Aux éditions Allia vient de paraître La Crise du monde moderne de René Guénon. D’abord paru en 1927, ce livre-phare du métaphysicien français demeure d’une actualité brûlante, à l’heure où notre modernité commence à se défaire sous le poids de ses contradictions intellectuelles et sociales. En s’opposant à la « défense de l’Occident » autrefois prônée par Henri Massis en réaction à ce que l’on devait plus tard appeler le « choc des civilisations », Guénon ouvrit une autre voie critique, concordataire et spirituelle à la fois : celle d’une « réforme de l’Occident » devant remédier au « choc des incultures », issues d’une modernité dangereusement émancipée des principes métaphysiques communs aux diverses traditions sacrées de l’humanité.
En cette année 2022, l’œuvre de René Guénon entre dans le domaine public. C’est à cette occasion que, après être passé de la collection « Tradition » au format poche chez Gallimard, les belles éditions Allia choisissent de redonner à La Crise du monde moderne un élégant vêtement. Cette élégance sied assurément à l’auteur qui, avant que d’être métaphysicien, est reconnu par ses détracteurs autant que par ses disciples comme un écrivain de génie, qui se distingue par sa parfaite maîtrise de la langue française. Lire et relire Guénon c’est, en ce sens, apprendre à penser. René Guénon se distingua au sein du grand débat consacré aux rapports entre l’Orient et l’Occident, reconnu comme un motif « littéraire » par Brasillach, observateur privilégié de la société d’entre-deux-guerres. Aussi Guénon, que Raymond Queneau a lu assidûment, fut-il comparé par ce grand nom du surréalisme au romancier Marcel Proust, pour une raison évidente de style : en 1927, l’écrivain René Guénon est déjà devenu un « pur langage » ; par cette « résorption de la personne individuelle dans le langage », explique Emmanuel Berl en 1953, l’ermite de Duqqi a gagné cette immortalité littéraire à laquelle aspirait Proust. Ainsi, par son style autant que par son contenu, jusqu’à l’emploi délibéré du « nous » de majesté caractéristique de ses écrits, René Guénon élève, par les codes typiques du français, la littérature à l’impersonnalité des mythes. Cette immortalité littéraire commença par des succès de librairie : à l’époque de parution de la Crise du monde moderne,André Thirion nous apprend que le livre était connu sans même être lu. Toutefois, si cet essai part comme des petits pains, il faut dire que, au-delà de la scène éphémère du monde, il est, à l’instar des « petits pains » du ciel présents sur les autels, un soin de l’âme pour celui qui le lit. Il ne la soigne pas comme la médecine peut soigner le corps, en lui faisant oublier ses symptômes de douleur : comme l’examen de conscience religieux qui précède le goût du pain transsubstantié, il purifie l’âme moderne en lui montrant ses maux.
L’individualisme
Dans La Crise du monde moderne, Guénon explique que l’intellectualité et la société occidentales sont corrompues par des déviances anormales, opposées à l’ordre traditionnel qui était celui du Moyen Âge occidental et de l’Orient dans son ensemble. D’une part, il explique que la crise intellectuelle de l’Occident moderne prend sa source dans « l’individualisme », qu’il définit comme « la négation de tout principe supérieur à l’individualité ». Cette attitude mentale caractérise la pensée moderne comme une erreur ou un système de pensée faux. En effet, l’individualisme consiste, au point de vue du connaître, à refuser de reconnaître l’existence d’une « faculté de connaissance supérieure à la raison individuelle », en même temps que, du point de vue de l’être, elle est un « refus d’admettre une autorité supérieure à l’individu ». Ce lien étroit entre la connaissance et l’autorité s’explique par le fait que Guénon entend la tradition dans son sens le plus purement étymologique, comme un dépôt qui, étant transmis (tradere en latin), n’est pas inventé, mais reçu, et qui, pour cette raison, ne provient originairement pas de l’être humain par innovation, mais du supra-humain par révélation. La tradition est donc sacrée par définition selon Guénon, qui la distingue bien pour cette raison de la simple coutume : nier le fondement sacré ou divin de la tradition, c’est nier ce qui en légitimait l’autorité.
