Comme tout esprit un tant soit peu lucide et saillant, Charles de Gaulle échappe résolument à la stérile querelle entre zélotes du passé et chantres de l’avenir – ou, comme l’on dirait sur BFM TV, entre conservateurs et progressistes.
On connaît son adresse du 14 juin 1960 où, invoquant le « génie du siècle », il enjoint au peuple français de tourner la page d’une colonisation aussi dépassée que les sloops, goélettes, galions et clippers : « Il est tout à fait naturel que l’on ressente la nostalgie de ce qu’était l’empire, tout comme on peut regretter la douceur des lampes à huile, la splendeur de la marine à voile, le charme des équipages. Mais quoi ? Il n’y a pas de politique en dehors des réalités. » Il y a dans, cette idée d’une prise en compte du « génie du siècle » nécessaire sans être forcément désirable, une pensée profondément enracinée car, dès 1932 et Le fil de l’épée, de Gaulle avait insisté sur le poids du contexte dans lequel s’inscrit l’action : « L’action, ce sont des hommes au milieu des circonstances. » (1)
Or, de la relation dialectique entre ces deux termes – les hommes nés des circonstances et les façonnant dans la mesure où ils tiennent compte de leurs contraintes, puis les circonstances nouvelles engendrant ou appelant alors des hommes nouveaux – naît, aux yeux du Général, une Histoire où la vie de chaque peuple est scandée par un balancier propre, oscillant entre décadence et renouveau. Ce ballet des peuples-balanciers est asynchrone, leurs oscillations tenant à la vie interne, profonde même, de chaque nation ; mais toutes sont néanmoins plongées dans un monde commun qu’embrasent de vastes changements, politiques (démocratisation, décolonisation), techniques (motorisation, industrialisation), civilisationnels (religions, consumérisme) : le « génie du siècle ».
L’oscillation particulière à chaque peuple entre affaissement et redressement tire sa dynamique de ce que l’effort est tout aussi nécessaire que mal-aimé des hommes, quand bien même ils demeurent aimantés par la grandeur qu’il permet. Aussi, c’est dans la peine qu’ils l’acceptent le mieux ; mais, une fois la nation sortie de l’abîme et redevenue sûre et prospère, la charge de l’abnégation se fait chaque jour plus insupportable, le confort obtenu la rendant à la fois plus pénible et moins nécessaire – du moins, en apparence, et, surtout, dans les désirs que, dans l’euphorie du bonheur retrouvé, l’on confond aisément avec les réalités. Les formules les plus désabusées des différents Mémoires gaulliens – qui n’en manquent pas – sont peut-être ces amères notations du moment où, dégagés des difficultés par l’effort collectif, les Français se laissent retomber dans les mêmes facilités, accommodements et désunions qui les y avaient menés. Ainsi, dans son récit de la Libération, il évoque son inquiétude d’alors face à des partis résolus à reprendre les habitudes qui avaient mené la France au désastre de juin 1940 : « Alors que la confusion et l’impuissance des pouvoirs avaient été les causes directes du désordre social et moral, de la faiblesse diplomatique, de la faillite stratégique, enfin du renoncement national, qui nous avaient jetés aux abîmes, quel génie malfaisant, quel roi des aulnes, nous entraînait vers les mêmes brouillards ? » (2).
Mais, si chaque peuple est animé par son propre rythme intérieur, il lui faut cependant, par ailleurs, tenir compte du « génie du siècle » évoqué dans le discours de 1960 ; devoir impératif, puisque même une nation aux mains de ses forces vives ne saurait aller contre la force des choses : ainsi, « tel politique, ayant la volonté, la durée, disposant des ressources d’un grand pays et d’un solide système d’alliances, échoue parce qu’il ne discerne pas le caractère de son temps » (3). C’est d’ailleurs en prenant de front les réalités du temps, que d’une part on trempera le caractère par l’effort d’adaptation nécessaire, et que d’autre part on redonnera à la nation et aux individus qui la composent une liberté : il s’agit d’armer un navire suffisamment puissant, et construit adéquatement à la mer qu’il s’agit d’affronter, afin d’être en mesure de fixer sereinement et librement son cap. Ainsi, en 1958, « il s’agit pour la France […] de se plier à une rude période d’adaptation afin de maîtriser l’époque moderne » (4).
Car si la dialectique du renouveau par l’effort suivi – et précédé – de la décadence par la facilité est aussi claire qu’elle est cruelle et sourdement désespérante, celle de la liberté face aux si puissantes « circonstances » est autrement plus complexe ; d’ailleurs sa solution tient davantage de l’espérance et du pari pascalien, que de la déduction logique.
