Le plus français des écrivains : Aragon

À l’image de l’influence d’Aragon sur la France de son époque, son œuvre témoigne du refus de la séparation entre l’écriture et le réel. D’abord tiraillé entre la tentation de l’action et celle de la poésie, il comprend peu à peu que le chaos de son siècle appelle la réunion de l’une et l’autre, la langue d’un peuple étant l’instrument par lequel son histoire s’accomplit, dans les drames de la guerre comme dans les sentiments du quotidien. Sous sa plume, la langue française ressuscite le glorieux passé d’un pays qui doute de son avenir.

Louis Aragon vers 1929

La vie d’Aragon, qu’on l’envisage sous ses aspects les plus intimes ou à travers ses éclats publics, ressemble à l’histoire du XXe siècle français. Elle n’en est pas la synthèse, mais plutôt le reflet foisonnant, dense et chaotique. Sur cette vaste fresque, vécue autant qu’écrite, les figures artistiques, les rencontres humaines et les idéologies politiques s’entremêlent sans jamais trouver de dénouement aux tensions qui les animent. L’œuvre et la vie se reflètent l’une dans l’autre.

Aragon naît dans un Paris qui célèbre chaque soir Réjane au Théâtre des Variétés et s’éteint au lendemain de la légalisation des radios libres. Sa vie est un grand écart entre une IIIe République qui cache encore les enfants adultérins comme lui et la France mitterrandienne du programme commun qu’il soutient. Lorsqu’il fait ses premiers pas en littérature, Gide règne sur les lettres françaises ; un demi-siècle plus tard, Aragon ouvre Les Lettres Françaises à Sollers et Godard. Aucune génération n’aura connu de bouleversements plus profonds et plus rapides que ceux auxquels la sienne aura assistés, en les acceptant souvent à contrecœur.

Aragon, au contraire, s’attache à épouser les événements et les tendances artistiques avec la fougue intarissable d’un perpétuel adolescent. L’époque n’est jamais plus neuve que son regard et sa plume : en cela, il s’inscrit dans les pas d’illustres antimodernes comme Baudelaire ou Apollinaire. Son exaltation de l’action présente, épousée tout entière à chaque instant, avec une conviction qui s’autorise jusqu’à la mauvaise foi, l’empêche d’être l’homme d’une génération, comme Mauriac ou Giono sont ceux de la leur. Aragon n’est pas l’écrivain d’un style ou d’un courant, mais il n’est pas non plus celui d’une époque : il est celui de tout un siècle, dont il épouse les sursauts et les revirements avec un engouement sans faille.

Décoré de la croix de guerre une première fois lors de la Grande Guerre, il l’est de nouveau pour son courage lors de la campagne de 1940, alors même qu’il appelait ardemment à sauver la paix par tous les moyens – y compris par les compromis les plus périlleux avec l’Allemagne. Surréaliste zélé aux côtés de Breton et Desnos, il ne quitte pas le mouvement au moment où celui-ci se déchire sur le cas Trotski, mais lorsque ses propres explorations littéraires le conduisent à renouer avec le roman. Celui qui écrit en 1931 : « La religion, la patrie / La propreté, les propriétaires / Ah fusillez fusillez-moi ça ! »1, écrit dix ans plus tard le poème ultime de la Résistance et de la réconciliation, La Rose et le réséda : « Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas / Un rebelle est un rebelle / Nos sanglots font un seul glas »2. Le fou d’Elsa, après la mort de celle-ci, s’affiche aux bras de jeunes amants, parfois travesti, et s’amuse à porter masques et costumes lors des très sérieuses réunions du Parti Communiste – il offre l’inconvenante Joconde de Duchamp à un Georges Marchais médusé quelques années avant de mourir.

L’histoire d’un pays par sa littérature

Louis Aragon et Elsa Triolet

Si la virtuosité de sa poésie est aisément reconnaissable, il n’y a pas de style Aragon à proprement parler, mais plutôt une manière de faire, un art de forger les phrases et d’amener les idées. On trouve, parmi les traits les plus admirables de son écriture, cette aisance feinte avec laquelle il ressuscite des tournures archaïques ou idiomatiques, cauchemars des traducteurs comme des francophones n’ayant pas le français pour langue maternelle. C’est la mémoire collective d’une langue ni tout à fait vivante ni tout à fait endormie qui se voit ainsi convoquée, aussi inexplicablement qu’instinctivement : « Je n’avais amour ni demeure / Nulle-part où je vive ou meure »3. Le subjonctif, évident mais mystérieux, associé à l’omission du premier « ni », suffit à conférer à ces deux vers une envoûtante résonance.

En effet, la poésie d’Aragon se caractérise avant tout par ses résonances quasi incantatoires. Celles-ci peuvent tenir à la sonorité des mots qu’il manipule, avec une ingéniosité qui confine parfois au jeu de mots, là encore dans une tradition éminemment française : « Où faut-il qu’on aille / Pour changer de paille / Si l’on est le feu / À moins qu’il ne faille / Si l’on est la paille / Fuir avec le feu / La paille est si tendre / Mais vouloir l’étendre / Étendra le feu / Qu’on tente d’étreindre / Or il faut l’éteindre »4. Mais elles peuvent aussi naître du mélange des registres et des évocations propres à l’usage partagé que nous avons de la langue : « Demoiselle de Sarrebrück / Qui descendais faire le truc / Pour un morceau de chocolat »5. La connotation enfantine et presque grotesque de ces vers évoquant la prostitution fait appel à une conscience intime de la langue française.

