Il est un des rares universitaires à avoir explicitement proposé de prendre parti pour les Anciens contre les modernes. À travers une œuvre subtile et une prose souvent hermétique, l’universitaire américain Leo Strauss (1899-1973) a tenté de remettre au goût du jour la « philosophie politique classique », c’est-à-dire la tradition philosophique qui court de Platon à saint Thomas d’Aquin, en passant par Aristote et les Stoïciens. Dans son ouvrage Qu’est-ce que la philosophie politique ? publié en 1959, le penseur consacre un chapitre à la déconstruction d’une idée éminemment moderne : la croyance au progrès en philosophie.
La modernité se caractérise par l’apport d’un certain nombre d’idées nouvelles. Parmi celles-ci, l’idée de progrès est essentielle. Le sociologue de la fin de la modernité Michel Maffesoli considère ainsi qu’ « [a]u fondement même de la modernité, une des formes et non des moindres de son utopie dans ce qu’elle a de plus simpliste est cette confiance illimitée dans un progrès global de l’humanité. Confiance constituant essentiellement l’histoire de l’Occident ».
Dans son acception la plus simple, l’idée moderne de progrès peut être considérée comme la croyance selon laquelle l’histoire de l’humanité serait entièrement dirigée vers son amélioration continue et irréversible. Cette croyance implique donc une vision linéaire de l’histoire, dirigée en continu vers le progrès. Cette croyance implique également une vision optimiste de la nature humaine et de l’histoire humaine : dans cette optique, la possibilité de la décadence est inconcevable, à moins qu’elle ne soit de courte durée et toujours insérée dans le temps long du progrès humain. Ainsi, pour l’homme croyant à l’idée de progrès, les barbaries totalitaires du XXe siècle ne furent qu’une parenthèse dans l’histoire humaine : le XXe siècle ne peut être que meilleur que le XIXe siècle. Car c’est cela, au fond, l’idée moderne du progrès : l’avenir est forcément meilleur que le passé.
Pour Leo Strauss, cette croyance au progrès imprègne la philosophie moderne. « Sous toutes ses formes, écrit-il, directement ou indirectement, la pensée moderne est déterminée par l’idée de progrès. Cette idée implique que l’on peut régler une fois pour toutes les questions les plus élémentaires, de telle sorte que les générations futures puissent se dispenser de les rééxaminer […]. » Or pour l’universitaire américain, cette conception du progrès est particulièrement absurde en philosophie.
Méthodiquement, il analyse les dangereuses implications de cette croyance au progrès en philosophie. Le premier vice est de finir par croire que toute pensée du passé est forcément moins vraie qu’une pensée actuelle. Si l’histoire de l’humanité se dirige continuellement vers le progrès, les pensées présentes et à venir se révèlent alors inévitablement plus justes que les pensées passées. L’histoire est considérée comme un livre dans lequel chaque nouvelle page écrite serait plus vraie que la précédente. Ainsi la première page comporterait une petite dose de vérité, la deuxième une vérité plus grande encore jusqu’à la dernière qui serait la plus vraie ; chaque page tournée devenant finalement obsolète.
Le danger de la croyance au progrès en philosophie
Cette tendance implique alors un corollaire : celui de croire que chaque pensée du passé tient sa vérité — toute relative puisque le passé est toujours plus faux que le présent — du contexte historique dans lequel cette pensée a été produite. La croyance au progrès en philosophie engendre une complète historicisation de toute pensée humaine, de toute production intellectuelle et philosophique. Dans une perspective progressiste, les idées ne peuvent prétendre atteindre l’universel mais sont fatalement limitées par leur époque : les idées sont inévitablement contextuelles. Ainsi lorsque Hobbes explique sa vision pessimiste de la nature humaine avec sa fameuse sentence l’homme est un loup pour l’homme, l’analyse progressiste considèrera que c’est avant tout le traumatisme de la Première révolution anglaise qui l’a conduit à cette idée. La prétention hautement philosophique à se dégager de son époque pour atteindre l’universalité n’est qu’une illusion, l’analyse proprement philosophique de la nature humaine hobbesienne passe en second plan.
Leo Strauss va même plus loin ; certes, il nous faut tout de même considérer qu’une pensée est contextualisée, car l’homme ne peut jamais complètement s’extraire de son temps. Il faut donc procéder à un travail d’interprétation de la pensée. Pour autant, « une telle interprétation présuppose [d’abord] l’étude philosophique de la doctrine en elle-même du point de vue de sa vérité ou de sa fausseté. […] Le fait que chaque doctrine soit »relative » à une situation historique particulière ne prouve pas du tout qu’une doctrine ne puisse pas être vraie purement et simplement. » Leo Strauss n’est donc pas un naïf, un idéaliste. Il a conscience de la dimension fondamentalement historique de la pensée humaine. C’est précisément pour cela qu’il appelle de ses vœux à une « fusion des études philosophiques et historiques ».
