Paul-François Paoli est écrivain et journaliste au Figaro. Il vient de faire paraître À vrai dire (Cerf), un livre d’entretiens avec le philosophe et académicien Jean-Luc Marion. Dans cet ouvrage, celui-ci aborde les grands thèmes de sa pensée (amour, donation, vérité), mais également son parcours ainsi que les crises de notre temps.
PHILITT : Philosophe de stature internationale, phénoménologue novateur, catholique engagé, académicien… Le parcours et l’œuvre de Jean-Luc Marion impressionnent. À quelle occasion avez-vous découvert son travail ?
Paul-François Paoli : J’étais tombé voici quelques années sur Le Visible et le Révélé qu’il avait publié au Cerf et cela m’avait beaucoup intrigué. Je n’y avais pas compris grand-chose mais j’avais insisté car les thématiques m’intéressaient. C’est un philosophe très difficile. Lire un livre de Jean-Luc Marion suppose de travailler. La philosophie n’est pas une affaire d’opinion mais de concepts et d’arguments.
Quelles sont les ressources que vous trouvez chez Jean-Luc Marion ? Qu’est-ce qui vous séduit chez lui ? L’inventeur de concepts (donation notamment), l’érudition du théologien catholique, l’exigence de sa pensée en général ?
Au début, j’ai été sensible aux thématiques qui émergeaient de ses livres plus qu’aux concepts qui sont les siens et que j’ai entrevus par la suite. La thématique du nihilisme d’abord qui est fondamentale chez lui. Jean-Luc Marion a pris très au sérieux cette problématique inaugurée par Nietzsche et poursuivie par Heidegger, pour qui le nihilisme est devenu en quelque sorte le destin de l’Occident. Face à ce défi du nihilisme, nous opposons le discours dérisoire des « valeurs », un discours qui est celui de Comte-Sponville ou d’Axel Kahn. Ces gens n’ont, à mon sens, rien compris au défi du nihilisme. Les valeurs républicaines et laïques par-ci, chrétiennes par-là, avec un peu de Montaigne par-ci, avec un peu Camus par-là… Marion démontre philosophiquement ce que j’avais personnellement ressenti depuis longtemps : la précarité de ce discours. « Nos valeurs » : Qui ne ressent le narcissisme absurde de ce genre de propos ? Dans une société hédoniste individualiste comme la nôtre, tout le monde regorge de valeurs ! Mais où est passé la quête d’une Vérité qui soit fondamentale ou décisive ? Si celle-ci a disparu, pourquoi ce bavardage sur les « valeurs » ? La foi catholique n’est pas une affaire de valeurs, voilà ce que rappelle Jean-Luc Marion ! Je ne me définis pas comme catholique ni comme chrétien, mais, si je me définissais ainsi, je serais scandalisé qu’on fasse de la Vérité à laquelle je crois une valeur ! Enfin, ce qui m’a séduit est que sa pensée offre une alternative à la doxa thomiste où la foi est, en quelque sorte, la consécration d’une rationalité qui garantit la cohérence du réel.
Marion déplace le débat convenu sur la partition binaire et scolaire entre la raison et la foi. Ce qu’il écrit peut choquer à certains égards. Il n’ y a pas plus de raison de vivre que d’aimer, car la vie, comme l’amour, procède d’un don qui nous échappe et que nous ne pouvons pas maîtriser. La pensée de Marion va à rebours de la métaphysique de la volonté des philosophes existentialistes laïques. Qui ne sent que Sartre et Camus sont devenus obsolètes ? À l’époque où il écrivait La Peste, Camus voulait redonner son titre de gloire à l’humanisme, mais le règne de la techno-science sur nos vies change la donne. Qui croit encore à la vision laïciste boy scout d’un Camus face aux défis qui nous attendent dans le domaine de la fabrication du vivant, de l’euthanasie ou du droit au suicide ? Il me semble que la pensée de Marion réduit ici l’humanisme athée à une sorte d’oxymore. L’athéisme conséquent sape l’idée même de dignité humaine car celle-ci devient impossible à fonder, elle relève justement du domaine aléatoire des valeurs. Et qui crée les valeurs ? Nous pouvons aussi bien les décréer, ce que ne se privent pas de faire certains anti-spécistes qui effacent en ce moment même les frontières entre l’humain et l’animal. Quand on écoute ce que dit un Pascal Picq, par exemple, qui évoque la « culture des Bonobos » et des grands singes, on est effaré ! En déconstruisant l’anthropocentrisme laïque et rationaliste, Marion participe d’une critique éclairée de l’optimisme des Lumières sans pour autant céder à la tentation réactionnaire d’un retour à l’âge théologique.
Qu’est-ce qui vous a motivé à faire ce livre, cette « conversation », avec Jean-Luc Marion ? Dans son avertissement, Jean-François Colosimo dit que vous souhaitiez faire découvrir le philosophe « autrement ». De quelle manière ?
