Dans La Gauche, la droite et le péché originel publié en 1984, le sociologue et historien belge Léo Moulin défend l’idée d’une préfiguration de l’homme de gauche dans la figure du moine Pélage et dans son optimisme radical fondé sur la négation du péché originel. Si la thèse est percutante, elle se manifeste différemment à la lumière du récent questionnement sur les notions de gauche et de droite.
Nous avons un peu oublié ce qu’était la querelle pélagienne du Ve siècle. Ce débat qui opposa Augustin à Pélage quant à la doctrine du péché originel est, selon Léo Moulin, à la source de la partition politique actuelle entre la droite et la gauche, thèse défendue dans son ouvrage La Gauche, la droite et le péché originel en 1984.
La controverse qui opposa Augustin à Pélage s’articule essentiellement autour de l’épineux problème de la liberté et de la grâce. Pélage considère que le péché d’Adam n’a pas corrompu la nature humaine et que l’homme n’est ainsi pas marqué éternellement par le péché. Il estime que la liberté de l’homme est totale et qu’il n’a pas besoin de la grâce, c’est-à-dire de l’action de Dieu, pour se sauver. La conclusion majeure de Pélage et de ses disciples est que l’homme, s’il le veut vraiment, peut se justifier seul et qu’il est ainsi possible pour l’Église d’être dès ici-bas « sans taches et sans rides ». Il y a chez Pélage une véritable exaltation de l’homme, « maître et possesseur de la nature », qui peut exercer son emprise sur l’esprit et la matière en les transformant, en les exploitant et en les bouleversant.
Augustin est en revanche bien plus pessimiste : il insiste sur l’importance de la chute qui rend l’homme esclave du péché. Sans le secours de la grâce, celui-ci est condamné à la damnation éternelle. Pour l’évêque d’Hippone, l’homme est donc un être fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, mais un être dont la nature a été irrémédiablement mutilée et dont la faillite est sans cesse visible.
Le pélagianisme est condamné à plusieurs reprises, notamment lors du Concile œcuménique d’Éphèse en 431. Si l’Église se range derrière saint Augustin, l’ensemble de ses réponses à Pélage ne constitue pas pour autant la plus pure orthodoxie sur les questions de la liberté et de la grâce. En effet, explique Henri-Irénée Marrou « il n’est pas douteux […] que, trop souvent, le vieil évêque d’Hippone, acculé à une position défensive, n’ait été amené […] à utiliser des formules qui dépassaient peut-être sa conviction profonde et certainement la foi authentique professée par l’Église ». De fait, autant le pélagianisme fut régulièrement condamné par l’Église, autant un certain nombre de penseurs se réclamant de l’augustinisme, sans pour autant toujours être fidèles à la pensée d’Augustin, ont été condamnés dans l’histoire : Gottschalk, Luther, Michel De Bay, Jansénius… L’augustinisme radical conduisant souvent à une négation du libre arbitre.
La vision pélagienne de l’homme de gauche
Malgré le titre de son ouvrage, Léo Moulin insiste peu sur l’homme de droite. Celui-ci est selon lui augustinien, puisqu’il croit en l’existence du péché originel, en la faillibilité de l’homme, en sa finitude. En revanche, tout au long de l’ouvrage, c’est de l’homme de gauche qu’il est question, homme de gauche qui aux yeux de l’auteur porte une vision du monde pleinement pélagienne.
Dans Théologie politique, Carl Schmitt expliquait que « les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ». Sur ce point, la vision de Léo Moulin diffère peu de celle du philosophe allemand. À ses yeux, « la religion » est loin d’être la superstructure dénoncée par les marxistes, au contraire elle est ce qui fonde l’infrastructure socioculturelle. « Ce ne sont pas les conditions socio-économiques d’une époque donnée qui sont le moteur de l’histoire ; c’est l’interprétation que les hommes en donnent, l’éclairage sous lequel ils voient le monde. Et cette interprétation leur a été fournie, pendant des siècles, par la religion (et, plus tard, par des idéologies très sacralisées) », écrit-il. Pour lui, le pélagianisme, en tant que pensée religieuse, est donc tout à fait capable d’influencer les événements. C’est ce qu’il fait par la médiation de l’homme de gauche.
