Tous les romans russes ne sont pas longs, mais tous ont quelque chose d’universel. Ainsi, le bref récit de l’enfance d’Attila par Zamiatine, ouvre une vaste réflexion sur la dialectique meurtrière de la barbarie et de la civilisation.
La barbarie nous hante, la vie barbare nous tente. Nos âmes fatiguées d’Européens tardifs sont barrées d’un limes intérieur. Le barbare que nous tuons, nous en envions la mort car elle témoigne, en creux, d’une vitalité qui n’est plus la nôtre. Écrit à Paris, seconde Athènes, entre 1928 et 1935, Le Fléau de Dieu d’Evgueni Zamiatine l’illustre. Les quelques chapitres qui composent ce roman inachevé sont à la fois la clôture d’une œuvre et le commencement d’une autre qui ne verra jamais le jour — Zamiatine meurt en 1937. Traduit pour la première fois, en français, en 1975, le roman est publié de nouveau dans une version revue et corrigée par les éditions Noir sur Blanc. Au regard des premières remarques, il est aisé de comprendre que l’initiative est tout particulièrement bien venue.
L’histoire est double. Nous suivons deux personnages, aussi différents que possible : Attila et Priscus. Attila est un enfant. Son père, Moundzouk, roi des Huns, choisit de l’envoyer en otage à Rome, se pliant, ainsi, aux règles et aux traditions de la diplomatie romaine. Pour prémunir Rome de la trahison des rois barbares qui la servent, quoi de plus efficace que de menacer la vie de leurs fils ? Quoi de plus prudent et habile que de faire, par l’éducation, de ces enfants, dont certains sont appelés à régner, des hommes dévoués à Rome ? Confié au serviteur de son père, le vieil Adolb, Attila quitte père et frère pour un monde de briques, de marbre et de soleil.
À Rome, Attila est malheureux. Il ne comprend ni le lieu ni les hommes Il rejette ce nouveau monde et il est rejeté par lui. Parmi d’autres enfants otages barbares comme lui, il subit l’enseignement du vieux Bassus plus qu’il ne le suit. Rome est décadente ; Bassus est sage, mais Attila ne peut faire la part des choses et il hait, tout autant, la ville et le professeur. Rétif à l’enseignement reçu, il se montre puérilement irrespectueux, vainement rebelle, maladroitement insultant, mais toujours la finesse de Bassus finit par l’humilier. Un jour, il est prêt à répondre à l’ironie du vieil homme d’un coup de couteau, mais Rome — non la ville, mais le coq domestique de l’empereur Honorius — fait irruption dans la salle et à sa suite la sœur de l’empereur, Placidia. Le ridicule de la situation et la beauté sublime de la jeune fille rompent la tension et sauve le vieux sage — ridicule et sublime, vieillesse et sagesse, quelle meilleure définition espérer de la décadence ?
À la mort de son maître, l’historien Eusebius, Priscus quitte Constantinople pour Rome afin d’en faire l’histoire. Là, auprès de Bassus il apprend la sagesse ; auprès de Placidia les plaisirs du lupanar. Après tout, n’est-il pas venu pour « examiner avec les yeux d’un médecin étudiant un malade » la mère du monde ? N’est-ce pas le meilleur moyen de connaître Rome que d’en étudier les vertus et les vices, d’en faire l’expérience en soi. Certes, Priscus n’ignore pas les tentations du matérialisme historique : « Près de deux millions de personnes vivent à Rome. La ville compte quarante-six mille maisons de rapport, mille sept cent quatre-vingts palais, huit cent cinquante établissements de bain, mille trois cent cinquante-deux bassins avec des fontaines, vingt-huit bibliothèques, cent dix églises, deux cirques, cinq théâtres […] En outre, nul ne peut dire le nombre de statues, d’aucuns les estiment à plus de dix mille, mais à mon sens il doit y en avoir autant que de personnes vivantes. » Mais c’est aussitôt pour revenir à un constat de décadence : « Nombre d’entre elles gisent en morceaux à la suite du récent tremblement de terre. De même, beaucoup d’hommes vivants…»
Priscus est un moraliste, mais lui, comme Bassus, sont des hommes vivants « en morceaux ». Attila ne l’est pas ; non une statue brisée, mais un glaive acéré, aussi pur que dur. Jamais Priscus et Attila ne se croisent vraiment. L’un et l’autre viennent d’ailleurs. L’un et l’autre repartent de là d’où ils sont venus. Attila en est heureux, Priscus, lui, aurait voulu rester dans les bras de Placidia. Attila va de la barbarie à la barbarie en passant par la décadence comme Priscus va de Constantinople à Constantinople en passant par Rome. En commun, ils n’ont que Bassus, mais si ce dernier renvoie le civilisé à la civilisation en lui évitant, cruellement, de céder à la décadence, il ne parvient pas à arracher Attila à la barbarie.
Que nous dit Zamiatine ? Fait-il une apologie de la barbarie ? Certainement pas. Zamiatine n’est plus l’un de ces « Scythes » qui, en 1917, croyaient en la barbarie comme régénération de la civilisation. Dans Le Fléau de Dieu, Attila n’est qu’une force, presque naturelle, tectonique, il n’est que destruction, sang et massacre. Si régénération il y a après lui, ce ne sera pas de son fait. Il est là pour détruire — détruire Rome, toutes les Rome, mais qu’est-ce que Rome pour Zamiatine dans ce roman ? L’Europe ? L’Empire soviétique naissant ? La civilisation elle-même ? En tout cas, d’autres plus tard, bien plus tard, reconstruiront, peut-être. Peut-être… À Staline, en 1928, il dit que le personnage d’Attila n’est en rien obscurantiste. Pourrait-il dire la même chose une fois écrits ces sept chapitres ? N’est-il pas la grande nuit d’orage qu’annonce le doux couchant de la civilisation ? Quel espoir, alors, nous reste-t-il, à nous autres civilisés, à nous autres décadents, après avoir dit, avec Priscus, ces ultimes mots : « nos mains sont déjà semblables aux mains impuissantes des vieillards, et notre sort est aux mains d’autres peuples » ?
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