Le compagnonnage, une chevalerie ouvrière

Connu sans toujours être bien compris, le compagnonnage ne se résume pas à l’apprentissage technique, au Tour de France et à son fameux Chef d’œuvre : depuis l’origine, il fait également vivre une conception particulière du travail et du rapport de l’homme à la matière. À l’opposé des discours politiques sur le travail et loin de la pensée marxiste, le compagnon poursuit une quête de liberté individuelle et irréductible.

Compagnon bourrelier, vers 1900

La question du travail ouvrier, dans le débat public, est souvent réduite à des questions purement économiques : pouvoir d’achat, privatisations et délocalisations, chômage et emploi… On ne s’interroge sur le sens de ce travail que de manière superficielle et ponctuelle, lorsqu’il s’agit par exemple d’évoquer les reconversions de salariés urbains du tertiaire dans une activité artisanale. Ces reconvertis retrouveraient ainsi du sens, le travail de la main devenant un contre-modèle à celui du travail de bureau.

Pourtant, le travail ouvrier n’échappe pas au malaise qui touche le travail dans son ensemble. Sur ce malaise particulier, Simone Weil écrivait déjà en 1943 : « Si on ressuscitait pour les jeunes le Tour de France d’autrefois ; si les ouvriers avaient fréquemment l’occasion de faire des stages à l’atelier de montage […], ou d’aller aider à former des apprentis ; avec en plus une protection efficace des salaires, le malheur de la condition prolétarienne disparaîtrait. » La philosophe ignorait sans doute que, deux années plus tôt, avec l’appui du régime de Vichy, le compagnonnage du Tour de France avait été restauré. L’écrasante influence des syndicats, les divisions internes et les rixes l’avaient considérablement affaibli, en nombre et en réputation. Et pourtant, quelques milliers de membres abandonnèrent leurs désaccords, sous la direction du Compagnon Jean Bernard, « en réaction contre l’empreinte du machinisme » selon les termes de ce dernier qui n’auraient pas déplu à Simone Weil. Ce même compagnon Bernard écrivait en 1941, dans le journal de l’association : « C’est par l’art, la beauté et l’harmonie des formes jaillies dans la lumière où le souffle de l’esprit que le Compagnon rendra, par participation et résonance, l’influence spirituelle à laquelle il aura été accordé. »

C’est toujours sous cette forme que le compagnonnage subsiste de nos jours. Plusieurs milliers d’hommes de métier sont toujours formé par le Tour de France, la vie en communauté, la réalisation du Chef d’œuvre et le système rituel initiatique. Car, loin d’être un ancêtre poussiéreux des mouvements ouvriers, ou même un embryon de syndicat, les compagnons s’inscrivent dans un mouvement qui semble résister à la modernité en général et au marxisme en particulier. Là encore, l’écho avec la pensée de Simone Weil est notable : « On ne détruira pas la condition prolétarienne avec des mesures juridiques, qu’il s’agisse de la nationalisation des industries-clefs, ou de la suppression de la propriété privée, ou de pouvoirs accordés aux syndicats pour la conclusion de conventions collectives, ou de délégués d’usines, ou du contrôle de l’embauche. Toutes les mesures qu’on propose, qu’elles aient l’étiquette révolutionnaire ou réformiste, sont purement juridiques, et ce n’est pas sur le plan juridique que se situent le malheur des ouvriers et le remède à ce malheur. […] S’ils font un violent effort pour s’en dégager, ils tombent dans des rêveries apocalyptiques, ou cherchent une compensation dans un impérialisme ouvrier qui n’est pas plus à encourager que l’impérialisme national. »

Se libérer par le métier : le vrai sens du travail

Le Départ d’un compagnon à Dijon au XVIe siècle, Bellet du Poisat, 1870

La différence fondamentale entre le compagnonnage et les mouvements ouvriers issus du marxisme vient de ce que le travail n’y est pas conçu de la même manière. Le compagnonnage envisage certes le travail comme une nécessité matérielle, mais surtout comme une forme de transcendance. On n’y parle d’ailleurs pas de travail, mais de métier, car un métier s’incarne, quand le travail n’est au fond qu’une tâche rémunérée, fondamentalement interchangeable et purement indispensable à la survie de celui qui l’accomplit. Ces postulats de départ opposent ainsi travail subi et métier librement choisi. Cette notion de métier, parce qu’elle prend en compte la personnalité de l’ouvrier, admet par ailleurs qu’une activité puisse épanouir certains et sembler vide de sens à d’autres.

