L’extrême droite identitaire : stade suprême de la modernité ?

Il est probable que la crise multiforme que nous vivons touche pour partie au type d’humanisme élaboré en Occident au XVIIIe siècle. Interroger les limites et les contradictions de cet humanisme ne signifie pas lui dénier toute valeur ou refuser de reconnaître à son actif certaines réalisations bénéfiques. C’est à lui que l’on doit la consécration par le droit d’une égale dignité des personnes humaines ; à lui que l’on doit également l’État de droit qui, bien qu’il puisse être à tout moment battu en brèche par le pouvoir exécutif (notamment à travers les dispositifs d’état d’exception qu’a bien étudiés le philosophe italien contemporain Giorgio Agamben) et qu’il ne suffise pas à réaliser la démocratie, est cependant une condition importante de cette dernière.

Reste que cet humanisme a échoué sur au moins deux fronts principaux : sur le plan économique et politique, il n’a pas su empêcher l’extension d’un capitalisme colonisateur des peuples et prédateur des ressources. Sur le plan spirituel et moral, il n’est pas parvenu à proposer une vision de la vie bonne à même de subordonner l’intérêt ou le bien-être d’une minorité de l’humanité au bonheur de tous les hommes. En ne posant pas un bien extérieur à l’être humain, en faisant de la volonté le critère des valeurs, il s’est rendu incapable de combattre la volonté de puissance si profondément enracinée en l’homme. Il aboutit logiquement au nihilisme : l’homme s’affirmant lui-même jusqu’à l’auto-destruction et la défiguration du monde. Historiquement, il n’a pas tenu ses promesses de progrès comme l’illustrent les tragédies successives du XXe siècle. Finalement, il n’a pas su réaliser en fait ce qu’il proclame en droit : les conditions d’une vie digne pour tous et une action politique véritablement au service des personnes. Au niveau mondial, en effet, ce qui s’est imposé sous nos yeux est un autre type d’universel : l’universel abstrait de l’argent ayant pour loi sa propre maximisation et pour effets le creusement des inégalités et la destruction de la nature.

Si notre confiance dans les forces politiques institutionnelles « de gauche » est, pour le moment, limitée, c’est parce que nous observons que leur critique du « modèle » actuel consiste, dans le pire des cas, en une simple réforme du capitalisme ou, dans le meilleur des cas, en une abolition du capitalisme sans aucune remise en cause sérieuse de l’humanisme moderne qui le sous-tend. Il faudrait donc articuler une pensée et une proposition pratique combinant la critique raisonnée de l’humanisme, la conservation de ses bons aspects et le remplacement de ses pires effets, tâche à l’évidence extrêmement difficile à accomplir.

En France, la critique de la modernité est un thème privilégié de l’extrême droite. Par « modernité », celle-ci comprend notamment l’égalité, les droits de l’homme, l’érosion de l’autorité politique et du respect de l’ordre social. À travers elle, c’est donc l’humanisme des Lumières qui est mis en cause. De nos jours, un courant politique, agrégé ou gravitant autour de la pensée et la personne d’Éric Zemmour, prétend poursuivre ce procès. En réalité, l’extrême droite est non seulement incapable d’opérer une critique fructueuse de la modernité (notamment parce que son attachement au capitalisme est trop ancré) mais aussi parce qu’elle en incarne et en accentue nombre des aspects les plus néfastes, ce que trois phénomènes peuvent servir à démontrer.

L’humanisme moderne opère une séparation stricte entre « la religion » et « la politique » et dénie à la première toute prétention à penser et à organiser la vie publique. La religion est avant tout présentée comme un choix individuel, une spiritualité et une morale personnelles. Zemmour ne cesse de répéter que « la religion est purement privée ». Il oppose à l’Islam le préjugé moderne par excellence selon lequel l’individualisation du sentiment religieux est acceptable mais que l’action politique conduite sur une base religieuse ne l’est pas. Son approche du catholicisme ne diffère pas de son approche de la religion en général et de l’Islam en particulier. Seulement, soucieux de s’attirer les faveurs de l’électorat catholique conservateur et séduit en imagination par une certaine chrétienté aujourd’hui disparue, il se rapporte au catholicisme en tant que « culture ». Cette réduction de l’idéal de vie chrétienne et de la puissance spirituelle de l’Évangile à une « croyance privée » ou à un « fait de culture » est typique de la mentalité moderne anthropocentrée : la raison et l’organisation de la cité d’un côté, la foi et la religion de l’autre ; action et contemplation totalement séparées ; la politique chargée de la tâche mégalomane de « changer la vie », la religion appréhendée en tant qu’émoi subjectif ou en tant qu’élément patrimonial à conserver ; pour garantir l’étanchéité entre la religion et la politique, la laïcité transformée en « valeur cardinale de la République » alors qu’elle est avant tout un principe d’organisation sociale distinguant l’Église de l’État et assurant aux citoyens la liberté religieuse.

