y avoir, dans ce mouvement de repli, une forme d’égoïsme. Mais il y voit aussi une forme d’humilité, par opposition au « pompeux orgueil de la foule bouillante ».
Si la réaffirmation de la volonté du soi est une nécessité absolue, c’est qu’elle profite en dernière instance à l’ensemble de l’humanité. « L’intelligence grégaire est une intelligence qui entrave l’évolution », rappelle Powys, citant l’exemple des poètes et des prophètes, dont l’acte n’a pu être accompli que dans la solitude. Ainsi, c’est la solitude qui a rendu possibles les grands progrès humains, à commencer par le christianisme. L’histoire humaine dans son ensemble, comme nos existences individuelles, s’apparente ainsi à un acte de création : « [V]ivre, c’est se créer un soi original. » C’est que Powys, en opposition totale avec Nietzsche dont il partage pourtant la conception de la volonté comme affirmation contre le monde, admet l’existence d’une vérité fixe et immuable de l’individu, identifiée à « un diamant brut ».
Une philosophie ancrée dans le monde
Sans doute un auteur soucieux de concilier les exigences de la solitude et les commodités de la vie quotidienne eût-il cherché un compromis tenable. Powys, lui, ne recule pas devant les lourdes implications de sa pensée. « Mieux vaut alors m’adonner, direz-vous, à des médiations solitaires et m’abandonner solitairement à des sentiments tragiques, que de prendre plaisir à une conversation intelligente avec des pairs ? Certainement ! Car tandis que vous plaisantez avec vos amis, vient à votre regard une expression d’indescriptible futilité, de misère effroyable ; tandis que, lorsque vous marchez seul, répondant de tout votre cœur au large ciel qui vous surplombe, vos yeux, sous la lumière du réverbère, prennent une expression extatique d’exultation. »
Le lyrisme de Powys et l’apparente exagération à laquelle il se livre pourraient laisser penser qu’il ne s’agit pas là d’une véritable « philosophie de la solitude », mais plutôt d’un éloge poétique, voire d’une méditation poétique. Anticipant les critiques à l’encontre de ce qu’il sait sans doute être l’une des faiblesses de sa pensée, Powys affirme pourtant qu’elle n’est pas une pure posture esthétique. Sa philosophie de la solitude n’est pas une attitude mais une description pure et simple de la réalité sensible. En cela, elle n’est pas déconnectée de l’action, puisqu’elle s’en fait le reflet fidèle.
Powys en veut pour preuve le marin qui, pris dans la tempête, ne discute pas du concept de volonté de puissance : sa volonté se contente d’agir. Rien n’interrompt, face à l’urgence la plus concrète de la vie, le flot des sensations, des attractions et des intuitions, puisque « la vie est sensation ». C’est ce mécanisme instinctif et cette évidence avec lequel l’homme doit renouer, par le même mouvement qui le fera renouer avec la nature et l’inanimé. Alors, « il ne nous importe plus que dans notre vie mortelle nous n’ayons laissé aucune trace parmi les hommes ; que nous périssions inconnus, ignorés, comme nous avons vécu. Il ne nous importe plus de n’être qu’une conscience solitaire parmi des millions de consciences mortes, vivantes, inengendrées. » La solitude devient une plénitude, une confusion de soi-même avec l’infini.
Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.