Le métier s’incarne : à travers lui, l’ouvrier accroît sa maîtrise du sujet jusqu’à une certaine perfection. Il exige de se rapporter à une matière qu’il incombe de connaître et d’apprivoiser, afin de maîtriser son ouvrage du début à la fin. À l’inverse, la simple tâche assignée par le travail, fragment d’un tout éclaté, ne transforme pas la matière : elle n’est qu’un emploi. En effet, les émanations modernes du marxisme pensent le travail comme le centre des échanges économiques, comme la location d’une force, c’est à dire un temps et une énergie dépensés pour augmenter quantitativement la valeur d’un objet fini ou d’un service. Le travail est pensé comme une quantité : l’ouvrier estime alors naturellement qu’on tire sa liberté hors du travail – dans tout ce qui permet de se libérer du travail, c’est-à-dire de travailler le moins possible.

Il s’agit là d’une totalisation des situations, le travail étant entièrement aliénant et le loisir entièrement libérateur. C’est pourquoi le travailleur acquis au marxisme, du moins dans sa version édulcorée, considère comme un progrès les moyens mis en œuvre pour contenir le temps du travail dans des horaires précis, permettant de quantifier ce temps comme on quantifie le prix d’un objet. Ces temps arrachés par la lutte syndicale au patronat ont pour but d’être remplacés par des moments de jouissance et de progression intellectuelle.

Ironiquement, cet agencement temporel sert bien souvent le capital, qui sait réinvestir le temps ainsi libéré, grâce à ses industries de tourisme et du divertissement. Le temps de loisir des uns fait ainsi le travail aliénant des autres. L’idée même de loisir est ainsi conditionnée par le rythme du travail, cette cadence machinale qui renforce notre soumission aux machines-outils. Si, comme le dénonçait Simone Weil, les ouvriers sont trop plongés dans leur malheur pour en trouver la solution, le temps qui leur est alloué n’est pas arraché à ce malheur : il leur donne simplement du temps vide à combler par des activités de consommation – qui garantissent la continuité du travail. Le loisir n’est alors qu’une illusion de liberté.

Dans la pensée compagnonnique, la liberté est au contraire intérieure. Organique, quasi ésotérique, elle propose au compagnon de se libérer dans son métier, par son métier, par la maîtrise et l’incarnation d’une matière. La liberté des compagnons trouve sa source dans une pensée bien plus ancienne, que l’on retrouve déjà dans le Manuel, où Arrien fait dire à Épictète : « Si l’essence du véritable bien consiste dans les choses qui dépendent de nous, ni l’envie, ni l’émulation, ni la jalousie n’auront plus de lieu, et toi-même, tu ne voudras être ni général, ni sénateur, ni consul, mais libre ; or, une seule voie y mène : le mépris des choses qui ne dépendent point de nous. ». De la même manière, pour le compagnon, le travail n’est pas focalisé sur l’objet fini, l’ambition personnelle ou l’accumulation de richesses, mais sur l’amélioration constante des capacités de l’ouvrier.

Elite ouvrière, volonté de puissance et dépassement de soi

La Grève, Robert Koehler, 1886

Pour l’ouvrier, il s’agit de surmonter la difficulté en accroissant sa puissance. Plus ses capacités augmentent, plus il se trouve libre. Ne lui appartient en propre que ce qu’il est capable de faire, et non le fruit de son travail. L’artisan qui suit ce principe est alors un homme pleinement libre, sur qui même le temps n’a plus d’emprise. Il ne s’agit donc pas de confronter l’ouvrier à la misère de sa condition, déterminée par l’aliénation collective et souvent nourrie par le ressentiment, comme tendent à le faire les pensées issues du marxisme. Celles-ci ne luttent qu’à moitié contre le travail aliénant, puisqu’elles ne contestent pas la division des tâches et l’industrialisation machiniste. Leurs revendications se bornent à réclamer que cette aliénation soit mieux compensée, notamment par le salaire. Face aux délocalisations, les syndicats luttent pour préserver des emplois qu’ils jugent eux-mêmes aliénants, au motif qu’il vaut mieux un travail aliénant que pas de travail. C’est cette valorisation d’une condition en soi, et de la culture qui lui est attachée, que le compagnonnage rejette, lui opposant le dépassement de soi.

Ainsi, le compagnonnage ne cherche pas à fédérer les frustrations, mais à bâtir une société de travailleurs d’élite, qui forme non seulement aux techniques du métier mais aussi à la vie en communauté et au perpétuel dépassement de soi. Il délivre ainsi un enseignement personnel qui force à l’introspection. On s’y dépasse pour se libérer. Il correspond à ce que Georges Bernanos appelait « l’idée morale, et même surnaturelle, de la vocation » à laquelle « s’oppose peu à peu celle d’une simple disposition physique et mentale, facilement contrôlable par les Techniciens ». Là où le marxisme se focalise sur la valeur matérielle de l’objet fini, l’esprit compagnonnique tend à estimer que la maîtrise des techniques rend l’ouvrier plus riche que celui dont la seule puissance est d’acheter.

