L’ennui surgit d’un conflit, d’un déchirement entre les aspirations de la puissance et la possibilité effective des actes. Si les romantiques s’insurgèrent contre le « mal du siècle », où l’ennui prend les couleurs de la mélancolie, ils lui livrèrent pourtant la bataille qui engendra leurs œuvres. Nous, jeunes contemporains, nous prenons nos retraites pour des victoires et, dans l’agitation perpétuelle, dans les viatiques faciles, nous fuyons la glorieuse mêlée.
Le romantisme procède de l’ennui. Malgré le décadentisme, malgré la critique du confort bourgeois, le « mal du siècle » est avant tout une maladie personnelle, qui pousse Werther dans les bras de Charlotte, Octave dans ceux de Brigitte. Le discours qui attribue à la politique la fracture entre les aspirations idéalistes de la jeunesse romantique et les possibilités pratiques de leur temps, celui de La Confession ou de la Chartreuse, est une façade qui exonère les enfants de ce siècle agité de la responsabilité de cette incompatibilité fondamentale. La lecture trop strictement historique qui cède à l’argumentaire du prologue de la Confession de Musset, voulant que cette génération née sous l’héroïsme Bonaparte souffre sous la médiocrité du Second Empire, néglige ce travers trop courant à toutes récriminations et, chez les chantres de l’émotion individuelle, l’évacuation de la part personnelle à prendre dans l’ennui est une complaisance.
Par cette lecture, cédant à un rigorisme tout protestant de la responsabilité personnelle, une autre perspective s’ouvre sur le « mal du siècle » qui, la politique exonérée, régénère le témoignage du déchirement existentiel entre l’idéel et le réel qui donne toute sa valeur au romantisme : ici, la souffrance de Werther, de Fabrice et d’Octave surgit de la plaie de consciences meurtries par la dissension entre l’espoir et le possible, entre les aspirations et les possibilités restituées aux bornes décevantes de la réalité. Cette déchirure est l’ennui, conséquence de la défaite de l’empire impuissant des idées face à la république, restrictive et vaniteuse, du tangible, conclusion du caractère irréconciliable de la puissance et des actes. Assis sur la borne du chemin, tenant dans ses mains les crânes blanchis, Octave se distingue d’Hamlet en ce que ce n’est pas sur les vanités qu’il disserte mais bien sur la douleur, autrement sensible, de l’impuissance de son propre être.
Une cohorte de raisons, toutes asservies à d’autres causes, toutes également conditionnées par une justification politique, se bousculent pour expliquer que le XIXe siècle ait enfanté ce mal. Les tenants du vitalisme y verront l’affadissement suscité par le confort bourgeois dont le luxe raisonnable sape tout héroïsme : sur cette explication, le fascisme fera florès. Plus modernes, les partisans d’une lecture sociologique peuvent y déceler les signes du flottement que suscitent les évolutions rapides, quand les défenseurs d’une lecture spirituelle dénonceront les conséquences de l’effondrement du sens, pris dans le glissement de ses assises conservatrices. Philosophes, et sans doute plus clairvoyants, les disciples de la vanité du progrès feront remarquer que ce déchirement n’est pas le monopole de cette génération et rejoindront les psychanalystes sous l’étendard psychologisant de l’impuissance. Mais ces causes ne sont pas notre chantier et nous nous contenterons de concéder aux conservateurs que la dislocation des devoirs dans la paix bourgeoise ôte toute possibilité d’exonération gratuite : à défaut de devoir jouer la fortune ou de se soumettre aux violences du destin, privés des retraites imposées par les sociétés féodales qui jetaient les puînés sur les routes de la fortune ou par les nations belliqueuses qui livrèrent leurs fils aux baptêmes des guerres, les romantiques sont assignés à comparaître devant leur propre inadaptation aux conditions de l’existence. C’est bien là le regret de l’Empire dont s’afflige Musset. Le confort et la paix sont au prix de la condamnation de ce chemin spacieux.