Ainsi la première forme de cette négation, dans l’ordre du connaître, se caractérise par le « rationalisme », c’est-à-dire par la « négation de l’intuition intellectuelle » et conséquemment le fait de « mettre la raison au-dessus de tout ». Les Anciens en effet, de Platon à saint Thomas d’Aquin en passant par Plotin et saint Augustin, enseignaient l’existence, au-dessus de la raison humaine individuelle, d’une faculté de connaissance synthétique appartenant à l’esprit par laquelle sont intuitivement saisis les principes universels de l’être et du connaître. Par opposition, les Modernes ont cessé de reconnaître l’existence et l’efficience de l’intellect, pour le confondre à partir de Descartes avec la raison, jusqu’ici considérée comme faculté humaine et individuelle de connaissance discursive appartenant à l’âme dans son enquête des lois générales de la nature. Le mouvement amorcé par Descartes devait se confirmer avec Kant qui, renversant la hiérarchie, plaça l’intellect au-dessous de la raison sous la forme de l’entendement et déclara « inconnaissables » les objets traditionnels de la métaphysique intellectualiste d’antan, au premier rang desquels Dieu.
Rationalisme et libre-examen
Cette négation de l’intuition intellectuelle explique ainsi le passage des sciences traditionnelles aux sciences modernes : « La conception traditionnelle, écrit Guénon, rattache toutes les sciences aux principes comme autant d’applications particulières, et c’est ce rattachement que n’admet pas la conception moderne. Pour Aristote, la physique n’était que “seconde” par rapport à la métaphysique, c’est-à-dire qu’elle en était dépendante, qu’elle n’était au fond qu’une application, au domaine de la nature, des principes supérieurs à la nature et qui se reflètent dans ses lois ; et l’on peut en dire autant de la ”cosmologie“ du moyen âge. La conception moderne, au contraire, prétend rendre les sciences indépendantes, en niant tout ce qui les dépasse, ou tout au moins en le déclarant “inconnaissable” et en refusant d’en tenir compte, ce qui revient encore à le nier pratiquement. »
Ce qui s’est produit dans l’ordre des sciences devait donc se produire à l’égard de l’autorité religieuse, car la raison individuelle, ne reconnaissant plus de faculté supérieure la régissant, devait prétendre se substituer à l’expertise de l’Église en matière de foi, par la pratique protestante du « libre-examen ». « C’était donc, dans le domaine religieux, l’analogue de ce qu’allait être le “rationalisme” en philosophie ; c’était la porte ouverte à toutes les discussions, à toutes les divergences, à toutes les déviations ; et le résultat fut ce qu’il devait être : la dispersion en une multitude toujours croissante de sectes, dont chacune ne représente que l’opinion particulière de quelques individus. Comme il était, dans ces conditions, impossible de s’entendre sur la doctrine, celle-ci passa vite au second plan, et c’est le côté secondaire de la religion, nous voulons dire la morale, qui prit la première place : de là cette dégénérescence en “moralisme” qui est si sensible dans le Protestantisme actuel. »
Le matérialisme
La négation de l’intuition intellectuelle a selon Guénon des conséquences beaucoup plus tangibles et étendues que des ruptures dans le domaine théorique. Pratiquement, en effet, c’est la conception de la nature humaine et de sa place dans l’univers qui est engagée : si l’Homme n’est plus capable d’apercevoir intellectuellement et de communier spirituellement avec les réalités surnaturelles, il se met naturellement (et comment lui en vouloir ?) à borner sa vie et ses idéaux à tout ce qui ressortit au plan matériel de l’existence : « aussi s’efforcent-ils, par tous les moyens, d’acquérir ce qui peut leur procurer toutes les satisfactions matérielles, les seules qu’ils soient capables d’apprécier : il ne s’agit que de “gagner de l’argent” […], et plus on en a, plus on veut en avoir encore, parce qu’on se découvre sans cesse des besoins nouveaux ; et cette passion devient l’unique but de la vie. » Guénon analyse ainsi les nombreux aspects qui constituent le « matérialisme » constitutif de la civilisation moderne, et que Guénon définit à la fois, sous sa forme critiquable, comme « conception suivant laquelle il n’existe rien d’autre que la matière et ce qui en procède » et comme état d’esprit qui donne « la prépondérance aux choses de l’ordre matériel et aux préoccupations qui s’y rapportent ».