On comprend alors que le compagnonnage soit attaché à l’idée de transmission, autour de laquelle ses structures sont organisées. Là encore à rebours du marxisme, qui croit en un temps mu par un progrès libérateur qu’il s’agit de hâter, les compagnons agissent sur un plan transcendant où l’esprit doit éclore malgré le temps. C’est sans doute pour cette raison que ce courant a survécu à de nombreuses autres structures ouvrières, qui parfois même en étaient issues, comme les corporations de métier ou les premiers syndicats. Celles-ci ont d’ailleurs sans doute pâti de leur sécularisation et de leur refus de toute mystique, quand les compagnons mettent un point d’honneur à s’exclure du champ politique – et a fortiori médiatique.

La liberté de chacun plutôt que l’égalité de tous

L’Ébéniste, William Smith, 1899

L’opposition entre compagnonnage et marxisme se lit jusque dans les symboles dont chacune de ces organisations s’est dotée. Ceux-ci ont en commun de figurer un croisement d’outils : la faucille et le marteau d’un côté, le compas et l’équerre de l’autre. Si le premier matérialise l’union des travailleurs de tous bords, égaux et indistincts, face à l’oppression, le second représente au contraire la complémentarité des différences, dans un équilibre fragile : le masculin et le féminin, le ciel et la terre, le temps et l’espace, l’esprit et la matière… Le compas symbolise l’emprise de l’Homme sur la matière, la souplesse de la conception et la subjectivité créatrice, c’est-à-dire la somme des expériences, des goûts et des inclinations personnelles. L’équerre représente la rigueur des principes moraux et des lois de la physique.

L’importance de la complémentarité dans le compagnonnage s’illustre à travers une autre référence majeure : celle de la Tour de Babel. Avertissement contre l’hybris de l’homme et sa tentation de l’excès, elle vient rappeler que l’agglomération de travailleurs indifférenciés, réunis par un projet démesuré, ne peut que les mener à leur perte. La spécialisation des artisans les conduit à l’inverse à rechercher le travail bien fait, comme une réponse à l’appel de la vocation. Le chaudronnier, dont les mains sont cuites, raisonne en géomètre et connaît les degrés de fusion, les angles de solidité… : il maîtrise chaque étape de la fabrication de son objet. La division du travail moderne apparaît alors comme une absence de sens, à la fois pour l’ouvrier qui l’accomplit et pour le produit qu’il réalise. Le compagnon lui oppose une radicale indépendance intérieure.

Cette indépendance porte en elle le refus de la conception moderne du travail, que le marxisme lui-même ne remet pas fondamentalement en cause. Marx pouvait ainsi opposer à l’autosuffisance alimentaire des paysans indépendants, perçue comme une forme d’isolement incompatible avec la formation d’un corps social uni, les méthodes de division du travail. La question de l’appropriation collective des moyens de production, mue par un idéal d’égalité, a ainsi longtemps occulté celle de l’émancipation individuelle et introspective, qui répond à un idéal de liberté.

Il n’y a pas là de remise en cause de la collectivité de la part du compagnonnage : les rapports entre les ouvriers, dans la communauté telle qu’elle est encore vécue aujourd’hui, s’agencent selon le principe d’une association libre et fondée sur l’indépendance d’esprit de ses membres. Plutôt qu’un conglomérat de manœuvres, une fraternité artisanale – ou, selon les termes de Jean Bernard, une chevalerie ouvrière. En marge d’une société bourgeoise prétendant fonder sa vertu sur le travail, les compagnons forment ainsi une quasi-noblesse.

« Nous ne sommes rien, soyons tout ! » proclame le marxisme. La devise des compagnons fait sien un principe presque opposé : « Ni se servir, ni s’asservir, mais servir ». Derrière une intention sans doute partagée d’émanciper les ouvriers s’opposent alors deux motivations bien différentes. C’est la liberté qui meut le compagnon. Libéré des mécanismes aliénants du travail moderne, il ne voit pas dans sa condition une exploitation, mais un service rendu à la beauté. Il la sème ainsi tout au long de son itinérance, comme les chevaliers la justice en leur temps, non pas pour gagner sa vie, mais parce que tel est son devoir.

Victor Lantenoy

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