Le discours de Zemmour est marqué par le volontarisme. L’un de ses postulats, qu’on pourrait qualifier de métaphysique, est que le bien est défini par la volonté et non pas qu’il est une vérité à recevoir de l’extérieur. La première attitude conduit au solipsisme moral : l’homme est défini comme un être autofondé et ses principes moraux sont définis relativement à sa subjectivité. L’idée d’une vérité transcendante à l’homme est battue en brèche. La deuxième position conduit au décentrement de l’homme et au théocentrisme. Dieu est identifié au bien véritable et la seule légitimité de la politique est dans la réalisation de sa volonté. La Doctrine sociale de l’Église catholique se propose de décrypter la volonté de Dieu dans l’ordre politique. La finalité de la politique est qualifiée de « bien commun » : « ensemble des conditions sociales permettant à la personne d’atteindre mieux et plus facilement son plein épanouissement ». Parmi ces conditions, les biens matériels sont prioritaires. Le premier devoir de l’action politique est donc de lutter pour que chaque homme ait accès à ces biens, d’où le principe fondamental de « destination universelle des biens » : les biens jugés nécessaires à la vie bonne ne doivent pas être distribués à une catégorie seulement de personnes mais affluer entre les mains de tous. Le premier travail du politique est donc de discerner quels sont ces biens et de se battre pour qu’ils soient égalitairement distribués. Cette approche ne conduit pas à la théocratie ou au totalitarisme mais à une démessianisation radicale de la politique et de ses figures. Elle assigne au politique la tâche de servir un bien qui la dépasse. La politique est ici un simple moyen. L’idéologie de Zemmour fait de la politique une fin car il n’y a rien au-dessus de la volonté des hommes. La seule fin qu’il reconnaisse à la politique, à la rigueur, est « la grandeur », c’est-à-dire la volonté de puissance nationale. On sait où tout cela mène : à la concurrence et à la violence entre États, à l’exploitation des pays et des populations les plus faibles, à la course en avant vers toujours plus de pouvoir et de moyens d’armement.

Cloîtré dans sa subjectivité et armé de sa seule volonté, l’individu moderne est prompt à percevoir dans le sentiment et l’émotion le seul critère du vrai. À l’origine, l’humanisme est une valorisation de la raison et une dépréciation de la foi. Avec le temps, la raison autonome n’ayant pas satisfait nos espoirs, on privilégie la sensibilité comme outil de jugement. Des mots à la mode témoignent de ce renversement : « ressenti », « intuition », « sincérité », … Plutôt que de penser une articulation renouvelée de la raison et de la foi (qui saurait éviter la dérive du dogmatisme assuré de posséder la vérité), nous désespérons de la raison et nous tirons de son impuissance relative à découvrir la vérité l’idée que la vérité en tant que telle n’existe pas, donc qu’il est inutile de se fatiguer à la chercher. Que voit-on à longueur d’émissions chez les Youtubeurs de la sphère nationaliste ? Non pas l’expression d’une pensée élaborée et argumentée partant du principe que la vérité ne se décèle que dans un grand effort et que nous sommes toujours en situation d’écart vis-à-vis d’elle. Bien plutôt, l’expression et la répétition de haines, de colères, de peurs. Une indigence intellectuelle extrême qui veut faire du « wokisme » le péril principal de la nation. Ce subjectivisme trouve pour conclusion logique l’esthétisation de la forme au détriment de la recherche de la vérité. Ainsi, lesdits Youtubeurs rivalisent de « style » et fascinent par leur apparence physique virile et leurs « punchlines » faciles. De nombreux individus leur vouent une sorte d’amour confinant à l’idolâtrie : ils sont présentés comme des sages porteurs de vérité, des héros voire des sauveurs. La modernité mute ici en un genre nouveau d’idéologie néopaïenne où narcissisme individualiste et culte de la force et de l’émotion cohabitent étrangement.

Ironie superbe de l’Histoire : l’extrême droite, qui prétend rompre avec la modernité, accomplit en réalité ses tendances les plus piteuses. Des hommes excités, prétendant que la vérité est affaire purement humaine, négligeant tout rapport sérieux avec ce qui de tout temps nourrit les peuples (les traditions religieuses et les trésors intellectuels abordés et travaillés avec passion et sérieux), assoiffés de pouvoir et de maîtrise totale du monde, attirent à eux une masse humaine désorientée, avide d’Absolu mais ne sachant par vers quoi se tourner. Les faux dieux que les individus adulent les empêchent de se tourner vers le Dieu qui les attend en silence au fond d’eux-mêmes et qui ne se peut découvrir que par la prière, le travail de la pensée, le combat contre l’égo. Seule de cette plongée intérieure peut naître une pensée et une pratique politiques durablement bonnes. Une telle combinaison est certes exceptionnelle mais elle surgit dans l’Histoire de façon intermittente au travers de grandes figures et de grands élans collectifs pour la vérité et la justice. Ceux-ci constituent le seul véritable antidote au nihilisme. Il est temps de rejeter Machiavel et Hobbes pour embrasser Platon et Weil.  

Soma

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