Léo Moulin s’évertue à lister les caractéristiques qui font que « comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, les gauches se font, de l’Homme, une image, à bien des égards pélagienne ». Il explique que la pensée de gauche est marquée par une confiance prométhéenne dans les capacités de l’homme et par un « sentiment très vif de la liberté essentielle de l’Homme, de l’Homme déjà, ou très vite, adulte, comme le sera, bientôt, ou très vite, ou sur-le-champ, le prolétariat, dès qu’il aura pris le pouvoir ». À ses yeux,il y a chez l’homme de gauche un « refus des conséquences ou même des théories de l’hérédité, y compris cette hérédité qui a nom héritage culturel (thèses de la contreculture, de la culture « bourgeoise ») qui transmet la « tradition » ». Cela se traduit par une « foi totale dans l’égalité de tous les hommes, de leurs dons et de leurs capacités ». L’homme de gauche possède une « confiance absolue dans la toute-puissance de l’éducation, de l’instruction, de l’effort social » et espère la « réalisation, « dès ce monde », de la Cité idéale ». Il y a finalement, dans la pensée de gauche, le désir d’une « progression du peuple tout entier vers les Lendemains qui chantent, sous la conduite des « plus informés » (les clercs, les intellectuels) et des experts (les chefs des partis politiques, les révolutionnaires professionnels) » ce qui passe par une « confiance inconditionnelle (au XIXe siècle et jusqu’aux années 60 du XXe siècle) dans l’avenir et la fécondité de la société industrielle ».
La partition politique que Léo Moulin observe dans les années 1980 peut s’expliquer, de manière caricaturale, mais « sans grand paradoxe », par une droite augustinienne, marquée par Machiavel et Hobbes, Bonald et de Maistre, qui fait face à une gauche pélagienne marquée par « Rousseau et sa suite, de Marx à Marcuse ». Il ajoute à l’extrême centre, qui semble avoir toutes ses faveurs, « saint Benoît un homme généreux mais sans illusion, un homme du concret du réel, et du possible » derrière lequel marcheraient Montesquieu et Tocqueville.
Les courroies de transmissions du pélagianisme
Léo Moulin reconnaît que le pélagianisme est sans doute une tendance éternelle de l’esprit humain, mais il affirme parallèlement que cela ne peut expliquer sa si grande importance dans l’histoire occidentale. « Un phénomène à la fois aussi inconnu dans l’histoire des autres peuples, et aussi permanent dans l’histoire de l’Europe, ne peut être le fait du hasard », affirme-t-il. Pour étayer cette idée, l’historien belge s’applique à montrer l’existence, depuis le Ve siècle, d’importantes courroies de transmission de la pensée pélagienne.
Scrutant l’histoire des idées, il observe des influences pélagiennes dans la pensée d’un certain nombre de théologiens. Il cite l’exemple de Pierre Abélard ou Guillaume d’Ockham. De même, les accusations de pélagianisme portées par plusieurs théologiens contre des propositions jugées orthodoxes par l’Église de Rome montrent une persistance dans les esprits de « l’idée pélagienne ». Ainsi en est-il de Jansénius affirmant qu’il est semi-pélagien de dire que Jésus Christ a répandu son sang généralement pour tous les hommes. Mais pour Léo Moulin, c’est surtout à travers les millénarismes médiévaux que le pélagianisme a traversé les siècles. À ses yeux, « qu’il y ait eu des infiltrations de pélagianisme – d’un pélagianisme diffus, inconscient et spontané, ou d’un pélagianisme doctrinal et religieux, importe peu – paraît en effet évident si l’on examine les fondements de certains millénaristes et, d’une façon générale, de bon nombre d’hérésies, de Jean Huss à Savonarole ».
Après avoir esquissé une rapide rétrospective de la pensée pélagienne, Léo Moulin constate que « toutes les doctrines qui nient, ou sous-estiment, la faiblesse radicale de l’homme, qu’il s’agisse des millénarismes, des utopies ou des idéologies de progrès, cèdent, tôt ou tard, à la tentation totalitaire ». Il cite ainsi Marsile de Padoue qui écrivait que « dans chaque cité, le pouvoir doit être unique et exclusif, sans corps intermédiaires et sans partage des responsabilités » alors même qu’il énonçait parallèlement une ecclésiologie par bien des aspects pélagienne.
C’est à la Renaissance que va pleinement se révéler cette « confiance extrême dans les pouvoirs, prométhéens, ou lucifériens, de l’Homme, confiance, ivresse, faudrait-il dire, que confirment et accentuent encore, puisqu’ils ont le même point de convergence, les effervescences des millénarismes et les épures des utopies ». C’est dans cette même logique que s’inscrira la philosophie des Lumières, et à sa suite toutes les idéologies de progrès et les mythes révolutionnaires. « Tous, les uns plus que les autres, bâtis sur le mythe de « l’homme sans péché », c’est-à-dire, en termes actuels, sans faiblesses radicales, sans vulnérabilité essentielle, sans failles » et dont les seuls malheurs sont causés par la société. C’est par la pensée pélagienne que Léo Moulin explique la foi religieuse que le XIXe mettra dans « les grands mythes à majuscules : la Laïcité, l’Instruction, le Progrès, la Raison, les Lumière, et la foi indicible investie aujourd’hui dans l’Idéologie, le rôle historique du Prolétariat, des Intellectuels, du Parti, de l’État ».