L’œuvre d’Aragon ne se contente pas de dévoiler aux lecteurs l’existence inconsciente d’un langage national à travers la poésie ; elle puise également dans le patrimoine littéraire pour poursuivre l’écriture d’une œuvre sans commencement ni fin, qui se confond avec l’histoire de la langue française. Toutefois, à la différence de certains auteurs qui agissent en archivistes érudits pour exhumer des formes mortes, Aragon s’attache à les faire renaître en les confrontant au monde. À travers Rimbaud, c’est Villon, et à travers lui les chants du XIIIe siècle, que l’on entend dans le Roman inachevé, son chef-d’œuvre poétique. Même dans ses expérimentations les plus incertaines, de l’écriture automatique de sa jeunesse aux tentatives métaromanesques de La Mise à mort, Aragon poursuit son obsession, l’éternelle édification de ce monument qu’est la langue française. La recherche d’une forme nouvelle vient toujours chez lui d’une volonté d’anticiper ce que sera l’avenir et la littérature, et donc de son pays.

Pas davantage que l’histoire de la langue française la quête littéraire d’Aragon ne connaît de dénouement ou de résolution. Sa mort ne marque en rien l’achèvement de son œuvre ; s’il était mort dix ans plus tard, sans doute eût-il traversé de nouvelles phases de création. Et pourtant, La Semaine sainte, paru en 1958, constitue peut-être son apogée romanesque. Le militant communiste, qui appelait quelques décennies plus tôt à brûler toutes les œuvres du passé, y raconte l’épopée des Cent Jours dans la langue la plus pure qui soit. Si les intentions restent militantes – montrer aux Français que leur histoire les mène inexorablement vers le socialisme –, le style atteint une perfection qui fait d’Aragon le seul écrivain à égaler Proust dans son domaine. Ironiquement, c’est donc dans le classicisme qu’il atteint le sommet de son art.

Un destin français

Georges Marchais et Louis Aragon en 1981

À défaut de pouvoir séparer l’homme de l’artiste, entreprise aussi vaine qu’absurde tant Aragon a lui-même à cœur de lier son œuvre à sa vie, la tentation demeure chez certains de distinguer, au sein de l’œuvre elle-même, la poésie pure de son prétendu dévoiement politique. Certes, le cas Aragon semble plus simple à trancher que le cas Céline : la médiocrité d’Hourra l’Oural permet à la fois d’écarter sa période la moins inspirée artistiquement et la plus douteuse politiquement, quand le talent de Céline éclate jusque dans les pages les plus violentes de ses pamphlets. Pourtant, pas davantage chez l’un que chez l’autre le style ne relève de la forme, de laquelle on pourrait soustraire les idées pour en apprécier la beauté : le style est un engagement politique en lui-même. Contrairement à l’Italie ou l’Allemagne, qui peuvent revendiquer une véritable poésie politique, la (bonne) poésie en France n’est jamais politique, la politique y étant la continuation de la poésie par d’autres moyens.

Cet engagement total, qui donne à voir l’union parfaite entre le poète et le militant, n’est nulle part aussi manifeste que dans la fidélité d’Aragon au Parti Communiste, dont il intègre les instances dirigeantes après la guerre. Il ne renie jamais le Parti, ni devant les évidences des crimes staliniens, ni à l’occasion de l’arrestation de son « beau-frère » Maïakovski par les autorités soviétiques, ni après le « coup de poignard sur [ses] paupières »6 de l’intervention russe à Budapest, ni après l’humiliation qu’il subit en présentant des excuses après avoir publié un portrait de Staline par Picasso jugé insultant.

Les raisons de cette fidélité envers et contre tout, y compris contre lui-même, font l’objet d’interprétations contradictoires. Rarement avancée, l’hypothèse d’un engagement envers le passé est pourtant la plus convaincante. Quand tant d’hommes de sa génération font acte de bravoure pour rester fidèles à leurs idées, même s’il leur faut pour cela changer de camp, de parti ou de patrie, au nom de la responsabilité individuelle, Aragon s’impose une fidélité quasi religieuse à son engagement d’un jour – et donc d’une vie. Préférant avoir tort avec le Parti plutôt que raison contre lui, quitte à tenter de l’infléchir de l’intérieur, il pousse l’intransigeance jusqu’à défendre le pacte germano-soviétique… avant d’entrer dans la Résistance. Il s’y distingue alors autant en homme d’action qu’en homme de lettres : l’aviation britannique largue des feuillets sur les villes françaises sur lesquels est imprimé La Rose et le réséda.

Son parcours politique n’est pas celui d’un héros visionnaire, ni celui d’un intellectuel au-dessus de la mêlée. C’est celui d’un homme qui agit confusément, par tous les moyens dont il dispose, en subissant des contradictions permanentes. En cela, son destin n’est pas celui d’un génie – il n’y a par définition pas de génie qui soit simplement « français » – mais un destin français, bien davantage que celui d’hommes libres comme Camus ou Malraux. Si les œuvres de ces derniers ont une dimension universelle, celle d’Aragon est écrite au plus près de la réalité du pays, comme en atteste la description du quotidien paisible et inquiet de l’Occupation qu’il livre dans Zone Libre, l’un de ses plus beaux poèmes. Consécration de cette proximité avec les Français, ses poèmes, mis en musique par des chanteurs populaires après la guerre, conquièrent les ondes radiophoniques et le paysage sonore de la France des Trente Glorieuses, pour le plus grand bonheur de celui qui dénonçait jadis la publicité, les modes et la culture de masse.

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1 Persécuté persécuteur, 1931

2 La Rose et le réséda, 1943

3 Bierstube Magie allemande, in Le Roman inachevé, 1956

4 Le Vaste Monde, in Le Roman inachevé, 1956

5 Bierstube Magie allemande, in Le Roman inachevé, 1956

6 Prose du bonheur d’Elsa, in Le Roman inachevé, 1956