Ces deux dérives du progressisme philosophiques, le mépris du passé et l’historicisme, ont pour Leo Strauss de terribles conséquences sur le rapport à la philosophie. En premier lieu, cela conduit à rabaisser la philosophie ; chaque pensée n’est plus intéressante qu’historiquement. Les pensées du passé n’ont donc plus rien à nous transmettre, sauf en ce qui concerne l’étude du passé, c’est-à-dire l’histoire. Pour Leo Strauss, c’est précisément cette application du progressisme en philosophie qui explique l’abandon de la philosophie dans les facultés au profit de cours d’histoire de la philosophie. Les penseurs du passé sont désormais présentés comme ayant un intérêt historique mais limité philosophiquement : on évacue l’idée qu’ils puissent avoir raison contre notre époque. Finalement, cette historicisation extrême aboutit à un complet nihilisme. Après tout, même un penseur d’aujourd’hui détient toujours moins de vérité qu’un penseur de demain. En refusant la possibilité d’universaliser la pensée en la contextualisant à outrance, le progressisme philosophique signe la défaite de la pensée philosophique. C’est cette tendance qui entraîna, selon Leo Strauss, l’abandon en science politique de la philosophie au seul profit de la sociologie : il ne s’agit plus désormais que de décrire les mécanismes sociaux.
Renouer avec les pensées du passé
Face à ce piège moderne du progressisme philosophique, l’auteur du Droit naturel et histoire livre au lecteur trois démarches méthodologiques à adopter. Comme point de départ épistémologique, l’universitaire américain nous demande de considérer que la philosophie est avant tout la recherche du vrai. « La philosophie est essentiellement non pas la possession de la vérité mais la recherche de la vérité », écrit Leo Strauss. Cette distinction est essentielle : la philosophie classique ne prétend pas accéder à la vérité ; elle déclare toutefois la rechercher. Ce point de départ doit amener à considérer que la pensée philosophique est capable d’universaliser et de s’extraire de son contexte historique ; sans cette prétention, le travail philosophique de recherche de la vérité est impossible. C’est ce point de départ qu’avaient adopté les Grecs considère Leo Strauss : « La plupart des philosophes classiques tenaient la cité pour la forme parfaite d’organisation politique, non point parce qu’ils ignoraient toute autre forme, ni parce qu’ils suivaient aveuglément la voie frayée par leurs ancêtres ou leurs contemporains, mais parce qu’ils se sont rendus compte […] que la cité est essentiellement supérieure aux autres formes d’association politique ». Ainsi pour l’universitaire, ce n’est pas parce que les Grecs étaient prisonniers de leur époque qu’ils privilégiaient le régime de la cité, mais parce que, par la raison, ils considérèrent cette forme d’association politique comme la meilleure.
Leo Strauss considère ensuite que la deuxième démarche méthodologique à adopter est de comprendre les auteurs comme ils se comprenaient eux-même. Cette démarche invite à dépasser la tentation de l’anachronisme, c’est-à-dire la transposition de notre vision et notre pensée moderne sur les formes du passé. Cette façon de comprendre l’auteur comme il se comprenait lui-même s’appelle l’objectivité : la vérité est dans l’objet même de la pensée, non dans le sujet qui pense l’objet. « La tâche de l’historien de la pensée est de comprendre les penseurs du passé exactement comme ils se comprenaient eux-même, ou encore de redonner vie à leur pensée en suivant leur propre interprétation. Si nous abandonnons cette fin, nous abandonnons le seul critère praticable de »l’objectivité » dans l’histoire de la pensée. »
Enfin, cette démarche méthodologique doit être poussée à l’extrême. Leo Strauss estime que le penseur moderne doit se mettre radicalement à la place du penseur du passé, jusqu’à imaginer qu’il puisse avoir raison : « Notre compréhension du passé est susceptible d’être autant plus adéquate que l’historien est moins convaincu de la supériorité de son propre point de vue, ou qu’il est plus disposé d’avoir quelque chose à apprendre, non seulement à propos des penseurs du passé, mais des penseurs du passé eux-même. »
En définitive, cette épistémologie développée par Strauss n’est pas moins qu’une invitation à rompre radicalement avec notre façon de voir et d’étudier le passé. « Pour comprendre un enseignement sérieux, écrit l’universitaire, il nous faut y être sérieusement intéressés, il nous faut le prendre au sérieux, en d’autres termes il nous faut être prêt à envisager l’éventualité qu’il soit tout simplement vrai. » Cette démarche straussienne est à rebours de la considération moderne pour les choses du passé. L’orgueil du moderne le conduit à mépriser le passé. Les penseurs du passé se trouvent abaissés au rang d’auteurs « intéressants » d’un point de vue historique, tandis que la dimension philosophique de prétention à la recherche de la vérité est occultée, voire raillée. À l’inverse, Leo Strauss souhaite justement que nous fassions le pari que les Anciens ont eu raison contre les modernes.
Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.