Chercher aujourd’hui « l’écrivain le plus français » revient à s’interroger sur le caractère français, à écosser les milles peaux mortes des stériles débats identitaires modernes pour en retrouver l’essence. À ce titre, Paul Valéry, son œuvre, sa carrière, où le pessimisme rencontre si brillamment la ferveur, mérite cette ultime élection.
Parmi les célébrités littéraires qui viennent à l’esprit face à la question de l’« écrivain le plus français », Paul Valéry n’est certainement pas le premier à émerger. Chateaubriand, Racine, Balzac… les mastodontes ne manquent pas. Mais la célébrité des auteurs amène immanquablement à passer à côté du sujet et les termes de ce débat, délicieusement désuet au demeurant, ne sont plus ceux qui l’ont vu naître.
Dans l’effervescence des nationalités et la concurrence des peuples européens des deux siècles derniers, la dimension géopolitique de cette question la rendait particulièrement sensible. Tandis que les Allemands, les Italiens ou les Anglais s’incarnaient avec évidence dans Goethe, Dante ou Shakespeare, l’hétérogénéité de la littérature française et l’importance de son panthéon rendaient impossible l’élection d’un ambassadeur unique que la France, unanime, puisse déléguer à la tribune de l’esprit. Si cela ne manquait pas d’entretenir un orgueil certain, cette indécision avait ses inconvénients : l’abondance des lauriers diluait la gloire, nous privait de représentant et condamnait l’unanimité du collectif national.
Aujourd’hui, l’importance de cette question est plus que relative et les enjeux ont changé. Les vanités entre Européens se sont estompées et, l’orgueil désormais tourné vers le reste du monde, on se résigne assez gaiement à la multitude de la compagnie que nous envoyons à ce banquet. Au fond, accéder au génie, c’est aussi se donner à l’humanité : dans les atmosphères où nos plus grands écrivains ont porté la littérature, nous avons perdu bien des titres de propriété. L’universalisme moderne devait nous en rendre bien satisfaits.
Dès lors, la question doit s’en trouver changée et elle implique désormais de chercher une définition, de retrouver l’essence d’un caractère français qu’un auteur, qu’une œuvre puissent incarner. C’est cet exercice de définition qui décide de la question : l’incarnation de ce caractère dépasse largement les seules questions de style, de thème ou de célébrité. À ce compte, la formulation même de la question a quelque chose de redondant : en France, seul un écrivain peut incarner l’esprit national. C’est déjà dire beaucoup de ce que nous sommes, de la puissance que nous prêtons à l’esprit pour façonner le sort de cette matière boueuse qu’est le destin humain. C’est le point de départ de notre définition : elle nous mène droit à Valéry.
Au royaume de l’esprit
Toiser les choses et n’y voir que des Idées, jurer allégeance à la raison mais n’espérer que dans la poésie : tels sont les symptômes les plus caractéristiques de l’esprit français que la contradiction structure jusqu’à l’essence. C’est en effet cette contradiction qui confère à la littérature la place décisive qu’elle occupe dans le destin national. Il y a, en France, une indécision fondamentale quant au plan dans lequel se jouent les choses, une tentation du temporel au cœur même de la confiance dans le spirituel. Qu’on ne s’étonne pas des prétentions politiques dont nombre de nos auteurs ont fait démonstration. Quentin Jacquet l’a évoquée il y a quelques jours pour Chateaubriand. Cette ambivalence est également valable pour Hugo, Stendhal, Morand, Perse, Giraudoux et tant d’autres. Ces ambitions ne sont pas seulement vanités : elles témoignent d’une conviction, dont les racines sont profondes, en l’efficience de l’esprit parmi les choses, en l’effectivité des idées sur l’action. Elles signent l’interpénétration audacieuse du spirituel et du temporel. Elles témoignent, non pas d’une habitude ou d’un contexte social, mais bien d’un caractère particulier où les idées, toujours, président aux choses.
Dès lors, l’esprit français s’incarne à merveille dans une œuvre tout entière dédiée à ce chemin bâtard entre la philosophie, la politique et la littérature sur lequel rayonnent les Variétés. Œuvre prométhéenne où l’esprit descend de son Olympe pour pétrir l’argile du destin humain ! Œuvre au chevet de l’homme qui donne au vulgaire des choses les viatiques de la culture et de l’art ! Quelques-unes des plus belles pages de la prose française n’appartiennent pas à la fiction, ne relèvent pas de la poésie et je ne crois pas que d’autres peuples aient jamais élevé le commentaire politique à un tel degré de littérature, qu’il existe ailleurs une tradition littéraire telle que celle qui mène de Voltaire à Paul Valéry.
Qu’on relise La crise de l’esprit ou les Notes sur l’esprit européen pour se convaincre que dans l’exercice du commentaire politique, des pages entières ne se doivent qu’à la littérature. Paul Valéry est bien ce Français pour qui l’actualité, la boue, les ruines valent aussi bien que les rois danois ou les barques qui scindent les Enfers. En France, les lettres sont cet esprit qui ne dédaigne pas la matière, qui cherche le Beau au milieu des baraques des foires, qui érige la beauté sur l’ennui crasse de la bourgeoisie, dans ce pays où des révolutionnaires rêvent de l’Être Suprême et où des Républicains applaudissent au passage de l’Aigle.