Telle est la thèse de Léo Moulin sur la gauche et le pélagianisme, et c’est bien parce qu’à ses yeux « la religion » est à la source de l’infrastructure socio-économique qu’il est vraisemblable d’estimer que « l’humanisme de la Renaissance, le progressisme du siècle dernier, l’athéisme marxiste, doivent une part de leur vigueur, de leur élan, de leur « évidence », au fait que l’image de l’Homme et de la Cité qu’ils proposent, était déjà, sous sa forme religieuse, familière depuis des siècles aux espoirs et aux rêves des chrétiens ».
La question des définitions
Reste que Léo Moulin se dispense de définir les termes de gauche et de droite, si ce n’est en invoquant le pélagianisme lui-même, ce qui en fait une définition autoréférentielle assez peu satisfaisante. Léo Moulin voit bien dans l’ensemble des totalitarismes un réel pélagianisme, que ce soit dans le grand totalitarisme traditionnellement classé à droite qu’est le nazisme ou dans le communisme sur lequel il s’attarde bien plus longuement. De même, il considère que la Révolution française et particulièrement la Terreur sont des moments historiques marqués par le pélagianisme.
De fait, la thèse de la persistance du pélagianisme dans l’histoire des idées politiques est sans doute pertinente, mais c’est l’utilisation des termes « gauche » et « droite » qui pose un problème. La solution à ce problème sémantique ne repose sûrement pas dans une nouvelle tentative de définition des notions de droite et de gauche, qui aujourd’hui prennent un sens de plus en plus flou et de plus en plus éloigné de leur acception originelle. Léo Moulin écrit en pleine guerre froide : il semble donc évident que son ouvrage cherche avant tout à montrer que le régime soviétique est un régime pélagien, avec toutes les conséquences que cela engendre. Cette thèse a en tout cas le grand intérêt de remettre en perspective l’originalité du marxisme-léninisme, en montrant que la doctrine communiste s’inscrit dans la continuité d’une école de pensée vieille d’au moins 15 siècles, et qu’elle a été longuement préparée par les millénarismes, les Lumières et la Révolution.
De manière intéressante, la question du péché originel dans le débat intellectuel de ces deux derniers siècles a profondément influencé la pensée antimoderne. Dans son ouvrage sur les antimodernes, Antoine Compagnon rappelle qu’il existe bien une partition politique entre ceux qui insistent sur l’existence du péché originel et ceux qui nient jusqu’à son influence sur l’homme. En d’autres termes, si Léo Moulin affirme que la gauche est pélagienne, Antoine Compagnon rétorque que les antimodernes sont augustiniens.
Ce dernier, s’appuyant sur Joseph de Maistre, Schopenhauer, Bloy, Balzac ou Bernanos montre à quel point les antimodernes avaient conscience de vivre dans une période pélagienne – même si le terme n’est pas utilisé. Antoine Compagnon cite ainsi Baudelaire : « [T]outes les hérésies auxquelles je faisais allusion tout à l’heure ne sont, après tout, que la conséquence de la grande hérésie moderne, de la doctrine artificielle, substituée à la doctrine naturelle, – je veux dire la suppression de l’idée du péché originel. »
S’interroger sur l’importance de la pensée pélagienne au sein de la modernité a sans doute aujourd’hui bien plus de sens que de simplement désigner le pélagianisme comme constitutif de la pensée de gauche. De fait, c’est la modernité dans sa totalité qui est touchée par cette idée, et le prométhéisme transhumaniste d’aujourd’hui semble le confirmer, puisqu’il espère éradiquer totalement le mal d’ici-bas pour enfin libérer l’homme dans un paradis bien terrestre. D’une certaine manière, il ne s’agit pas simplement d’une vision du monde partisane mais plutôt d’une manière de penser qui imprègne totalement notre époque.
Cette question du péché originel et de ses conséquences était évoquée par Philippe Murray, invité aux côtés d’Antoine Compagnon au micro d’Alain Finkielkraut le 19 mars 2005. Il prononçait, quelques mois avant sa mort, ces mots qui résonnent singulièrement à nos oreilles : « Il y a, à l’heure actuelle, dans notre temps, une tentative d’effacement du péché originel à travers l’obsessionalité du bien et la volonté d’éradication totale du mal, [notamment] à travers l’hygiénisme qui prend des formes extraordinaires […] Il y a une volonté à mon sens extrêmement dangereuse d’éradiquer entièrement le mal, parce que quand on éradique entièrement le mal, il passe dans le bien. »
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