Dans la mesure où, comme dit saint Thomas d’Aquin, la quantité est la signature de la matière, seule compte partout la force du nombre dans le monde moderne. Ainsi s’explique d’abord le productivisme, par lequel l’industrie, au lieu d’être une « application de la science », comme il devrait l’être, se systématise et devient sa « raison d’être et [sa] justification ». Dans ce contexte, Guénon constate aussi « le rôle immense que jouent aujourd’hui […] industrie, commerce, finances », et considère, au point de vue international, que toute entente économique fondée sur les intérêts commerciaux, au contraire de l’entente spirituelle fondée sur les principes métaphysiques, ne peut être qu’éphémère et insuffisante. La raison en est que « la matière, nous l’avons déjà dit bien des fois, est essentiellement multiplicité et division, donc source de luttes et de conflits ; aussi, qu’il s’agisse des peuples ou des individus, le domaine économique n’est-il et ne peut-il être que celui des rivalités d’intérêts. » C’est pourquoi ni la Société des nations, ni même l’Organisation des Nations Unies n’auront empêché le déclenchement des nombreuses guerres modernes, définies elles aussi par la force du nombre, comme en témoignent les phénomènes de « nation armée », de « levée en masse » et de « mobilisation générale » (Guénon fut le contemporain des deux guerres mondiales). Dans l’ordre plus purement politique, la démocratie est aussi connexe du matérialisme et de son règne de la quantité, car c’est encore « l’opinion de la majorité qui est supposée faire la loi » : ainsi employons-nous le terme très physique et matériel de « masse » pour désigner la forme nouvelle que prend la collectivité à l’ère moderne. Enfin, dans l’ordre des valeurs populaires, Guénon pointe l’idéalisation anglo-saxonne du sport et de ses « athlètes », à la place des saints et des héros d’autrefois. En somme, quel que soit le domaine envisagé dans la civilisation moderne, « il n’y a plus aucune place pour l’intelligence ni pour tout ce qui est purement intérieur, car ce sont là des choses qui ne se voient ni ne se touchent, qui ne se comptent ni ne se pèsent ; il n’y a de place que pour l’action extérieure sous toutes ses formes », action qui « dégénère ainsi, par défaut de principe, en une agitation » insignifiante, vaine et stérile.
Réforme de l’Occident
La critique implacable du monde moderne par Guénon n’en est pas moins intransigeante à l’égard des différentes formes prises par les pensées traditionalistes de son temps. En effet, la survie du monde occidental dans sa phase moderne dépend de la qualité des solutions que l’on se propose d’y apporter, ce qui implique une haute exigence du côté de la pensée antimoderne. Ainsi Guénon s’oppose aux diverses formes de traditionalisme réactif pour y opposer un traditionalisme affirmatif ou réformateur, qui désamorce toute attitude réactionnaire infructueuse.
Ainsi contre un certain traditionalisme religieux, Guénon s’oppose à la plupart des entreprises apologétiques. « L’attitude “apologétique”, écrit-il, est, en elle-même, une attitude extrêmement faible, parce qu’elle est purement “défensive”, au sens juridique de ce mot ; ce n’est pas pour rien qu’elle est désignée par un terme dérivé d’ “apologie”, qui a pour signification propre le plaidoyer d’un avocat, et qui, dans une langue telle que l’anglais, a été jusqu’à prendre couramment l’acception d’ “excuse” ; l’importance prépondérante accordée à l’ “apologétique” est donc la marque incontestable d’un recul de l’esprit religieux. » Dans l’ordre politique, Guénon, qui préfère historiquement le système féodal au système national, s’attaque également au nationalisme de l’Action Française, dont le traditionalisme est mutilé par une idolâtrie de la nation, forme politique spécifiquement moderne, affirmée au XIXe siècle en conséquence de la Révolution Française : « la constitution des “nationalités” [est une] conséquence de la destruction du régime féodal, d’une part, et, d’autre part, de la rupture simultanée de l’unité supérieure de la “Chrétienté” du moyen âge ». Dans l’ordre culturel, enfin, Guénon résume toute son alternative en opposant à la « Défense de l’Occident » prônée par Henri Massis contre l’Orient en 1925, une « réforme de l’Occident » chargée de défendre l’Occident contre ses propres tendances modernes qui menacent de le détruire.
La « réforme de l’Occident » prônée par René Guénon consiste « à restaurer quelque chose de comparable à ce qui exista au Moyen Âge, avec les différences requises par la modification des circonstances », car « c’est dans le christianisme seul, disons plus précisément encore dans le catholicisme, que se trouvent, en Occident, les restes d’esprit traditionnel qui survivent encore ». Cependant, comme nous venons de le voir, cette restauration catholique que Guénon appelle de ses vœux en 1927 ne doit pas être réactif et exclusif des autres cultures et doctrines, mais au contraire confiant et viril dans son rapprochement et son ressourcement auprès des doctrines traditionnelles de l’Orient, dans la double perspective d’un grand front de piété et de spiritualité traditionnelles. « Un contact avec l’esprit traditionnel pleinement vivant est nécessaire pour réveiller ce qui est ainsi plongé dans une sorte de sommeil, pour restaurer la compréhension perdue ; et, redisons-le encore une fois, c’est en cela surtout que l’Occident aura besoin du secours de l’Orient s’il veut revenir à la conscience de sa propre tradition. »
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