Ferveur et pessimisme
Cette porosité entre les idées et le réel est plus qu’une philosophie : elle est un acte de foi dont l’existence de Paul Valéry témoigne au plus haut degré. Celui qui longtemps espéra que les intellectuels puissent apporter la paix à l’Europe au bord du gouffre, qui eut confiance en un esprit où « le sens critique, l’imagination, la confiance et le scepticisme sont curieusement alliés » pour « essayer de sauver cette Europe dont il a fait la valeur moderne », celui qui pensait qu’il ne valait « pas la peine de songer à abolir les guerres, si l’on ne s’occup[ait] en profondeur à éliminer la bestialité » et qui mit à cette œuvre les seuls moyens de l’esprit, celui-là incarne mieux que quiconque l’ambition et l’ambivalence décisive du caractère français. Car cet esprit, c’est celui même de la Révolution, des Lumières et de la Religion. C’est la reconnaissance de la puissance des mots et la preuve d’une ferveur fantastique pour laquelle nulle dialectique n’est insurmontable. Paul Valéry fut cet homme de l’espoir et des réconciliations impossibles, entre la France et l’Europe, la province et Paris, la Poésie et la Science. Peut-on trouver incarnation plus manifeste de cette ambition française que cet intellectuel dont le nationalisme même préside au sentiment européen, que ce parisien mondain qui écrivit le Cimetière marin, que ce poète qui se piqua de sciences et se passionna pour la physique ?
Cette ferveur française conduit naturellement à une qualité secondaire, non moins décisive et dont Paul Valéry, encore, est le plus évident représentant. Face à l’échec de la raison à ordonner le chaos, face à l’impuissance manifeste de l’esprit sur la déraison du monde, comment un peuple nourrissant des espoirs aussi démesurés pourrait-il éviter de sombrer dans le pessimisme ? L’obsession française pour la décadence, le désespoir qui toujours gît au cœur de nos plus grandes œuvres, découle de cette ferveur primordiale et détermine le visage douloureux que nous ne cesserons d’offrir à nos voisins. Le déchirement du temporel et du spirituel nous est tragédie, et les livres français, des Mémoire d’Outre-Tombe à la Chartreuse de Parme, des Confessions d’un enfant du siècle aux Variétés, furent autant de sutures sur cette plaie béante.
Mais c’est encore, malgré tout, un pessimisme qui ne cesse jamais complètement de croire. Paul Valéry incarne mieux que quiconque ce pessimisme français, séminal, qui élève ses plus grands édifices dans la perpétuelle conscience que les « civilisations sont mortelles », que les vanités nous gouvernent. Sur la terrasse d’Elseneur, Paul Valéry rédige ses plus belles pages face au fracas de la débâcle européenne et c’est quand il toise le désordre du monde que s’élèvent les paroles impeccables. Ici, les crânes blanchis appellent la ferveur et dans la déception, entre spleen et idéal, le Français trouve sa force et se console, car « entre des souvenirs merveilleux et des espoirs démesurés, […] il songe malgré lui que le pessimisme a produit quelques œuvres du premier ordre ». Ce pessimisme, ce désespoir et cette ferveur tout ensemble, n’existent nulle part ailleurs : elles sont le caractère partagé, profond, d’un peuple qui ne cessa d’espérer au plus haut degré et de voir ses espoirs trahis, qui ne se lassa pas de poursuivre l’utopie malgré la vanité du destin.
Dans les années 1930, les contemporains de Valéry répondirent à la question que l’on se posait depuis le XIXe siècle et que nous renouvelons aujourd’hui : quand il fallut dépêcher quelqu’un pour tenter de sauver les amitiés européennes, c’est Valéry qu’ils envoyèrent, en tournée de conférences ou à la tribune de la Commission Internationale de Coopération Intellectuelle, comme le plus éminent, le plus évident, des ambassadeurs de l’esprit et de la culture française. Un siècle plus tard, cette place lui revient encore. Elle consacre cet esprit contradictoire et fervent qui, plus que tout, est l’essence de l’esprit français. Elle honore un homme dont les lettres, conciliant au plus haut degré la beauté et l’action, disent tant de l’histoire d’un pays, de la mentalité d’un peuple où l’esprit et et la plume furent si décisifs et tellement impuissants.
Paul Valéry est cet l’auteur qui incarne la France, le caractère si particulier de ce peuple où scepticisme et confiance cohabitent, où le désespoir et l’utopie se côtoient, où l’esprit toujours coudoie les tribulations matérielles. Que nous importe de briller en envoyant sur le théâtre du monde ces monuments dont la gloire est inégalée ? Pour ma part, je préfère offrir un visage plein de larmes et d’espoir, celui d’un poète qui espéra que les mots puissent pétrir le destin et que malgré nos vanités, nos œuvres puissent nous transcender. Ce visage, pour plus humble qu’il soit, est aussi plus sincère.
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