Pour de Gaulle, la prise en compte froide des réalités du temps a pour but de préserver la liberté, en donnant à l’individu et à la collectivité des moyens d’actions adaptés, et donc efficaces. On se demande souvent comment l’homme parlant de la France venue du « fond des âges » a pu encourager, diriger, accélérer la transformation économique de l’après-guerre : c’est justement pour préserver cette même France qu’il s’est résolu aux déchirements de cette modernisation à marche forcée. Peu suspect d’adhésion au consumérisme, il ne peut que constater l’envie qui saisit ses contemporains face à la prospérité qui s’annonce : aussi l’économie, toujours importante, l’est désormais davantage encore « parce que tout individu est constamment en proie au désir de posséder les biens nouveaux créés par l’époque moderne ; […] parce que la rapidité et l’étendue de l’information font que chaque homme et chaque peuple peuvent à tout instant comparer ce qu’ils ont relativement à leurs semblables. Aussi est-ce là l’objet principal des préoccupations publiques. Il n’y a pas de gouvernement qui tienne en dehors de ces réalités » (5). Peu importe l’énergie qui anime la France sortie du péril en 1958, « notre pays ne peut s’accommoder de lui-même à l’intérieur et compter à l’extérieur que si son activité est accordée à son époque. À l’ère industrielle, il doit être industriel. À l’ère de la compétition, il doit être compétitif. À l’ère de la science et de la technique, il doit cultiver la recherche » (6). Partisan du « moteur » et des « forces mécaniques » dès l’entre-deux-guerres, le Général estime après-guerre que, face à des puissances industrielles telles que les États-Unis, pays-continent aux villes gigantesques et capable de produire un navire par jour au plus fort de sa mobilisation, seule une transformation profonde peut permettre à la France de ne pas être réduite à l’état de vassal.
S’il fait ce choix, c’est bel et bien par froide analyse des réalités du temps et des nécessités de l’indépendance, nullement par foi en un progrès essentiellement positif : grand lecteur de Péguy, de Gaulle s’inquiète de nombre d’aspects déstructurants et aliénants du monde moderne : « Dans le progrès général, un nuage est suspendu sur le sort des individus. À l’antique sérénité d’un peuple de paysans certains de tirer de la terre une existence médiocre mais assurée, a succédé chez les enfants du siècle la sourde angoisse des déracinés » (7). Face à ces changements inévitables et douloureux, et grâce à la maîtrise acquise par l’effort d’adaptation, il serait toutefois possible d’adoucir la condition de l’homme – le bonheur intégral étant bien entendu hors de portée, du moins ici-bas – : « Sans doute le malaise des âmes, qui résulte d’une civilisation dominée par la matière, ne saurait-il être guéri par quelque régime que ce soit. Tout au moins pourrait-il être un jour adouci par un changement de condition morale, qui fasse de l’Homme un responsable au lieu d’être un instrument » (8). Ce projet de « changement de condition morale », cette responsabilité regagnée de l’Homme dans cette modernité qui l’use comme simple moyen, devait être – notamment, mais pas seulement – le projet de la participation, empêché par la démission à la suite du référendum perdu d’avril 1969 – référendum qui, comme l’a montré Arnaud Teyssier dans son De Gaulle, 1969. L’autre révolution (9) était bien moins un suicide élégant qu’une sorte de va-tout, joué pour emporter vers une nouvelle vague de réformes une France désormais embourbée, paralysée par des élites revenues à l’avachissement dans la facilité.
Car cette réponse au « génie du siècle », sa maîtrise par l’effort afin de préserver l’humaine liberté, le retour de la France de la fin des années 1960 dans la prospérité ne va pas le permettre, tandis que le mai 68 qui focalisa l’attention avant d’imprégner les mémoires appelait moins à la réforme collective qu’au laisser-aller. En 1969, et conformément à la vision gaullienne du va-et-vient entre décadence et renouveau, le ressort est brisé : l’élan de 1958 jailli de la peur de la guerre civile, de la conscience du déclassement, du marasme économique, n’a pas résisté au retour de la concorde, à la reprise d’un rang mondial, à la prospérité retrouvée.
Cependant, les derniers Mémoires, rédigés dans cette fin de vie aux allures shakespeariennes, furent explicitement placés sous le signe de l’espoir : et de Gaulle s’était déjà décrit, en dernière ligne de ceux consacrés à la guerre, comme « jamais las de guetter dans l’ombre la lueur de l’espérance ». L’histoire, et en particulier l’histoire de France, n’étant qu’une suite de décadences et de renouveaux, l’on peut présager, espérer, faire le pari pascalien d’un renouveau à venir : il s’agit alors de laisser un héritage moral et intellectuel, pour aider aux défis des temps à venir ; sans doute est-ce, du moins en bonne part, le sens de la rédaction de ces Mémoires d’espoir. Evoquant l’échec de 1969 et la participation, le Général indique en effet : « Par-delà les épreuves, les délais, les tombeaux, ce qui est légitime peut, un jour, être légalisé, ce qui est raisonnable peut finir par avoir raison » (10).
Car, en fin de compte, si « l’action, ce sont des hommes au milieu des circonstances », c’est qu’il reste aux hommes à décider quoi faire des circonstances qui leur sont données : l’aventure de la France Libre et de la Résistance sont un grand exemple de ce qu’il reste possible pour des individus en des temps difficiles, et comment leur œuvre prendra tout son sens avec le renouveau collectif.
Lucas Favre
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(1) Charles de Gaulle, Le fil de l’épée, Paris, Perrin, 2015, p.143
(2) Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome 3 : Le salut. L’édition utilisée est celle publiée par Plon en 2019 et regroupant Mémoires de guerre, Mémoires d’espoir et une partie des Discours et messages ; la citation s’y trouve p.487
(3) Le fil de l’épée, p.98
(4) Mémoires d’espoir, tome 2 (inachevé) : L’effort, p.828-829
(5) Mémoires d’espoir, tome 1 : Le renouveau, p.700
(6) idem, p.701
(7) Mémoires d’espoir, L’effort, p.831
(8) idem
(9) Publié aux Editions Perrin en 2019
(10) Mémoires d’espoir, Le renouveau, p.704