Si nous, jeunes contemporains, honorons l’exigence que nous demandons à nos prédécesseurs romantiques, il nous faut également rejeter toute récrimination politique, refuser toute responsabilité du temps pour sonder nos propres abîmes. Puisque les causes sont les mêmes, inévitable ontologie, nous voici portés à un identique tableau d’avancement, où seuls les morts déjà inscrits offrent la satisfaction d’une glorieuse généalogie. Mais ce qui nous distingue de nos frères romantiques est le rapport même que nous entretenons avec notre ennui. Fils d’un consumérisme intolérant à toute insatisfaction, nous le fuyons en ennemi et trompons ses aiguillons à toutes les vanités vulgaires dont les pourvoyeurs de divertissement nous abondent. Qu’une seule minute d’inoccupation soit notre sort et, effrayés des murmures que dans le silence nous pourrions entendre, nous nous jetons sur les jouets qui meublent le temps. De la dilatation du voyage, des attentes qui scandent la routine, des longs dimanches de pluie, des matinées oisives, autant de vignettes qui font des romans, il ne nous reste plus que la bouillie informe d’une servitude volontaire, que le pénible souvenir d’une lâche retraite face aux clameurs de l’ennui.
Car c’est bien là que nous voulons en venir : bien malheureux eussent été les paysannes et les débauchés de Goethe et de Musset, si Octave et Werther avaient goûté au viatique de la VOD. Soignés aux narcotiques des réseaux, aux parégoriques des journaux, médecines aussi efficaces que violentes, nous nous sauvons de Charybde pour mieux embrasser Scylla. L’évacuation hâtive de l’ennui nous prive des pointes qui nous rappellent à notre condition où la finitude et l’incomplétude même sont l’origine de nos grâces, la source possible de nos gloires. C’est bien éperonnés par les douleurs de ce mal, livrés aux affres de l’oisiveté et de l’ennui, que des hommes s’adonnèrent à la dépense inconsidérée qu’est la littérature. C’est bien empêtrés dans cet écoulement du néant au cœur du quotidien qu’ils élevèrent les digues qui firent la civilisation. Si l’ennui est part de l’abîme qui nous menace, l’ennui est également ce vide qui appelle la fondation, cette béance oisive où les actes et les mots peuvent s’établir, le terrassier nécessaire à l’évacuation des tracasseries quotidiennes. Avec Valéry, il nous faut alors reconnaître que « nous ne savons plus féconder l’ennui, [que] notre nature a horreur du vide, – ce vide sur lequel les esprits de jadis savaient peindre les images de leurs idéaux ».
Les monuments qu’élevèrent les romantiques obligent à pardonner l’inconséquence qui leur fit voir dans le « mal du siècle » une seule contingence historique et politique. Mais, nous, contemporains, serons-nous jugés avec autant de clémence ? Se tromper sur la réalité de l’ennui est une errance moins funeste que de s’y dérober. De cette lâcheté, nous risquons bien de payer le prix : ce sera celui du silence. Alors, affranchis du dérivatif commode que sont les autres ou la politique, restitués à notre pleine responsabilité comme à notre solitude, il nous faut porter sur l’ennui un regard neuf et paradoxal, qui conduit à l’accueillir sans l’accepter, à le toiser comme un adversaire digne du respect comme du combat. Dès lors, l’ennui n’est plus tant le mal du siècle que la question, lancinante, à laquelle nous sommes soumis, l’épreuve perpétuelle qui nous appelle à sortir de nous-mêmes pour retrouver la voie de la transcendance. Pour espérer gagner ce combat, encore faut-il le livrer : que toute retraite nous soit condamnée, que tous secours faciles soient évacués pour éprouver notre volonté ! Alors, sur le champ de Mars de notre conscience, nous pourrons enfin jeter nos forces dans cette intime mêlée, pour qu’un crépuscule écarlate annonce l’aube retrouvée.
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