« Le Napoléon de Notting Hill » de Chesterton : quand le moderne sort de sa léthargie

Les éditions Sillage ouvrent cette nouvelle année avec une réédition du Napoléon de Notting Hill de Chesterton. Tandis que la crise sanitaire secoue nos sociétés et fait résonner encore les vaines promesses de changement, le délicieux roman d’anticipation de l’écrivain anglais alerte sur l’affreuse et inéluctable constance du monde moderne et appelle à l’extravagance révolutionnaire. 

Gilbert Keith Chesterton. Le Napoléon de Notting Hill, Sillages, janvier 2021, 256 p., 14,50€

« Les sages en devenaient fous : ils couraient de droite et de gauche, criant : « Qu’est-ce ? Qu’est-ce que cela peut-être ? À quoi ressemblera Londres d’ici 100 ans ? » À l’orée du XXe siècle, en 1904, tandis que les évolutions brutales de la révolution industrielle tourmentent les modernes, Gilbert Keith Chesterton, dans une fulgurance visionnaire, désavoue la vague des romans dystopiques qui se propage à la suite de la publication du Talon de fer de Jack London en 1908 : dans le 1984 de Chesterton – coïncidence de date plus que troublante –, Londres n’a pas changé et son futur est d’une affligeante stérilité. Dans les mêmes rues, éclairées par les mêmes lanternes, seule la politique et la géopolitique ont poursuivi leur course pour s’échouer, tels des pachydermes historiques, sur les rives d’un avenir paresseux. À travers le monde, le concert des nations a cessé son vacarme pour laisser place à l’équilibre des puissances impériales qui, réglant avec succès l’ordre mondial, sont parvenues à faire oublier jusqu’au souvenir de la guerre. Sur le plan intérieur, un libéralisme triomphant a disqualifié la politique et ses pantomimes : fondé sur la théorie selon laquelle « la saine et durable démocratie est basée sur ce fait que tous les hommes sont également idiots », l’empire est désormais gouverné par un despote tiré au sort dans la populace. Dans cette société raisonnable où la disparition du crime a emporté avec elle la police, Londres traîne une vie pantouflarde où les fonctionnaires médiocres, tel Barker, comme les commerçants satisfaits, tel Buck, coulent des jours indolents. 

Cependant, lorsque la Providence, farceuse, pose la couronne sur la tête d’Auberon Quinn, cet ordre si prudent est ébranlé. Ce poète manqué, auquel le pouvoir offre une feuille blanche bien plus intéressante que celle où l’on écrit les livres, emploie sa puissance au seul service d’une immense farce et promulgue une Charte des cités qui, fondée sur de fantaisistes légendes, pavoise les rues de bannières médiévales et place des prévôts, affublés de robes bariolées et escortés d’hallebardiers, à la tête de chaque quartier. Trop nonchalants pour s’opposer, les Londoniens se résignent à ces atours burlesques et la plaisanterie n’aurait eu d’autres conséquences que l’égayement des couleurs si un enfant, Adam Wayne, inconscient initiateur de la frasque dans l’esprit du roi, n’avait pris au sérieux la plaisanterie. Devenu prévôt du modeste quartier de Notting Hill, le jeune homme oppose une défense farouche aux spéculateurs qui lorgnent sur Pump Street et fait sortir du fourreau les épées reléguées aux antiquités. L’héroïsme de sa lutte, les coups d’éclat épiques de Notting Hill contre l’impuissante arithmétique bourgeoise, emportent bientôt tout Londres à la suite d’Adam Wayne et restaurent les passions de la ville endormie : désormais, la plaisanterie royale n’est plus une farce et une nouvelle ère s’ouvre où les Londonien ont repris goût au sang, aux rites et à la poésie. 

« Briser le puissant engrenage de la vie moderne » 

Sous l’apparente absurdité du récit, qui n’est pas sans faire songer à la trilogie héraldique d’Italo Calvino, le Napoléon de Notting Hill déploie une critique vigoureuse de la modernité et une réflexion, remarquable, sur la foi. Si les récits d’anticipation fondent d’ordinaire leurs alertes sur le déploiement radical d’une tendance contemporaine, l’apparente constance de l’avenir pensé par Chesterton, qui déroule l’esprit même de la modernité sans en changer ni le décor banal ni la nature des hommes, livre une critique bien plus acerbe que bien des œuvres d’anticipation. Ici, nul totalitarisme affreux, nulle technologie nouvelle qui oppresse les peuples, mais bien l’accomplissement de la paix, de la raison et de l’ordre que promet la doctrine du progrès. De cette continuité même du futur naît son visage affreux et le lecteur croise le regard morne d’un peuple constant à l’excès, désormais incapable d’aucune passion et s’enlisant dans une routine qui ne peut faire que le bonheur des boutiquiers. 