Je trouve la pensée de Marion stimulante tout simplement. Le propre d’un penseur n’est pas de vous convaincre qu’il a raison mais de vous forcer à réfléchir. « La philosophie sert à nuire à la Bêtise », disait Nietzsche. Et je trouvais incroyable que ce penseur soit si peu lu dans les milieux catholiques que j’ai beaucoup fréquentés depuis mon adolescence et où j’ai rencontré des gens formidables. En somme, j’ai fait mon travail de journaliste. J’ai donc beaucoup lu et travaillé avant de réaliser cet entretien. Je voulais aussi que l’entretien soit vivant, à rebours d’un épouvantable jus de crâne. On y entre et on en sort un peu comme l’on veut.
La langue de la phénoménologie, tradition dans laquelle Jean-Luc Marion s’inscrit, est technique et déroute les non-initiés. Ceci dit, Le Phénomène érotique avait rencontré un succès qui allait au-delà du seul cercle universitaire. À quel type de lecteurs s’adresse son œuvre ?
Aux catholiques d’abord, mais aussi à tous ceux qui sont concernés par les grands débats sur le relativisme ou la question de la Vérité. Dans le monde où nous sommes entrés, l’opinion du quidam sur Facebook possède une charge de vérité. Chacun croit que son opinion est un argument en soi et instaure ainsi avec les autres une relation tyrannique. C’est cela aussi l’effet du relativisme ambiant. Les individus narcissisent leurs opinions qu’ils transforment en pseudo valeur. La lecture de Marion renvoie cela au néant. La philosophie est d’abord un exercice de rigueur ce n’est pas une affaire d’opinion d’humeur ou de « ressenti », comme l’on dit aujourd’hui à tout propos. Par ailleurs aussi techniques soient les travaux de Jean-Luc Marion, ils abordent des domaines (l’amour, l’érotisme, la vanité ou encore le suicide) qui nous concernent tous.
La personnalité forte de Jean-Luc Marion, mélange de profondeur et de causticité, transparaît bien dans vos échanges. La conversation a-t-elle été musclée par moments ?
Oui, mais pas assez à mon goût. Marion a un tempérament de bretteur et il ne dédaigne pas la controverse. Mais il ne veut pas trop s’aventurer dans des domaines non philosophiques.
À la lecture du livre, on apprend que Jean-Luc Marion a participé à l’aventure des « nouveaux philosophes ». Dans quelle mesure ? Et comment expliquer que sa trajectoire fut si différente de celle d’un Bernard Henri-Lévy ou d’un André Glucksmann ?
L’homme n’est pas exhibitionniste et il a tendance à fuir les feux de la rampe. Nonobstant, il ne dédaigne pas toujours de mouiller sa chemise. Il fallait à l’époque mettre un terme à l’hégémonie idéologique du marxisme qui régnait à l’université et Jean-Luc Marion a mis la main à la pâte notamment dans le sillage de Maurice Clavel. Comment pourrait t’on lui donner tort ?
Jean-Luc Marion ne partage pas les préoccupations des conservateurs qui s’inquiètent d’un supposé déclin français ou catholique. Est-ce que cela vous a surpris ?
Non, cela ne m’a pas surpris. La France n’est plus catholique, c’est un pays spirituellement à la dérive, je le déplore, moi qui ne suis pas assez croyant pour me contenter de la foi. Moins on est croyant et plus on accorde, c’est vrai, de l’importance aux questions identitaires et aux rituels. Je pense que les deux positions sont légitimes et respectables, complémentaires même, à certains égards. Pour moi l’histoire de France et de sa civilisation sont inintelligibles sans l’imprégnation catholique. Notre civilisation est tout simplement impensable sans le christianisme.
De manière générale, Jean-Luc Marion refuse les termes du débat tels qu’ils sont imposés par la société médiatique (sur l’identité, sur l’islam, sur l’immigration). Comment le journaliste que vous êtes interprète-t-il la méfiance du philosophe ?
Marion refuse de se laisser enfermer dans des débats binaires qu’il juge stériles. Nonobstant, et ici je diverge d’avec lui, je pense qu’il faut prendre très au sérieux cette notion de « déclin de l’Occident » dont Spengler et Valéry ont été les visionnaires, parmi tant d’autres. Nos élites décadentes sont dépourvues de toute puissance d’affirmation, c’est même en cela qu’elles sont décadentes à mes yeux. Elles sont dans la perpétuelle défensive, depuis la déconstruction de l’Histoire ici à la repentance par là. D’une certaine manière, il faut admettre que l’hypothèse d’une islamisation de la France, telle que peuvent l’entrevoir des esprits aussi différents que Houellebecq ou Onfray, n’est pas du tout invraisemblable dans la durée. Après tout, ceux qui vivront verront…
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