Chesterton à son bureau

Face à cette médiocrité, la révolution d’Adam Wayne tient dans la déraison même de ce personnage qui se prend à croire au rêve absurde d’Auberon Quinn. Dans sa folie se renouvelle en effet la grandeur de l’homme qui, sur les chemins turbulents de l’imaginaire poétique, parvient à dépasser la vulgarité de son existence. Adam Wayne, contre les moqueries et l’incompréhension de ses contemporains, insuffle la vie dans cette modernité apathique en restaurant les passions et ses furies. Pour Chesterton, cette révolution revêt une dimension théologique tant cette déraison lui semble le principe même de la foi. Sous sa plume, Adam Wayne a quelque chose du Nazaréen, du prophète qui, contre l’avis de tous et contre celui de la raison même, veut croire à la possibilité du dépassement des choses. Aux antipodes d’un quelconque pari pascalien, Chesterton affirme l’essentiel scandale de la foi et fonde la nécessité de la croyance dans la transcendance d’une existence condamnée sans elle à une affligeante atonie.

Aux « pédant [qui] écrivaient des livres pour nous dire que les trains iraient de plus en plus vite, que le globe ne formerait plus qu’un empire et qu’il y aurait des tramways pour aller sur la lune », à l’unique horizon matérialiste de la modernité qui néglige l’accomplissement de la nature poétique, spirituelle, de l’homme, la ferveur absurde d’Adam Wayne objecte l’aspiration au sens et la chaleur des passions. La fantaisie du contenu de sa doctrine, réaction dont la radicalité est à la mesure de l’aboulie de son temps, affirme la primauté de l’expérience poétique sur son contenu et l’imaginaire facile à la Walter Scott d’Auberon Quinn vaut alors bien les mythes bibliques. Dans le Napoléon de Notting Hill, Chesterton moque tout autant la doctrine du progrès qu’un conservatisme abscons : le retour au Moyen Âge n’est pas ici l’affirmation d’une quelconque supériorité du passé, mais bien la reconnaissance que le triomphe sur l’absurdité se fonde sur un contenu contingent qui ne saurait lui-même, en dernière instance, échapper totalement à l’absurdité. Chez Chesterton, le dépassement du rationalisme ne saurait trouver sa source ailleurs que dans un enthousiasme qui est celui, si peu raisonnable, de l’enfance. 

« Notting Hill est quelque chose comme Athènes, c’est la mère d’une nouvelle manière de vivre, d’un mode d’existence qui ramènera l’enfance du monde : c’est quelque chose comme Nazareth »

L’analyse de Chesterton sur les conditions du renouvellement de la passion est d’autant plus subtile que la mise en branle de la révolution contre le rationalisme moderne est portée par le couple formé par Auberon Quinn, qui fournit le contenu mythologique et l’instaure sans pour autant parvenir à y adhérer totalement, et par Adam Wayne, dont l’adhésion, sans concession ni compromis, donne vie à ce contenu. Auberon Quinn demeure en effet moderne et n’a plus que le rire de l’idiot à opposer au monde, sans pouvoir lui-même adhérer au système poétique qu’il imagine. Adam Wayne, lui, n’a pas inventé ce contenu et se borne à y consacrer la seule vigueur d’une jeunesse romantique et passionnée, capable d’embrasser sans condition une utopie et de s’y dévouer. Cette dualité, qui se résorbe à la fin du roman dans la réconciliation allégorique du rire et de l’amour, de la déraison et de la passion, est une analyse judicieuse des conditions du retour à la foi de l’homme moderne, lequel, sans doute capable de voir l’impasse et d’imaginer le sentier de son dépassement, ne saurait parvenir à se départir de son scepticisme. Dès lors, le salut dépend bien d’une prochaine génération, héritière des opportunités dévoilées, mais épargnée par le désenchantement inextinguible de la déception. 

Si le Napoléon de Notting Hill n’est pas un chef d’œuvre du point de vue littéraire, s’il est souvent alourdi par l’éreintage systématique de ses contemporains et si l’alternance des styles, qui sert l’ironie du roman, touche souvent au but mais donne à l’ensemble les allures d’un vaste exercice de style, le roman de Chesterton demeure une lecture exquise et invite à une réflexion, précieuse et passionnante, sur l’essence des temps modernes. Plus d’un siècle après sa publication originale, il n’a rien perdu de son actualité et il résonne au contraire d’un écho tout particulier en ces heures où le changement est sur toutes les lèvres sans pourtant percer jamais l’épaisse chape des habitudes. En cette année de bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte, nous ne saurions éluder un post-scriptum pour décrypter ce titre dont le lecteur s’étonnera de ne retrouver aucune allusion dans la suite du texte. C’est à la lumière de toute l’analyse que déploie le récit que ce titre invite à relire l’histoire française, où Napoléon Bonaparte devient à la Révolution ce qu’Adam Wayne est à Auberon Quinn : l’homme passionné qui accomplit l’audacieuse utopie.

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